Paris ou Poudre aux yeux et le treizième voisin
koss-ultane
Paris ou Poudre aux yeux et le treizième voisin
Issifou était français. Enfin. Depuis vingt-cinq ans qu'il travaillait à la mairie du douzième arrondissement, il était temps. Il allait pouvoir travailler au vu et au su de tous comme il le faisait depuis toujours. Mais l'esprit tranquille. Cette journée s'annonçait la première sans crainte de l'uniforme depuis si longtemps qu'il pensait avoir encore de l'appréhension à apercevoir les flics débouler à “L'Uhlan en tank”, le bistre en face du dépôt des outils de jardin et autres matériels ultra… compliqués à définir. Il était chargé aujourd'hui, avec Riton “la belote” et Mimiche “bras d'enfant”, de refaire les marquages au sol, refaits le mois dernier, maintenant que l'on avait changé, pour la cinquième fois, le sens de circulation dans cette partie de l'arrondissement pour tenter de se défaire de ce flot de véhicules qui semblait être attiré par les grandes artères plutôt que par les petites rues malgré tous les efforts déployés par les ingénieux ingénieurs urbanistes payés un fric fou à tout tenter avant de revenir aux solutions qui ne paraissaient pas en être à les écouter au début de leur prise de marché. Riton et Mimiche était content de ce qui arrivait à Issifou. “Depuis le temps qu'il payait ses impôts, lui” comme ils disaient. Les noirs c'était pas bien mais lui l'était. Depuis le temps. Ses cheveux avaient blanchi, cela prouvait ses efforts d'intégration. Et puis il souffrait de la chaleur, c'était bien un signe d'européanisation, ça non ? Alors ! On lui promit l'apéro obligatoire pour toute bonne nouvelle nouvelle. A trois, ils allaient “te torcher ça en quatre mouvements à trois temps comme disait l'adagio populiste”. Mais ils allaient bien entendu étirer cela sur une heure trois-quarts. “On était pas des bœufs sinon on aurait du persil dans les narines” pouffa Riton. Mimiche, dans un moment d'égarement, alluma le brûleur, afin de décoller les anciennes bandes blanches, avant de recouvrer tout son lucide et de le passer à Issifou et le regarder bosser comme d'habitude.
Madame Bouju sortait de sa loge reconvertie en logement pour pauvres et nécessiteux prisonniers d'un passé trop désargenté pour fuir l'éradication de leur espèce. Elle avait été successivement au cours de sa pourtant linéaire et casanière carrière : concierge, gardienne puis locataire à titre gracieux en regard des services rendus à moindre coût et tolérée jusqu'à ce que mort s'en suive dans son ex-loge devenue trou à rat. Elle sortait tous les jours comme du temps où son horloge biologique était indexée sur le flux et reflux des ordures de l'immeuble malicieusement parquées en containers. Aujourd'hui, petit plaisir hebdomadaire, le coiffeur. Du haut de son mètre quarante-huit et de son improbable et flamboyante tignasse rouquemoute pour une femme de quatre-vingt-deux ans, dont certains comptaient doubles parce qu'elle avait été bien malade, elle s'élançait deux rues plus loin vers “Pro plus évolution hair style coiffure style 3000” impeccablement tenu depuis un quart de siècle par Rachel-Leslie Fernandez-Benguigui. A peine assise, et les derniers “gorets couineurs”, aperçus la veille dans la lucarne magique, apprentis chanteurs, aspirant à une vie de startelette, évalués, soupesés par ces dames et jetés au panier ou repêchés pour la prochaine émission radioactive, madame Bouju s'enflammait pour le dernier “Maigret” diffusé et longtemps infusé. Elle faisait semblant de lire son magazine préféré sans lunettes mais pouvait uniquement déchiffrer les grosses lettres et restait perplexe devant le titre du prochain “Kojak contre les œufs durs”. Décidément Radio Télé Luxembourg osait toutes les audaces là “où beaucoup de chaînes du câble”, qu'elle n'avait pas, “n'apportaient rien de neuf” et se promettait de “résilier son abonnement et de rendre le morceau de câble qui entrait chez elle”. Depuis le temps qu'elle n'avait plus eu de vie de femme, personne ne semblait évaluer l'ampleur du sacrifice. Aucune ne releva, elle le replacerait.
Elle était bien décidée à être en première ligne cette fois-ci et ce serait à elle de raconter aux autres. Elle ne serait plus la troisième rousse du carrosse. Elle en avait plus qu'assez d'enchaîner les sourires convenus lorsque les autres langues de putes du quartier, “embigoudées” et phase séchage, ô combien !, s'extasiaient à pleins poumons devant tous les bidules et machins qu'elles avaient vu dans le “chaîne à tonne” du treizième arrondissement. Où elles n'avaient jamais foutu les prunelles autrement qu'en voiture de gendre ou par le biais de documentaires télévisuels. L'amère Bouju se renseigna donc sur le prochain nouvel an chinois et sur le lieux précis qu'il allait “sinistrer” d'une orientale fête. Elle avait raté la “guaipraille”, victime d'une confusion des genres, avait été à la remorque sur les faits divers et nouveautés de la foire du trône à cause d'une hospitalisation mal placée et carrément à la ramasse sur la visite des nouveaux entrepôts de Bercy grâce à une cicatrisation tout aussi mal située. Sur la mise à zéro du calendrier jaune, elle avait fermement l'intention d'être en pointe et de leur narrer tout et n'importe quoi pour leur en boucher un angle.
Le jour “J”, ou plutôt l'instant “Tang”, arrivé, le “sandviche dinde en mayo” ceint dans un papier de chocolat, calfeutré dans un pochon plastique puis séquestré dans un cabas à côté d'un plan de Paris et d'une petite bouteille qui fermait bien, remplie de bouillon de poule ras le bouchon, elle partit le bonnet en fourrure vissé ras le frontal. Après deux courtes séances de “pédibus gambis”, tortures à oignons, encadrant une chevauchée en bus version PC2 jusqu'à l'horreur architecturée absolue sur la mal nommée avenue de Choisy, elle s'arrima. Première ligne ! La seule qui convenait à son gabarit de miniature taillée dans une rotule de moucheron. Elle avait quasiment la barrière sécurité au niveau des follets du duvet de la mentonnière. Tellement en avance que les dites-barrières n'avaient pas encore été dispersées sur le terrain des futures réjouissances. La mimine gantée à cinq griffes arthrosées posée dessus comme si elle avait été la première à l'avoir vu soldée, elle suivit donc sa barrière, encadrée par deux employés municipaux qui l'implantèrent à peine interloqués d'être filés à petits pas par un troll moustachu, irlandais et entêté. Ils marchèrent à son rythme mais la firent bien pivoter trois ou quatre fois pour le plaisir d'éprouver la constance de l'air idiot de la moule sur sa grève.
Une heure plus vieille… cinq cent cinquante cinq mil cinq cent cinquante cinq pétards lui claquèrent à deux mètres des esgourdes. Un nuage âcre et dense de poudre lui piqua les yeux et le nez, puis la gorge, lui faisant cracher tout son trajet retour dans son cher douzième. “Acouphénique”, embuée et expectorante, l'a pas vu les dragons, l'a expulsé la dinde et le maillot, l'a raté les tenues satinées, les visages peints et les chapeaux rigolos. Ah ! Elle aurait à dire ! Plus la broderie qu'elle remettre par là-dessus ! Elle serait la reine de la prochaine assemblée des archives du douze.
Plus que quelques pas avant de regarder les exploits cérébraux en tempo prozaco-helvétique d'un fin limier tudesque houblonné à l'excès que son magnétoscope enregistrait automatiquement tous les après-midi depuis qu'un gentil voisin le lui avait réglé. Rendue dans sa rue, un dernier discret mollard copié-collé tel un camée sur la broderie initiale de son mouchoir, vannée, elle avait fermement l'intention de se mal conduire. Laissant perler le piéton délinquant qui sommeillait en elle sur le parchemin papyrus qui lui servait d'enveloppe corporelle, elle ourdissait son méfait. Un coup de cataracte à gauche, un coup de cataracte à droite, pas de voiture à l'horizon de ses deux mètres d'acuité visuelle floue, elle allait couper en biais en contournant cette grosse camionnette ronde et le tour serait joué. Tiens ! Il y avait des plots qui interdisaient la moitié de la rue derrière cette rotondité motorisée à la hauteur précise du passage piéton qu'elle allait snober en vieille habitué du quartier.
L'apéro n'attendrait pas, Mimiche avait réglé le curseur sur maximum. Lorsque Issifou, caché par le nez de la camionnette au regard étonné, ralluma le brûleur capricieux une flamme horizontale de cinquante centimètres en jaillit dans un feulement rauque. Le casque en poil de la vieille Bouju, posé sur un brushing plus laqué qu'un canard du treizième voisin, s'embrasa dans un bruit de poche de gaz qui rencontrait l'étincelle de sa vie. Elle eut le mauvais réflexe d'y porter les mains qu'elle s'y brûla. Mais plus grave, nappée de poudre noire asiatique non consumée, ses manches en poil de chameau, animal qui se révéla être terriblement inflammable, servirent de mèches à tout le manteau. La torche fit encore quelques pas imparfaits avant de s'étaler, sur une fraîche déjection canine qui l'était déjà, juste sous son unique fenêtre et son triste géranium prénommé Gérard.
La déglutition difficile, Mimiche “bras d'enfant” et Riton “la Belote” s'écartèrent instinctivement d'Issifou, noir assassin d'une coquette petite vieille qui, fait aggravant, n'était pas même lusitanienne. Une rareté venait d'être foulée au pied par un sauvage inadapté à la vie urbaine et la civilisation malgré cinquante années de vie illégale au milieu de braves gens. Ce fut en substance ce qu'ils racontèrent aux policiers venus ramasser la chipolata géante de laquelle n'émergeait plus qu'un sourire improbable et désordonné à base d'émail et de résine et un reste de sandwich “dinde mayo” à moitié mangé dans un cabas qui avait souffert et fut déclaré irrécupérable par “la Chourave”, prince gitan de la gare Nicolaï, baron de la rue de la brèche aux loups et autres lieux, c'est dire.
Longtemps on se souvint de sa mort à la con mais personne ne sut réellement dire qui elle était. Le nom sur une ex-loge délogé, elle ne resta plus que le pire souvenir d'un Béninois de fraîche date renvoyé dans son pays d'origine qu'il avait quitté un demi siècle plus tôt à l'âge de trois ans.
La gitane maïs éteinte au bec, la blague favorite des Mimiche et autre Riton du quartier était : “Tu viens t'en griller une, négro ?”
D'un coup de chaud, de tristesse, d'un éclair de lucidité ou d'une pluviométrie déficitaire, Gérard mourut dans la semaine. Triste géranium.