Passage

Ma vie navigue à vue depuis quelques temps déjà. Tous ses méandres commencent à tourner en boucle dans mon esprit embué de néo-trentenaire bridé. Je m’ennuie, et cette réunion de travail qui n’en finit pas. Je n’en peux plus, je me lève, je quitte discrètement la scène. Dehors, la nuit est  tombée, le vent me glace et ma femme m’appelle. Le message est clair, les raisons valables. Que vais-je faire du temps qu’il me reste ?

J’erre, déboussolé, dans les ruelles étroites du quartier. Entre deux bars à whisky, je croise un visage qui me reconnaît. Ma mémoire instantanée est défaillante, la sienne non. Une ancienne amie de faculté. Elle est toujours aussi belle. Notre séparation a été parfaitement douloureuse.

Nous dînons ensemble. Et plus je bois, et plus son sourire me paraît souvent forcé, parfois gêné. Dix ans après, je le sens, je vais devoir tenter de me justifier. Danger. Faut que je fuie. Faut que je trouve un prétexte fallacieux. Je m’éloigne sous ses insultes frustrées.

Je me réfugie dans l’hôtel le plus proche. Il ne leur reste qu’une chambre à deux cents euros. Je prends, ça videra le compte commun…

Le minibar me tendant les bras, je me prépare à une nuit bien arrosée. Ma mère me téléphone. Je décroche. Elle constate ma désinvolture, symptôme de mes ingérables angoisses. Je crache le morceau. Je pleure. Elle ne me donne pas raison. Je m’en balance. Vivement que je m’endorme bourré. Je me confierai plus tard à un ami pour entendre un autre avis.

Minuit une, mon ex me jette un sms : « c’est en ce jour qu’une terrible beauté est née, la construction de mon intériorité ». Encore une formule alambiquée dont elle a le secret. Définitivement, nous avons évolué différemment. Sous les silences et craquements insignifiants de notre couple se cimentaient des réflexions personnelles incompatibles sur le sens d’une vie à deux.

Allongé, je laisse vagabonder mes pensées. Heureux de voir s’éclipser une journée sans. Demain, il n’est pas dit que je renaisse plus beau, ni moins terrible.