Peloton d'exécution

loua

Bientôt tu ne seras plus que l'écho des cris, du pas de l'oie et des balles qui te fracassent la tête.

Comme tous les dimanches elle s'affale dans le canapé, sans espoir particulier sinon de battre au cent mètres la migraine qui lui vrille les entrailles depuis des mois. Sans espoir, donc.

Elle s'affale dans le canapé, devant la télé, soi-disant fenêtre d'un certain monde duquel elle aimerait tant ne plus faire partie. Devant la fenêtre d'un monde qui n'existe déjà presque plus pour elle parce qu'elle rêve d'évasion. Partir dans la Creuse élever des chèvres dans une petite cabane qu'elle aurait faite elle-même.

Mais en attendant, il y a le quotidien.

Elle allume la télé et d'un coup c'est le branle-bas-de-combat, le tintamarre de l'ordre parfaitement maîtrisé, le refrain rythmique des pas qui marchent au pas sous l'oeil admiratif des enfants de la patrie. Ça défile, dans son uniforme vert ou bleu, décoré ou non, celui qui définit tout ce qu'on est, tout ce qu'on peut aspirer à être, sa fonction, son être, son mode de pensée.

Elle pense distraitement que le martèlement des sabots fait penser à un morceau de musique électronique. Sans âme. D'ailleurs on leur a demandé de laisser la leur au vestiaire, de ce qu'elle en sait.

C'est le quatorze juillet, et tout le monde est rassemblé pour voir marcher des gens qui ont fait du chaos – pardon, de la maîtrise de l'ordre – leur métier. Des gens à qui on apprend à obéir sans critiquer. Elle se sent un peu soulagée que la foule admirative qui les entoure soit ce monde auquel elle n'appartient déjà plus vraiment.

Dans la masse elle repère un petit garçon ou une petite fille, les yeux brillants et le coeur battant au rythme de la liesse générale, celui du un-deux-un-deux gauche-droite-gauche-droite. Braves petits citoyens.

Elle s'allonge dans le canapé pour regarder ce petit monde d'un biais moins orthodoxe. Elle s'étire, son dos proteste, elle glisse ses pieds sous son plaid, il fait froid. Elle pense à tous ces gens qui n'ont même pas un dimanche, même pas un jour férié pour profiter de la vie en dehors du boulot.

Du coup elle pense à son boulot.

Du coup un gouffre s'ouvre dans sa poitrine.

Ah oui tiens, elle a oublié de prendre son calmant ce matin. Une fois qu'elle y aura remédié, ça ira bien mieux.

Bien mieux, oui.

Eux, dans la télé, ils ont facile, ils ont pris la voie royale. Pas de dilemme, pas de crise de conscience, pas de responsabilité autre que celle d'accomplir les ordres, et sans rechigner s'il vous plaît. Une place bien définie dans la société, un rôle crucial à jouer, et un ego savamment travaillé pour qu'ils se sentent les sauveurs du pays quand ils font des kilomètres au pas de l'oie.

Elle a préféré choisir une voie plus aventureuse, et... oh, ce n'est pas qu'elle regrette, c'est juste qu'elle n'a pas eu de chance. Elle en parle de temps en temps à ses parents, à ses médecins, à son chat aussi, quand il veut bien l'écouter, et ensemble ils font oui-oui de la tête d'un air tracassé. On lui conseille de partir, elle pense aux vaches dans le Larzac, elle pense au loyer à payer. Et puis on n'en parle plus.

Et puis tout recommence. Alors elle prend un cachet, et on n'en parle plus.

Parfois elle espère qu'on n'en parlera jamais plus, et puis ça la fait presque rire tant ça n'a pas de sens. Au moins aussi peu de sens que de se promener en plein milieu de la capitale avec une mitraillette sur l'épaule et d'appeler ça un défilé patriotique.

C'est le vingt-et-un juillet et elle n'arrive pas à se détendre parce que demain c'est lundi, et que le lundi il est toujours d'une humeur pire que d'habitude et que si le café n'est pas bon – elle en est sûre, un jour il le lui balancera à la figure. Oh, ça l'arrangerait, au moins elle aurait une raison de porter plainte. Quelque chose de beaucoup plus concret que ces migraines sourdes et ces envies de pleurer la nuit quand il hurle parce qu'elle n'a pas surligné en jaune comme demandé mais en orange.

C'est le vingt-et-un juillet et à la télé les trompettes remplacent les tambours. Un certain sentiment d'urgence lui envahit la poitrine parce que ça ressemble à l'avertisseur sonore que son patron utilise pour l'appeler quand elle n'est pas à portée de voix.

Pavlov de merde.

C'est inexplicable et terriblement présent. Elle sent dans sa poche la lourdeur rassurante de son flacon de calmants, d'habitude le dimanche elle n'en prend pas parce que c'est congé, mais le dimanche c'est aussi la veille du lundi, et chaque fois qu'elle s'en souvient son coeur fait un bond et tout le reste avec. Elle arrête de penser, penser ne sert à rien. Il faut obéir.

Et puis elle entend dans sa tête cette voix lancinante et grinçante qui lui explique qu'elle n'est pas qu'une exécutante, qu'il faut faire preuve d'esprit critique parce que personne n'est infaillible. Elle doit être le dernier rempart avant l'erreur. Mais il faut surtout obéir aveuglément. Sans poser de questions. L'uniforme, elle doit le porter dans sa tête.

Et quand il y a une faute de commise, elle doit en porter le chapeau. Parce que son patron n'est responsable de rien, sauf des réussites. Pour le reste, elle est là, elle sert à ça.

D'aucuns diraient qu'elle a une tête à chapeaux. C'est idiot.

Elle pense distraitement que les militaires aussi portent des bérets. Mais ça n'a rien à voir.

Dans sa tête défilent bien malgré elle toutes les critiques ubuesques qu'ils ont émises durant son évaluation. Face à elle, lui et deux administrateurs qu'elle n'avait jamais rencontrés, alignés à l'autre bout de l'immense bureau, et les balles ont longuement sifflé, unilatéralement. Les mains liées et les yeux bandés, elle les a calmement écoutés, attachée à son poteau, sans jamais répondre, parce que ça l'aurait fait glisser de la crise de larmes à la crise de nerfs, ou l'inverse.

Elle les a calmement écoutés lui expliquer qu'elle n'était qu'une fainéante, une irresponsable dangereuse pour la sécurité de la boîte, une traîtresse qui pactisait avec l'ennemi en lui divulguant des informations confidentielles, et que certainement elle avait été envoyée de l'extérieur pour couler tout ce qu'ils avaient entrepris.

Ça lui revient encore parfois comme un coup de poing dans le ventre, la nuit, quand elle n'arrive pas à dormir.

Elle repense à tout ce qu'elle aurait dû leur dire, entre rire et larmes, ou plutôt bien posée avec des arguments forts à l'appui parce qu'elle ne se laisse pas démonter pour si peu. Elle leur aurait dit combien elle s'est défoncée pour cette boîte qui ne tient pas debout, pour y mettre de l'ordre et essayer de palier à l'incapacité crasse de son patron qui ne gère rien de plus que son nombril. Elle leur aurait dit que devoir courir deux semaines après quelqu'un pour obtenir une réunion de travail qui sera de toute façon postposée sans préavis, que devoir tenir un agenda constamment vide parce que de toute façon son emploi du temps ne la concerne pas, elle leur aurait dit, que c'est pire que contreproductif. Mais comme il n'est jamais responsable de rien, c'est de sa faute à elle, et puis c'est tout.

Elle leur aurait dit qu'elle ne peut pas cautionner qu'on considère comme une faute qu'elle parle à ses collègues, parce qu'elle serait susceptible de leur dire des choses aussi graves que l'aspect du ciel ce matin ou la nouvelle couleur de son salon. Et de toute façon comme on ne lui fait jamais part des décisions importantes dont elle est censée malgré tout être au courant – par quelle voie céleste, elle se le demande encore –, elle ne voit pas quel secret d'État elle pourrait bien leur dire. Mais, principe de précaution, elle a quand même été installée dans un placard directement attenant au bureau du patron, comme ça il l'a toujours sous la main si nécessaire, et elle ne peut même pas aller pisser sans qu'il le sache.

Elle leur aurait dit que l'ennemi – ce mot la fait rire  – il est à l'intérieur, il attend son heure tranquillement, tapi derrière les bureaux et les beaux sourires, et ce n'est pas elle qui l'a fait rentrer, non, il s'est insinué tout seul derrière les mots fielleux et les remarques acerbes qui sortent de la seule bouche du patron. La mutinerie est aux portes, capitaine, et c'est seulement dû à votre incapacité de gérer une équipe.

Elle leur aurait dit qu'à cause d'eux elle prenait des calmants à vingt-cinq ans et qu'ils étaient parvenus à la détruire en moins de six mois.

Mais aujourd'hui c'est le onze novembre et tout le monde fête une fête à laquelle elle ne peut pas participer parce que ça fait des mois déjà qu'elle vit en absurdie, et que là-bas il n'y a aucune raison d'être en liesse.

Dans sa tête paradent toutes les raisons qu'elle a de tout balancer, de partir au Pérou élever des poux sur le dos des lamas, de démissionner en lui crachant tout ce qu'elle a sur le coeur.

Ah oui, changer de boulot, trop facile.

Mais aujourd'hui c'est le premier novembre et dans sa tête elle ne voit plus défiler que les idées noires. Prostrée dans son canapé, elle voit à la télé les cadavres marcher au pas de l'oie dans leur bel uniforme couleur terre. Et quand ils présentent les armes, elle les voit clairement les diriger vers elle, et elle entend le compte à rebours du peloton d'exécution s'égrener avec la voix de son patron.

Et puis elle entend une détonation.

Et puis il n'y a plus rien.

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