Paris ou Ecrire d'autorité aux autorités et l'unité oubliée
koss-ultane
Paris ou Ecrire d’autorité aux autorités et l’unité oubliée
Mon grand-père n’a jamais caché qu’il était juif, et pour cause, il ne l’était pas.
Mon grand-père n’a jamais caché de juifs, et pour cause, il n’en connaissait pas.
Mon grand-père n’a jamais caché qu’il ne les détestait pas et dans une famille qui passait son temps à écrire aux autorités, croyez-moi, il en fallait, et pas qu’aux heures sombres.
J’ai longtemps cru être issu d’une famille antisémite et, par rébellion corsetée dans sa réaction plutôt que dans une action émancipatrice, je ciblai exprès toutes les Sarah et les Rachel de la terre. Mais pâte à tarte ! Tout s’éboula lorsqu’un jour, au détour d’une conversation anodine à propos de pesticides reconvertis en vapeur de douche, ma grand-mère en vint à me révéler que nous n’étions ni racistes ni xénophobes dans la famille. Nous n’aimions pas les nuisibles et dénoncions tous et chacun, nuance. Par exemple, nous ne détestions pas les juifs parce qu’ils étaient juifs mais parce qu’ils étaient. Cela m’ouvrit tous les champs des possibles voire des probables dans lesquels j’ai toujours été plus fort, vous comprendrez par la suite si vous réussissez à traverser la galerie de portraits sans tacher. Ainsi, découvris-je sur le tard, comment aurait-il pu en être autrement ?, que les séances d’écriture dominicales et collégiales, durant lesquelles je collais de ma petite langue innocente les timbres et avais appris à écrire, un peu, et l’orthographe, beaucoup, n’étaient que des déversoirs habiles. Tonton René, qui habitait au-dessus, descendait avec son cahier de notes, un bloc de papier ordinaire et lançait des idées et rédigeait de sa jolie calligraphie missives sur missives à tous les personnages importants du fonctionnement de la République. Ce qui m’a longtemps laissé croire que notre famille occupait un poste sensible, et avec, et qu’à chaque fois que les hommes ou femmes publics saluaient les “bons entendeurs, salut” via les médias, c’était à nous qu’ils s’adressaient en code. Nous, si à l’écoute les uns des autres et du pouls de la ville, de la rue, de notre immeuble, qu’un certain monsieur Rosenstein nous avait donné au début des années quarante, certainement épaté par tant d’altruisme et d’implication dans la vie sociale, étions forcément des citoyens modèles au-dessus de tous soupçons. Cet oncle René, qui faisait si souvent référence à son procès au sortir de la guerre, m’était foncièrement sympathique parce qu’il me prenait systématiquement sur ses genoux, laissait mon anus tranquille malgré son catholicisme exacerbé, et ne sentait pas mauvais de la bouche comme Tante Marthe. J’ai tenacement cru qu’un type qui ne faisait confiance à rien ni personne, comme il aimait à le répéter, au point de rajouter un point de cyanoacrylate de méthyle, cyanolite, au dos de ses timbres humides, ne pouvait pas être une mauvaise personne. Ben si. Pensez, pour un mioche de quatre ans, un oncle qui finalise votre travaille de lécheur d’affranchissement postal en sortant un gros tube sur lequel est inscrit “Krazy Glue” en énormes lettres bleues sur fond jaune ne peut être que le partenaire idéal même pour des jeux qui vous dépassent. Lorsqu’à douze ans je me suis demandé comment de petits fonctionnaires mariés à des femmes aux foyers pouvaient posséder cinq immeubles dont quatre dans les seizième, septième et huitième arrondissements de la Capitale, on me répondit que c’était le maréchal qui nous en avait fait cadeau parce que nous étions “de bons Français”. Implacable logique pour des gens qui se donnaient du mal sur leur temps de repos hebdomadaire. Et monsieur Rosenstein ?! demandai-je aussi interpellé que les dénoncés de nos correspondances. C’est pas lui qui nous l’a donné ? Si, me répondit-on, mais il n’a fait qu’obéir au maréchal et il est parti en Allemagne parce qu’il se savait ne pas être à la hauteur de la parfaite incarnation citoyenne que nous étions. Je me disais aussi que “Rosenstein” cela sonnait bizarre, surtout dans un immeuble de la rue Goethe. A cause de cela, j’ai longuement cru qu’un maréchal ne pouvait être que des logis et de leur attribution. Maintenant que je suis grand, et en âge de comprendre, hélas, mes différentes commotions ne m’ayant pas emporté comme je l’aurais voulu, on me mettait clairement au pied du mur. Certes, je n’étais pas cas unique dans la famille, le cousin Bertrand, lui non plus, n’écrivait pas pour redresser les torts et désigner les tordus à une police surchargée de travail. D’ailleurs, ce fut à l’occasion d’un de ces repas dominicaux précédents toujours une de ces fameuses séances d’écriture de sauvegarde du bien public que cela débaroula sur le tapis. On fit remarquer au cousin Bertrand qu’il n’écrivait jamais aux commissaires ou à d’autres corps de métiers aux leviers tout aussi puissants et nécessaires. Ce à quoi il répondit qu’il avait eu assez de relation avec les forces de l’ordre ces dernières années, laissant bien volontiers la place aux jeunes. Ce qui aiguilla la conversation sur mon cas. J’appris plus tard qu’il avait été arrêté par la maréchaussée de sa commune parce qu’il urinait au pied d’un arbre qui avait la fâcheuse habitude d’être planté au centre de la grand-place de son gros bourg. Cinq fois. Ce à quoi le juge lui fit remarquer que des traces d’urine avaient été relevées sur le tronc profané jusqu’à quarante centimètres au-dessus de son galurin. Il rétorqua que lorsque l’on aimait on ne comptait pas et que les jolies lettres qui habillaient la façade la plus ancienne de l’endroit l’avaient toujours inspirées. Il est vrai que, pour un homme mûr, une jolie écriture, fut-elle publique, impersonnelle et en gros caractères, des mots “Ecole de jeune filles” peut parfois émouvoir jusqu’à l’oubli les plus fragiles d’entre nous. Il fut entendu qu’il était irrécupérable et honte de la famille. Cet emploi convoité désormais occupé pour de longues années, des reins fonctionnant étant toujours une garantie de vie longue et heureuse, surtout si l’on est célibataire comme le cousin Bertrand, la horde se rabattit sur moi et ma date de péremption atteinte en matière de sevrage. Ma carrière de redresseur de torts devrait commencer incessamment sous peu. Je leur promis de leur faire lecture de ma lettre inaugurale en la matière à l’occasion de la grande réunion de famille, en réalité les mêmes participants mais en décor sylvestre, dans la propriété de campagne de l’oncle Louis qu’un monsieur Durambier, Moshe Durambier, lui avait donné sans jamais plu lui redemander les clefs. Il y a des gens parfois qui sont si peu soigneux de leurs affaires que l’on finit par se demander. Il y a des années, je m’étais inquiété de savoir pourquoi on ne devait rien dire à personne du bien que l’on faisait à la société en taisant nos activités du dimanche après-midi et d’avant vêpres. On me renseigna qu’il était très vilain de se mettre en avant et de tirer la couverture à soi et que c’était pour toutes ces bonnes raisons que l’on ne signait aucun de nos envois. Ayant bien l’intention de ne décevoir personne, mon credo serait d’absolument me fondre dans le moule familial et de ne surtout rien quémander pour moi. J’adressai donc un courrier en bonne et due forme au directeur du Bureau International des Poids et Mesures établi dans le pavillon de Breteuil, niché dans le parc de Saint-Cloud, basé en la commune de Sèvres, où, tel le cousin Bertrand, il jouit devant tous d’une extraterritorialité. C’est bien la peine d’être aussi ardu et multiple dans sa localisation pour finalement ne pas être véritablement là. Bref, voici ma supplique :
Monsieur le directeur,
Ayant visité votre musée, au demeurant fort instructif sur les étalons et unités de nos comptes et calculs quotidiens, il m’est apparu une carence remarquable que je m’en vais ici effacer. En effet, dans un monde qui a prit toute la mesure de sa vastitude et de sa précarité et où tout est plus ajusté que jamais aux dimensions exactes car coûteuses parce que taxées et surtaxées, je viens ici mettre en lumière une unité de mesure pluriséculaire et malencontreusement omise en votre palais de la juste proportion en toute circonstance. Car enfin, la justesse n’est-elle pas la forme la plus inébranlable de la justice en notre société ou le tout conteste le tout, partout et tout le temps ? Cette unité est à l’échelle humaine, ô combien, entre cet infiniment grand qui nous dépasse et cet infiniment petit qui nous intrigue, les deux nous inquiétant. Parce que sans cesse on nous dit que de cette énormité peut venir un autre gravillon de l’épouvante et nous éradiquer aussi proprement que les dinosaures avant nous et pourtant c’est ce satané monde des infimes qui nous assassine jour après jour, les uns après les autres. Pour preuve, ce fut en contemplant une éclipse que ma cousine Berthe attrapa cette fluxion de poitrine qui l’emporta. Voyez, je n’invente rien. Ainsi donc, c’est à cette sacro-sainte échelle humaine que j’en reviens et à ses précisions indispensables à une vie bien rangée. Votre exposition est imparfaite, monsieur, et cela me heurte, me blesse au point de voler à votre secours avant que l’on ne vous en fasse l’humiliante remarque publique. Coincée entre le millimètre et son dixième, s’est nichée, précise et délicate, une unité courante et populaire dans presque tous les milieux. Cet étalon oublié des dorures de la République et des globes sur satin de vos salles d’exposition, monsieur le directeur, c’est “le poil deuk”. Souvent conjugué aux plus belles réussites en matière de sport, de diplomatie intestine ou internationale, de rangement domestique ou d’arrangement in extremis, le “poil deuk” est cette unité de mesure qui se suffit à elle-même et laisse, de fait, les pieds à coulisse en coulisses et les métreurs chez leur femme. Monsieur, comprenez que ce n’est pas seulement au frère du ministre de l’Intérieur que je m’adresse afin de réparer cette injustice, oserai-je dire cette “injustesse”, laissons un néologisme être l’étai d’une nouvelle logique, permettez-moi donc de vous envoyer par la présente une gamme de spécimens de cette échelle de l’ombre représentative du bon goût français en matière de précision.
Veuillez agréer, monsieur le directeur du Bureau International des Poids et Mesures, mes salutations respectueuses et distinguées à vous et aux vôtres. Ci-joint, comme mentionné ci-dessus, un nuancier non exhaustif, comme se pourrait-il ?, de ce qui se fait de plus ordinaire en ce domaine.
Et je signai de mon nom, “François Martin”, dans un moment d’aberration euphorique civique bien excusable, après tout c’était là la première dénonciation de ce qui me parut une intolérable faille en notre système de valeurs. J’avais troussé un modeste colis moquetté d’un petit coussin joli de velours pourpre profond et constellé de minuscules sachets translucides chacun habité d’un représentant de l’unité oubliée. J’avais cueilli et quêté, sans jamais racketté, et glissé un exemplaire pileux de chacun des membres de ma famille avec noms, prénoms, âge, adresses, professions, situation de famille, passé militaire, casier judiciaire, relevés bancaires, patrimoine en inventaire et opinion politique. Il y avait même en poil d’orgue, une ultime pilosité ramassée dans les vestiaires homme de la piscine que je sous-titrai : “poil du poilu inconnu”. En effet, un post-scriptum s’imposait.
P.S. : Monsieur le directeur, je comprendrai tout à fait votre réticence à exposer une unité qui se veut universelle, car elle l’est de fait, vous en conviendrez, sous une forme nominative, franco-française de surcroît, toujours irritante pour les étrangers. Ainsi, ai-je pensé qu’un poil anonyme, ce cil du bas, perdu en lisière d’effort, serait l’alternative idéale afin de préserver l’universalité qui sied à toute invention de portée mondiale. Concernant cet ultime spécimen, veuillez pardonner la toujours désagréable et tenace odeur de chlore, d’avance, merci. Salutations renouvelées à votre frère et famille.
P.S. bis : Dois-je, selon vous, faire breveter mes anales pilosités de peur de me les faire piquer ? Merci de me répondre dans les délais les plus brefs, l’angoisse m’étreint.
De cette même façon, devant toute la tablée familiale, à la fin d’un repas pantagruélique assaisonné de quant à soi et de bien pensant, fis-je ma dévastatrice lecture. On ne me laissa pas même lire la réponse du Bureau International des Poids et Mesures et l’on voulu me punir mais on n’y parvint pas. Je me bannis dans l’instant de cette famille immonde et m’engageai dans la légion, étrangère qui plus est, sous le double pseudonyme d’Israël-Boubacar Feuge-Diop, et passai les premières années de ma vie d’adulte à servir la France et tous ses habitants sans distinction, et a éradiquer de véritables nuisibles, enfin je l’espère. J’en ressortis enrichi de quelques amitiés viriles, fier d’une flopée de missions utiles, et nanti d’une nouvelle famille, le torse bombé et sans distinction non plus. Je suis aujourd’hui le plus heureux des hommes, inoffensif jardinier anonyme sans grade du parc de Saint-Cloud, et, à distance de noyau jeté de ma cabane outillée, entre feuilles amassées et bulbes terrés, j’ai toujours une petite pensée pour l’internationale maison des unités gardées, confetto de mondialité en France tombé qui permit de me sauver de cet enfer d’hérédité.