Partie à trois

Michael Ramalho

A mi chemin de la mort

A l'aube de mes quarante ans, je croyais avoir dépassé tous les clichés s'étant présentés sur ma route. D'abord, celui de l'adolescence. Loin de l'avoir vécue de façon fiévreuse et révoltée, j'avais traversé cette période en faisant le moins de bruit possible. Mon ogresse de sœur avait dévoré toute la peine de mes parents et en suivant ses traces, je les aurais achevés. Ensuite, celui des origines. Fils d'immigrés portugais, j'avais contrarié les plans me promettant un avenir tout tracé dans le plâtre et le ciment. Enfin, celui de la vie conjugale. En mettant en sommeil mon animalité, je m'étais efforcé de n'infliger aucun coup de canif au contrat matrimonial. Mes seules concessions avaient été le pavillon de banlieue, la procréation réussie de deux enfants et l'animal de compagnie inclus dans ce pack bonheur. Néanmoins, ce triptyque maléfique suffit à me plonger dans une anesthésie emplie de cauchemars vides et immobiles. Je fuyais la défaite en chassant les instants d'introspection. Il s'en fallu de peu, quelques années encore à ne rien éprouver et j'aurais affronté sans souffrir les évènements jalonnant le chemin de la vieillesse. Les enfants qui partiraient de la maison, la survenance de l'état de grand-père et la fin de vie aboutissant à une mort lente et solitaire.

Comme je me trompais. Contenus avec peine, les éclats fadasses de mon existence finirent par exploser. Le souffle les mua en charbons ardents qui ranimèrent mon âme rabougrie. Les angoisses enfouies remontèrent à la surface sous les traits d'un démon hideux. Soudain, le reflet du miroir m'offrait le spectacle d'un visage parcheminé, mettait en lumière la cendre sur une tignasse clairsemée et pointait un doigt moqueur sur une bedaine alourdie. Puis se défirent petit à petit, les liens tissés avec mon épouse. L'intimité avec ce corps que je connaissais par cœur ne suscitait plus chez moi, qu'une morne indifférence. Cette chair que j'avais caressé jusqu'à la modeler à la manière d'un artiste inspiré, m'apparaissait désormais comme une œuvre ratée, promise à l'abandon. Pour finir, il s'occupa de mettre en relief l'environnement favorable à la révolte. Entourer d'un halo noir, le quotidien insupportable empli de gazouillis d'oiseaux mêlés aux cris agaçants de ma progéniture.

Un soir de désœuvrement, je franchis le rubicond. Je m'évadai sur un site de rencontre. Après avoir chargé des photos en noir et blanc proposant une version éloignée de mon moi véritable, je succombai à la mode de la sélection carnassière réalisée avec le pouce. Je découvris des descriptions aux exigences irréalisables dévoilant une détresse émouvante dans la recherche du partenaire idéal. Pendant une semaine, je posai des jalons. A ma grande surprise, des femmes répondaient à mes sollicitations. J'étais mignon, beau, charmant...On me demandait comment j'allais, ce que je recherchais... La machiavélique digitalisation déformait le prisme de leur perception. Les cristaux glacés de la distance déposaient sur mes traits, une brillance irréelle. Je n‘étais pas dupe. En me rencontrant, ma petitesse leur aurait sauté aux yeux. Pourtant, tandis que je m'enfonçais sans vergogne dans les abîmes de la concupiscence, je m'en moquais. Diable, quelle est délicieuse la sensation de se sentir désiré ! J'opérais en toute discrétion en correspondant avec des inconnues dans les transports où dans le silence de ma maison plongée dans les ténèbres. Les visages défilaient. Blondes, brunes, rousses... Minces, rondes, athlétiques...J'avais envie de toutes. Je voulais déchirer leurs vêtements, les dévorer entièrement, les pénétrer avec douceur, ardemment, avec violence, décharger sur elles ou en elles, toute ma vigueur de mâle. Un soir, je tombai sur Angélica, une américaine originaire de République Dominicaine. En plus de sa plastique sublime, je fus intrigué par la localisation indiquée sous sa photo. Londres. Sa présentation affirmait pourtant qu'elle vivait dans le New Jersey...Je tentai une approche en espagnol. Un « Bonjour ma belle » peu élégant et ridicule, dictée par ma maudite assurance. Une poignée de secondes plus tard, elle me répondit sur le même ton par un « Coucou mon beau » qui me fit frissonner. Moi qui dans le réel peinait à adresser la parole à une femme, je la complimentai sans vergogne et lui demandai la raison de ce décalage entre ce qu'elle annonçait et ce qu'indiquait la géolocalisation. Elle se trouvait en vacances en Europe. Elle commençait par la capitale anglaise puis se rendrait à Paris dans les prochains jours. Mon ancien moi ressurgit un moment. Je m'intéressai à elle. Son travail, ses loisirs, ce qui la faisait vibrer. Elle demeurait évasive. Les voyages, le cinéma, la lecture. Elle ne voulait parler que de moi et surtout de ce que je voudrais lui faire. Le lendemain, elle ajouta une image d'elle en maillot de bain, minuscule tissu mauve laissant peu de place à l'imagination. Le démon me bouscula. J'attaquai avec un commentaire à la limite du graveleux nous mettant en scène au bord d'une piscine. Sans s'en offusquer, dans un échange alternant entre mes « je continue ? » et ses « vas-y ! », elle m'invitait à me montrer plus incisif. Mes mains se firent baladeuses, ma langue et mon sexe s'éveillèrent. A la fin, je fracassai son transat en lui faisant l'amour. Nous basculâmes vers une messagerie plus libre. Notre élan mutuel nous amena à exhiber chaque millimètre carré de notre corps. Ses courbes aux teintes caramélisées me rendaient fous. Elle adorait ma barbe qu'elle réclamait sans cesse entre ses cuisses. Elle disait vouloir sentir ma quemadura…que sa peau saigne sous les coups de mes poils drus. Paris s'alluma. Elle m'invitait à venir lui rendre visite à son hôtel. Avant de passer une nuit blanche à rêver sur ma façon de l'avaler, je lui envoyai le message suivant : «Repose-toi Angélica. Demain, tu ne verras rien de Paris. »

 Cette nuit, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je m'étais dit que ça lui ferait plaisir…Qu'en découvrant une photo de moi nue dans son portable, ça raviverait un peu la flamme… Qu'en me voyant sous un aspect différent de celui de mère ou d'épouse, ça le titillerait un peu. Conne que je suis ! Jamais je n'aurais imaginé vivre le cliché pathétique de la femme trompée. Lui enfilant le costume mal ajusté du vieux beau en quête d'une ultime palpitation du bas-ventre et moi empêtrée dans ma jeunesse fanée, démunie face aux assauts de la maîtresse diablement belle. Déjà ce coup inaugural m'avait fait vacillé...Mais comment avait-il osé lui parler de moi, de nous, de notre intimité... Je serais soi-disant, une goule revêche, toujours en train de le rabaisser. Nous aurions une vie sexuelle inexistante parce je me laissais aller… Conne que je suis ! Mon corps gâche sa libido... Espèce de connard ! Et le sien ? Pourquoi serait-ce toujours aux femmes de faire des efforts. Son gros ventre, sa peau flasque, sa calvitie…Pourquoi devrais-je être la seule à me sentir coupable ? Sa fin de carrière sur le marché de l'attraction le rend malheureux. Pauvre bébé. Il souffre tellement. Plaignons-le ! Qu'il y aille franchement ! Laissons-le hurler sur les enfants. Autorisons-le à me blesser tout son saoul. Qu'il aille la retrouver, puisqu'il en a le droit tacite. Qu'il aille lécher son corps des pieds à la tête. Qu'il lui fasse l'amour deux jours d'affilé. Tu parles ! Si c'est comme avec moi, même du temps de sa splendeur. Conne que je suis ! Comme j'aurais aimé avoir été plus belle pour ne pas avoir eu à me coltiner cet homme médiocre qui ne m'a jamais emmené très haut. Il est certain qu'en ayant été sublime j'aurais souffert aussi, mais au moins, j'aurais vécu.     

 

 

 

        

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