Paroles de salon

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Moi, je n'ai jamais rien demandé à personne.

L'exploitation héritée de mon père, je l'ai développée, j'y ai consacré ma vie, et jusque là j'ai toujours fait en sorte d'en tirer, bon an mal an, de quoi faire vivre ma femme et mon fils.

Ces derniers temps, les choses devenaient de plus en plus difficiles. Quatre-vingt-dix heures de travail par semaine, sans vacances ni RTT, il m'a fallu aller chercher de plus en plus loin une foi en mon travail que je ne parvenais plus, certains jours, à trouver.

Mon fils ne reprendra pas l'exploitation – trop de travail, pas assez de reconnaissance. Il est parti tenter sa chance au Canada. Ma femme m'a toujours secondé, mais elle n'a pas tenu le coup; elle est en dépression depuis janvier. J'ai dû embaucher un saisonnier pour réussir à assurer le quotidien.

Je suis endetté, nos prix baissent continuellement, parallèlement à nos subventions. Le harcèlement des créanciers et de l'administration est sans relâche.

Je sais que nous sommes tous dans le même bateau. Mais nous n'en parlons jamais entre nous. J'ai ma fierté.

Mais je crois que j'ai atteint un degré de découragement que je n'avais jamais connu.

En février, il y a eu cette invitation de la Conf. Le Salon de l'Agriculture, je n'y avais jamais mis les pieds, pas le temps, guère l'envie. Trop loin de nos réalités. Cela fait bien longtemps que je ne crois plus aux discours des syndicats quels qu'ils soient.

Mais je me suis laissé convaincre et j'ai accepté de laisser mon saisonnier l'espace de quelques heures, faisant promettre à Max que nous serions rentrés avant la traite du soir.

Nous sommes arrivés à la Porte de Versailles en fin de matinée. Il n'y avait pas grand-monde, jusqu'à ce que me parviennent, de loin, les rumeurs d'un mouvement de foule.

Il y a eu un brouhaha, des invectives, des journalistes, caméra ou micro au poing qui couraient en tous sens, et puis des cris ici et là : "C'est lui !"

Je ne savais pas qu'il devait venir ce matin-là. Cette information m'aurait à coup sûr découragé pour peu que l'aie connue à temps. Mais j'etais pris dans la marée humaine qui l'entourait, créant comme une vague sombre qui progressait dans les allées. Costumes foncés et lunettes noires, le service d'ordre essayait tant bien que mal de concilier son rôle de protection avec celui de permettre à celui qui se trouvait dans l'oeil du cyclone la démonstration du sens du "contact avec les Français" dont il était venu, entres autres, faire preuve.

C'est là que je l'ai vu; entouré – et dominé - par ses gardes du corps, il fendait la foule, le sourire crispé, distribuant des poignées de main automatiques, scandant sa progression de "Bonjour !", "Merci hein !" adressés à la foule anonyme comme autant de bénédictions royales au petit peuple venu l'acclamer.

Moi, je n'ai pas compris comment je me suis retrouvé à sa portée. Autour de moi, on se bousculait, on jouait des coudes pour l'approcher, le toucher, recueillir une fraction de seconde le contact de sa main. Je n'ai pas réussi à me reculer suffisamment; il a soudain été à ma portée et m'a tendu la main; il me suffisait de l'ignorer. Mais là, je n'ai pas réfléchi, ça m'a échappé : "Ah non, touche-moi pas ! Tu me salis !"

Puis il s'est éloigné, et j'ai pu respirer à nouveau. Je ne savais pas qu'il m'avait répondu.

Je ne me rappelais même pas cet épisode. C'est le soir, chez moi, en rentrant de la traite, que je les ai vus, Paul, Max et deux ou trois autres, devant un ordinateur qu'ils avaient apporté, posé sur la table de la cuisine, en train de s'esclaffer : "Ben dis donc Louis, toi t'as pas la langue dans ta poche !" ; je n'ai compris de quoi ils parlaient qu'en me voyant sur l'écran, perdu dans la foule, à peine un quart de seconde, mais il fallait bien admettre que ma voix avait porté. La réponse, elle aussi, était assez claire.

Dès le lendemain, je n'ai plus pu faire un pas dans le village sans que l'on m'apostrophe :

"Ben toi alors !" ; Max venait tous les soirs avec son ordinateur me montrer les vidéos qui circulaient en boucle sur Internet, les réactions des politiques, les déclarations d'une multitude de gens que je n'avais jamais vus et qui s'offusquaient de ma réaction, ou de la réponse que j'avais reçue.

Et puis sont arrivés des journalistes. Je ne sais pas comment ils ont pu faire pour m'identifier, mais ils l'ont fait. Ils ont tenté de me rencontrer. Au village, on leur avait dit où me trouver. Mais j'avais bien d'autres chats à fouetter. J'ai refusé toutes les interviews, et le calme est revenu. On a cessé d'en parler.

Mais ils n'ont pas été les seuls à me retrouver.

Dix jours après la clôture du Salon, j'ai reçu un avis de contrôle fiscal. Un contrôle URSSAF a suivi une semaine après ; je n'avais pas eu le temps de terminer les déclarations concernant mon saisonnier mais j'avais cru avoir obtenu un délai.

Je n'ai pas reçu d'accord de la banque pour le prêt de 100 000 euros qui m'était nécessaire pour mettre l'exploitation aux nouvelles normes environnementales européennes. Un courrier vient de m'apprendre que des contrôleurs envoyés par Bruxelles doivent venir saisir mes vaches – c'est la procédure en cas de non -respect de ces normes. Comment pourrais-je donc y faire face ?

Cette nuit, ma grange vient de brûler. Je suis certain de ne pas y avoir laissé quelque mégot que ce soit – je ne fume jamais ailleurs que dans la cuisine.

J'aurais pu être dix mètres plus loin dans la foule; j'aurais pu arriver dix minutes plus tard; j'aurais sans doute dû.

La corde est prête au grenier.

Pour ça non plus je n'aurai besoin de personne.

On trouvera cette lettre sur moi.

Je laisse à mes proches le choix de la communiquer à la presse ou à quelque responsable que ce soit.

La suite ne m'intéresse plus. Pour moi, l'histoire s'arrête là.

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