Paysage éternel

aile68

Réparer les mailles du filet, avec patience et adresse, de petits yeux minutieux et curieux de la vie sur le port. Le bateau du vieux René est retourné, celui du grand Guy est à quai, on prévoit une pluie torrentielle pour demain, vite se dépêcher de tout finir. La Marie a-t-elle vendu ses oeufs ce matin et les potirons sont-ils partis comme toutes les années à la même période? Cette année l'automne est menaçant, on a ramassé les châtaignes, on a ramassé les bolets et les chanterelles, dans un air froid de neige, il a déjà neigé à mille mètres. Ici il y a trois clans rivaux, il y a ceux de la mer, ceux de la montagne et ceux de la vallée. Mais cette rivalité en fait n'est qu'historique et repose sur des querelles ancestrales transmises lors des mondées ou des repas du dimanche. Il y avait Camille, la belle Camille de la mer, amoureuse du bon Hubert, le montagnard. Le bon Hubert aimait bien Camille, mais il a pris pour épouse une fille du hameau les Cloches car ça arrangeait les parents des deux partis, qui dépendaient des ressources d'une montagne rude au paysage néanmoins charmant. La redoutable histoire du marin pêcheur fait encore trembler les enfants durant les veillées d'hiver, le fantôme de la pauvre Catherine traîne encore sur le rivage les nuits de tempêtes. Toutes ces histoires pourraient faire partie d'un folklore obscur, s'il n'y avait pas encore les aïeux qui les donneraient pour vrais, d'un coup de canne autoritaire sur le plancher en vieux bois... Le soir descend, le vent souffle dans les arbres et la mer, on rentre les filets  dans des cabanes près desquelles sont sûrement passés nos personnages d'autrefois, la Marie a vendu ses oeufs et ses potirons, c'est une descendante de la pauvre Catherine. Ne lui demandez pas ce qu'elle pense de cette histoire, pour elle ça fait partie d'un commerce local fait pour vendre de beaux livres brochés. Elle dit ça d'un air menaçant mais en son for intérieur elle est bien contente que le fantôme de son aïeule traîne sur le rivage... Cela pourrait passer pour de la méchanceté, en fait c'est une façon pour elle de combler sa pauvre solitude, depuis qu'elle a perdu son mari dans un stupide accident de tracteur. La Marie n'en est pas restée indemne, comme la Catherine, elle aimerait errer la nuit mais autour de sa maison pour faire peur à quiconque.

Faire peur dans les chaumières, y en a qui croient à ce qu'on raconte, y en a qui regardent leur montre gousset d'un air narquois pour annoncer à l'assemblée qu'il est l'heure de rentrer. Nombreux sont ceux qui attendent le jour avec impatience, pourvu qu'il ne tombe pas des cordes, sinon c'est reparti pour des histoires ancestrales toute la journée, des êtres légendaires ou réels ayant appartenu à des familles ou des clans rivaux qui à présent ont enlevé leurs vieilles oeillères et organisent entre eux plus que des veillées et des repas, des tours dans un bateau à pêche, quand il fait beau, et des promenades dans la vallée et la montagne où planent des ombres et des silhouettes, mais ce ne sont que d'étranges nuages dans un ciel où se reflète un gai paysage que l'on espère éternel.  

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