Pas toi

Barbara Vi

J'étais l'intruse. Celle qui ne devait pas exister. J'étais son obsession. Elle aurait vraiment aimé être cette femme qui magnifiait tant ce reflet qui ne lui appartenait pas. Elle savait que quand le seul homme qu'elle aimait la regardait il ne pouvait voir que cette usurpatrice. Mais comment lui faire comprendre qu'en cet instant je n'étais qu'une illusion ? Pouvais-je ne rien avoir que j'avais tout ce qu'elle n'avait pas. Elle me détestait quand elle me voyait dans les bras de son homme, les lèvres posées sur son cou, comme si ces baisers lui arrachaient son propre cœur, elle qui se sentait comme une cruche vide. Alors elle m'imitait de toute la force de son être, remarquait le moindre changement dans mes cheveux, dans la couleur de mes lèvres ou de mes yeux, dans quelconque bijou qui osait briller plus que les autres. Elle parvenait souvent à me surpasser mais un seul regard vers l'objet de son amour la faisait osciller comme un pantin sur ses échasses.

Mais par je ne sais quel habile sang-froid, elle tient toujours sur ses frêles jambes. Pourtant le pathétique pointe son nez. Par son agaçante obsession, serait-elle en train de me faire vivre ? Serais-je à ce point différente d'elle, plus belle, plus raffinée, plus mûre ? Et curieusement, quand je ris, elle pleurniche. Et quand je me renferme, elle sourit pleine de bonheur, croyant avoir gagné une bataille. Oui, mais une bataille seulement ! Car je reste celle qui couvre son amour de mille baisers plus tendres les uns que les autres. Et pour la première fois, je la vois plier, ses yeux pleins de larmes et de colère, de tristesse et de mépris. Elle me défie de son regard haineux, me promet le pire châtiment que je puisse subir, me jure que je finirai par céder ma place. Je la laisse dire, elle que j'ai connue solide et orgueilleuse, elle qui croyait pouvoir être indéfiniment le centre du monde, à l'abri sans son cocon amoureux, à l'écart de toute rivalité. Qu'elle ne me demande jamais pitié car elle a tellement éveillé en moi des désirs de vitalité et de jouissance que je ne pourrai désormais plus l'épargner. M'aurait-elle offert la liberté pour enfin me faire souffrir ? Si telle a été son erreur, je ne peux rien pour l'aider. Faudra t-il qu'elle regrette ses paroles et gestes malencontreux que je la pousserai aux remords les plus profonds.

Car je suis là, plus vivante que jamais, plus possessive que jamais. Parfois elle tente de me parler mais je ne vois qu'un vain effort pour retenir des cris de désespoir. Pourtant, bizarrement, je ne parviens pas à me moquer de cette pauvre fille qui dirige toujours ses pas dans la mauvaise direction. Non qu'elle me fasse de la peine tant elle est écœurante et ridicule, la compassion serait pour elle comme pour moi une esquisse de fin atroce. Qu'ai-je donc peur de déclencher ?

Elle tente de m'humilier en me traitant comme une idiote incapable de comprendre le sens des mots, des gestes, des regards mais elle sait au fond d'elle-même qu'elle m'a aidé à développer une intuition qu'aucune frontière ne peut retenir. Je lis entre les lignes et décèle le moindre soupçon de vérité. Elle ne parvient même plus à se dissimuler derrière son visage blafard et insipide. Je ne suis plus que sa seule ennemie. Celle qu'elle n'aurait jamais voulu voir surgir dans sa vie. Loin de l'anonymat des premiers jours, j'ai puisé ma force d'existence dans cette moitié de vie rongée par la jalousie de n'être pas entière à provoquer l'envie d'aimer. Elle n'arrive même plus à prononcer un mot sans que ce dernier ne sonne faux. Non pas qu'elle n'ait plus rien d'intéressant à dire mais tout ce dont elle voudrait parler ne trouve plus le chemin logique de la compréhension. Parvient-elle quand même à se faire entendre que dans la seconde qui suit tout semble n'être que du vent.

La folie guette désormais ses pas. Elle en devient odieuse et lâche. Refusant de regarder la réalité en face, elle ne reconnaît plus le vrai goût de ses relations. Des relations qu'elle tente de sublimer comme elle peut, leur donnant un sens qu'elle est la seule à apprécier, croyant voir des choses là où il n'y a absolument rien. Elle sourit mais qui veut bien lui répondre puisqu'elle est la seule à ressentir ces sentiments qui ne sont qu'illusoires ? Et là, je sais bien qu'elle me surveille du coin de son œil vicieux, essayant de comprendre ce que j'ai de plus qu'elle.

Un lien invisible mais défectueux nous retient. C'est la haine et la rancœur qui nous lient l'une à l'autre mais en même temps nous éloignent. Car si moi je réussis enfin à vivre sans elle, elle, de son côté, n'arrive pas à se détacher de moi. Je crois qu'elle ne veut pas me perdre de vue car avec moi, j'emporterais ce qu'elle a de plus précieux. A ses yeux, ne serais-je qu'une vulgaire voleuse ? Probable.

Jour et nuit, ses pensées sont fixées sur moi. Je ne peux pas l'ignorer. Son regard me harcèle. Elle vit dans un tel laisser-aller qu'elle pourrait m'entraîner dans ses négligences mais je résiste. Je suis désormais la plus forte. Elle le sait et son mépris n'en est que plus grand. Elle passe dorénavant tout son temps dans le seul but de tester ma résistance. Si elle savait à quel point je n'ai aucun effort à faire. Mais je crois que ce bras de fer mental commence singulièrement à m'amuser. Par ce fait, mon assurance grandit et d'un claquement de doigt, je pourrais la mettre à genoux. Mais je ne veux rien en faire car c'est elle la perverse incomprise et perdue.

Depuis quelque temps, je vois qu'il se passe des choses. Des gens vont et viennent auprès d'elle mais se refusent à s'attarder. Je reconnais ces visages anxieux, préoccupés qu'elle repousse. Alors ils partent et ne reviennent plus. Tous ont l'air de la fuir au plus vite. Elle est tellement désagréable ! Quand elle me regarde, je ne vois que de la jalousie, de l'envie mais jamais un brin d'amitié n'éclaire ses fades prunelles. Ce pourrait-il que ça l'égratigne, peut-être même la tue ? De toute façon à la voir ainsi se ronger les sangs, il ne peut rien en résulter de bon. L'arrogance l'a quittée, il ne reste que l'amertume. Tout est brouillé dans son esprit malade. Si elle avait pu encore penser normalement, elle aurait été incapable d'agir correctement. Mais face à sa faiblesse, je ne trouve rien de mieux que l'abandonner à une décrépitude certaine. Elle qui par le passé croyait pouvoir user de son charme à la moindre occasion s'est entièrement livrée à un désespoir tissé de ses propres mains. Elle aura certainement tout fait pour me culpabiliser mais c'était chose impossible dès le début et elle ne doit sa déchéance qu'à son esprit tordu et tourmenté.

La trêve est enfin sonnée. Je suis incapable de savoir s'il s'agit d'une nuit sans lune ou d'une journée sans soleil tant le climat qui règne autour de nous est oppressant. Je ne peux même pas détourner mon attention de cet être torturé assis en face de moi. Elle est là depuis plusieurs heures, sans bouger, les yeux rougis par les larmes qui ont à peine cessé de couler. Les sanglots ont cessé d'agiter son corps décharné. C'est la première fois que je la vois abattue par son désespoir. Je sais bien que je suis la cause de ses malheurs mais ce n'est pas ma main qui a frappé. Sa colère et sa haine sont devenues un malaise encore plus profond qui l'entraîne dans des abîmes bien plus sombres que les sentiments les plus noirs qu'elle aura ressenti jusqu'à ce jour. Je veux comprendre ce qui se passe à l'instant dans sa tête car tout cela ne me divertit pas. Je ne veux absolument pas la soutenir car je n'oublie pas qu'elle a essayé de m'étouffer pendant des années entières, se débattant afin d'oublier mon existence, reniant ce jour où je suis apparue devant elle. Elle accuse ma fierté, une certaine froideur, un charme désobéissant et tant d'autres choses, les années qui sont passées. Mais c'est à présent que je peux poser mes yeux sur elle sans avoir à les détourner car je n'ai rien à me reprocher et plus rien à prouver. C'est cette fillette capricieuse qui m'a presque tout offert sur un plateau quoique j'aie tout mérité. Et voilà le résultat. Je me dresse face à elle, pas une once de fatigue ne me traverse. Je ne connais plus ni chagrin, ni enfermement. A trop vouloir m'empoisonner, son venin a fini par s'infiltrer dans ses propres veines, lui ôtant le peu d'humanité qu'il lui restait.

C'est dans cet état de dégradation, peut-être même de disgrâce, qu'elle a été retrouvée dans sa salle de bains, à moitié nue, se parlant à elle-même, les yeux rivés sur son miroir.

Mais je suis toujours quelque part, dans un reflet ou un coin d'ombre et rien ne peut changer cela.

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