Passé simple

Isabel Da Rocha

Paris 2005

À tous ceux, dont je suis, qui composent avec leur passé…

 

Épanouie, ouverte, offerte, elle s'abandonne avec cet air entendu d'acceptation, de fatalité. Elle penche la tête, résignée, inconsciente de son étrange, captivante beauté. La couleur délicate du teint, transparence de roses et de blancs, léger rehaut de pourpre sur l'ourlet de chair délicat… Une chair si fine, impalpable et parfumée… Parfum subtil de fin d'après-midi, parfum de septembre, parfum voilé d'humidité… Elle semble s'assoupir.  

 

"Tu mi cuoci…" Cette phrase virevolte dans l'esprit de Luigi tandis qu'il la contemple. Une petite phrase entre Gillian et lui. Un code de complicité affectueuse qui s'installa lors de leur découverte de l'œuvre d'Igor Mitoraj. Fin de journée à Rome… Flânerie amicale dans le Forum… Le soleil couchant et sur la brique embrasée du marché de Trajan, ces colosses de pierre posés avec tant de légèreté… Étranges gardiens en contrepoint des allégories ailées du Vittoriano trop proche… L'exposition fermée, ils revinrent le lendemain, intrigués, fascinés. Et l'émotion naquit entre eux à la vue de ces géants fragmentés sous le soleil cuisant, de ces visages renversés aux yeux bandés… d'un Icare surgi d'un probable futur à l'humanité terrassée, faute d'humilité… Des demi-dieux inachevés, vaincus avant d'être nés… Leurs regards se croisèrent sur le torse taraudé, sur le "Tu mi cuoci" buriné au creux du rein de bronze, caressé d'un souffle de vent chaud… Et les mots finirent de sceller cette amitié si particulière.

 

De fines, très fines ridules sur la chair à peine rosée et là une infime tache brune qu'il n'avait pas encore remarquée. Elle se laisse examiner, lasse et indifférente. Le léger souffle d'air venant de la fenêtre entrouverte semble lui redonner un peu de vigueur ; sa tête ne s'est-elle pas relevée ? Cette trace brune est toute récente, il en est sûr, œuvre de l'impitoyable Chronos se moquant bien de flétrir la beauté qu'il foule à grand pas. La tache grandit, absorbe toute entière l'esprit de Luigi, le submerge telle une noire dépression. Les anticyclones sont bien court dans la vie, très vite balayés par l'orage, ou la simple grisaille quotidienne ; n'y a-t-il d'ailleurs pire laideur que cette épaisse grisaille anonyme qui gomme l'existence, endort l'esprit, la vigilance ?

 

Jamais l'affection qui le lia à Gillian ne se laissa ternir par la moindre morosité ou monotonie. Ils évitèrent soigneusement tout rituel ; chaque rencontre, même programmée, se transforma en surprise, chaque courte période de cohabitation bouscula les habitudes de l'un et de l'autre avec subtilité ; Gillian était une personne pleine de tact et d'esprit, maniant la moquerie avec doigté. Nul problème, nul sujet, aussi grave, aussi intime ne fût-il, qui ne fut considéré avec le recul et l'humour nécessaire à l'apaisement, avec la légèreté nécessaire à la détente. Luigi se souvient de ce jour où, pressé par une inavouable jalousie, il demanda tout à trac, gauchement :

- "Quel est le meilleur amant de ta vie ? "

La réponse a fusé, naturelle et malicieuse :

- " Ce sont deux meilleurs amants, tous deux ensemble ! "

- " Comment ? Toi et deux autres…?  " S'est-il étonné.

- " Oui, le soleil et le vent ! "

- " ? "'

- " Aucun être humain n'égalera jamais le savoir-faire conjugué de ces deux-là ! La caresse pressante du soleil, le poids de son dard brûlant et les câlineries enveloppantes, froides et chaudes du vent. S'abandonner, corps nu et cuisses entrouvertes, à ces milliers de petites langues tour à tour, insolentes, bouillantes, fraîches est un plaisir très accessible que beaucoup ignorent ; mais encore faut-il savoir en jouir ! Encore faut-il savoir ressentir un souffle sur le bras se transformer en tendresse envoûtante sur la pointe du sein pour agoniser au creux des reins !"

Que dire ? Que Gillian fut son soleil et son vent ! "Tu mi cuoci" ! Mais d'en avoir trop abusé, le cœur de Luigi est maintenant assoiffé.

 

N'a-t-elle pas bougé ? La tête est retombée infiniment doucement ; le temps passé et les dernières heures ont raison de l'éclatante beauté… Ce soir, peut-être avant, dans quelques instants, ce sera la fin, soudaine, et il ne restera qu'un parfum délicat, ce parfum de vie qu'ils ont tant aimé.

Une goutte, une larme, tombe sur le derme si doux ; la loupe minuscule accentue l'ambre délicat légèrement strié de rose. La vie circule encore, invisible, dans ces veines transparentes…

 

Ils se rencontrèrent sur un vol Montréal Paris. Originaire du Québec, Gillian était chef de cabine sur Air Canada. Ils échangèrent quelques mots, sympathisèrent, se revirent. Au fil du temps, Gillian prit l'habitude de dormir chez Luigi lors de ses escales à Paris. Luigi ne comprenait que trop bien ce goût immodéré de Gillian pour les voyages ; il lui fallait sans cesse partir, passer d'un avion à l'autre, se déplacer d'un pays à l'autre, parcourir la planète, découvrir de nouveaux visages, de nouveaux paysages, de nouvelles contrées. En dehors de son travail, il lui fallait encore voyager. Était-ce une fuite ? Non, plutôt une soif toujours inassouvie de se confronter, se frotter à d'autres vies, de remplir la sienne avec toujours plus de sensations, d'odeurs, de couleurs, de cris, de rires et de fureurs, de peurs aussi. Gillian était collectionneur d'existences. Être auprès de Luigi ne lui suffisait pas. Gillian arrivait sans prévenir, un bouquet de roses blanches dans les bras, le corps chaud, le regard brillant plein de tendresse. Et Gillian repartait le soir, le lendemain, au plus tard le surlendemain. Ils partaient parfois ensemble pour de brefs séjours, de courts anticyclones dans la vie de Luigi.

Luigi se demandait fréquemment s'il existait d'autres "Luigi" dans d'autres villes, d'autres escales. Mille fois il eut envie de poser la question ; mille fois, il mura son cœur de raison. Il ne voulait pas influer sue sa vie. Il craignait aussi, sans trop se l'avouer, que Gillian ne fuie l'image de sa souffrance, incapable d'en assumer la responsabilité tout autant que de le rendre complètement heureux. Par manque de confiance, peur, par respect aussi, il enferma ses sentiments dans des non-dits. Et ce soir-là, malgré toute l'intuition exacerbée de son affection, il ne put lui dire : - "Reste !". Et Gillian disparut dans un accident bête et banal dont Luigi ne voulut jamais me parler. Mais y a-t-il accident plus bête, banal, mortel que de n'avoir jamais dit "Je t'aime" à un être cher, disparu trop vite. "Tu mi cuoci" n'est pas "Je t'aime", même si….Luigi s'enferma chez lui, s'isola de tous et consacra son temps à soigner le dernier bouquet de roses que lui avait offert Gillian. Chaque fleur était le sourire de Gillian, l'odeur de Gillian, le rire de Gillian, le souffle de Gillian. Et les larmes de Luigi s'étaient répandues en même temps que les pétales. C'est ainsi que commença le rituel de l'herbier, renouvelé sans cesse. Partant du principe que les morts n'assistent pas à leurs funérailles, il n'avait pas jugé opportun de déranger la douleur d'une famille qui ne le connaissait pas. Luigi n'aimait pas les adieux, Gillian non plus.

 

La tache brune s'est agrandie, allongée sur l'ourlet si fin qu'elle grignote et fane. Tristesse, infinie tristesse… Et la rose n'est plus épanouie, ouverte, inconsciente de son éclatante maturité, elle est éclatée, éclatée de douleur silencieuse, comme lui. Elle agonise en pétales désolés sur le bureau de Luigi.  Luigi ramasse délicatement les restes de la belle, place les pétales entre deux buvards, puis à l'intérieur du dictionnaire ainsi transformé en herbier. Dans quelques jours, il choisira le plus beau d'entre eux, l'insérera entre deux verres transparents sertis d'un cadre carré, glacé et noir. Aussitôt une nouvelle rose blanche fera son apparition, offrant son cœur épanoui au regard amoureux de Luigi. Gillian est vivant, quelque part, globe-trotter infatigable.

 

Je viens très souvent chez Luigi, parrain de Violette, ami d'enfance de Jean, confident, mais aussi avocat très compétent. Il me conseille bénévolement dans mes fonctions d'écrivain public. Son aide est précieuse pour les courriers administratifs. Souviens-toi, c'est lui qui aida Ibtisem à obtenir sa nationalité française. Je me suis étonnée de voir fleurir ces petits cœurs blancs endeuillés de noir fleurir sur les murs de son bureau et Luigi a fini par m'en avouer la raison. D'autant plus facilement qu'il sombrait de plus en plus dans la mélancolie. Très vite, Luigi me demanda de l'aider au séchage et à l'encadrement des pétales. Il me parlait alors de Gillian, de cet homme étonnant qui avait partagé sa vie, trop brièvement. Je l'ai croisé une ou deux fois. Luigi adore notre petite Violette, qu'il considère comme sa fille, puisque filleule. Celle-ci le lui rend bien. Et lorsqu'il était présent, Gillian se joignait à leur duo. Il était étonnant de voir ces deux hommes se transformer en tuteurs affectueux et attentifs. Bien des familles auraient pu prendre des leçons d'éducation auprès de ce couple de garçons discrets. Luigi avait déjà emmené plusieurs fois Violette en Italie, afin, disait-il, de développer très jeune sa curiosité et son goût artistiques. Elle revenait de chaque excursion, la tête emplie de soleil, de musique, de couleurs. Aussi Violette m'accompagna-t-elle volontiers pour distraire le chagrin de son parrain.

 

Et, toute cette année, nous allâmes ensemble, ou à tour de rôle, chaque semaine passer une journée entière chez Luigi. Il habite au dernier étage du 1, rue de l'Arbalète, presque à l'angle de la rue Mouffetard, dans un de ces très vieux immeubles dont la façade en retrait capte savamment la lumière malgré la relative étroitesse de la rue. Nous prîmes l'habitude de nous arrêter au "Passé Simple". Un ravissant atelier de fleuriste à la devanture de bois vernissé et aux grandes baies ouvertes hiver comme été. Liliums, Freesias, Roses, Tulipes, Pivoines odorantes, Camomilles et le si joli Lysianthus double se côtoient sur l'étal en fonction des saisons. Leurs couleurs toujours fraîches, savamment disposées, ravissent l'esprit et vous transportent vers des souvenirs d'enfance pleins de fraîcheur ; est-ce pour cela qu'il se nomme le Passé Simple ? Deux lions de fonte soutiennent en vis à vis les lourds comptoirs de bois usés en leur centre par les années. Étranges lions aux couleurs passées de l'églantine. Ils montent la garde d'un air à la fois serein et imperturbable : le passé n'a pas prise sur eux. Le maître des lieux, Antoine, harmonise chaque bouquet d'une main sûre tout en bavardant gaiement. Il habille avec art chaque fleur d'une robe d'Hederra, d'Eucalyptus ou mieux de ces quelques feuilles de Cassis délicatement parfumées. En le regardant préparer le bouquet de roses blanches, je pense que nous essayons tous de composer avec notre passé, nos souvenirs, de les harmoniser en un bouquet propre à soulager nos douleurs, à flatter notre ego. Qu'il est difficile de passer de "j'ai vécu" à "je vécus", de l'indéfini au défini ! Je regardais les petits pots de verre dans lesquels il conserve les fleurs aux tiges cassées ou trop ouvertes, les petits feuillages ; il en fait des petits bouts de bouquet charmants comme une enfant jolie qu'il offre au gré de sa fantaisie. Une fantaisie de passé simple. Ou bien des simples pour apaiser les cœurs meurtris ? Toute l'âme de l'ancien Mouffetard s'est recentrée dans cette petite boutique et je suis sûre que Gillian, toujours en quête d'authenticité, venait chercher ses bouquets ici et qu'ensuite Luigi continua de même.

 

Mes pas me mènent chaque semaine vers le Passé Simple bien que Luigi aille mieux. Sa collection de petits cœurs est maintenant chez moi, sur le mur de l'atelier. Un jour, il m'a demandé de la mettre en cartons et de l'emmener. Il était temps pour lui de faire son deuil. Il est des passés avec lesquels il est plus simple de composer.

Dépôt légal SACD N° 190583

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