Partage des eaux

Christian Lemoine

Un fleuve n'est pas un fleuve. Il en jaillirait une autre source, il se répandrait glorieux dans un estuaire plus élargi, ou une embouchure aux divergences plus fantasques.

Le fleuve n'est pas un fleuve. Chacun en ses rives se targue d'être unique. Glissement lancinant du flot renouvelé, où l'œil ne perçoit pas les nuances des vagues des vases, ni les gradations des gravières, ou les irisations du fond de l'eau. Même et distinct de lui-même.

Ce fleuve n'est pas un autre fleuve. Le courant transversal, surpris depuis la berge, emporte les surfaces ; charriés sur ces peaux mouvantes des souvenirs de montagne, des aperçus d'alpage, des suggestions intrusives d'industries impérieuses. La tranchée liquide qui sillonne les villes soupçonne que les passants confondent dans une identique ignorance tous les amonts et les avals, alors qu'en lui-même le fleuve se sait différent. Un fleuve n'est pas un autre fleuve. Nul combat entre eux, jamais ils ne confronteront leurs flux. Nul accord des remous ; un fleuve ne marie pas un fleuve. Et coule sans préoccupation des bouches qui s'y abreuvent ou s'y noient.

Signaler ce texte