Pen - Chapitre Un

Julie Vautier

Arthur décide de faire appel à un tueur à gages pour éliminer l'assassin de sa femme. Arthur n'avait pas prévu que son tueur à gages serait une gamine de dix-huit ans.

Trente-deux ans. Certains diront que c'est un bel âge, pour l'homme comme pour la femme. C'est encore un jeune âge, un âge où l'on est plus proche de la vingtaine que de la quarantaine mais où l'on est pleinement adulte. On est enfin responsable, on ne dépend que de soi. Trente-deux ans, c'est l'âge des projets d'une vie. C'est le moment où l'on achète son premier appartement et où l'on épouse celui ou celle qu'on pense être l'amour de notre vie. Le premier enfant naît souvent à cette période de l'existence. C'est parfois l'âge des reconversions, des nouveaux départs. Trente-deux ans. Certains diront que c'est un bel âge. Moi, je dis simplement que c'est trop jeune pour mourir.

Barbara avait trente-deux ans. Elle était jeune, elle était belle. Elle était talentueuse et brillante. Elle était promise à un bel avenir. J'étais inclus dans cet avenir. Comme tous les trentenaires, nous avions des projets. Nous parlions de nos futurs enfants. Nous voulions un fils. Nous l'aurions appelé Zachary. J'aurais joué au baseball avec lui. Barbara serait allé au cinéma avec lui. Peut-être un jour aurions-nous décidé d'avoir un second enfant. Peut-être aurions-nous eu une fille, que nous aurions peut-être appelée Kate ou Rachel. Peut-être aurions-nous un deuxième petit garçon, que nous aurions pu appeler Ross, Nick ou Oliver. Je ne le saurai jamais, puisqu'on a assassiné ma femme.

Je m'appelle Arthur Kingdom. J'ai trente-cinq ans, je suis cuisinier. J'habite dans la ville de Wilkes-Barre, dans le nord de la Pennsylvanie. J'ai toujours vécu ici et il est certain que j'y mourrai, comme mes parents avant moi. Barbara venait de Laporte, l'une des villes les moins peuplées de l'état. En débarquant à Wilkes-Barre, elle y a découvert des choses qu'elle n'avait jamais connues à Laporte. Le cinéma de quartier qui proposait quelques nouveautés et beaucoup de vieilleries en termes de septième art. Le diner, ouvert sept jours sur sept jusqu'à deux heures du matin. Le gang des Sons of Devil et leur chef, Johnny Cave. Son véritable nom est en réalité John Eugene McCavendish, mais lui a préféré transformer le tout en Johnny Cave. C'est lui qui a fait assassiner Barbara.

Johnny Cave a rencontré ma femme au diner de Wilkes-Barre. Elle mangeait des pancakes au sirop d'érable en sirotant un thé. Elle lisait son magazine préféré tout en petit-déjeunant. Les Sons of Devil sont entrés. Les huit membres sont partis jouer au flipper. Johnny s'est assis en face d'elle. Elle l'a reconnu à ses tatouages. Elle n'a rien dit, elle s'est contenté de sourire. Il l'a draguée, lourdement, et a proposé de l'emmener faire un tour à moto. Elle a refusé. Poliment, certes, mais elle a refusé. Il s'est vexé et est parti. Sa deuxième tentative n'a pas été plus fructueuse. Ni la troisième. Ni la onzième. Alors, il s'est fâché pour de bon.

La police a retrouvé Barbara gisante sur l'une des artères de la ville. Elle avait été renversée par un chauffard. L'homme avait pris la fuite sans même appeler les secours. Barbara avait les deux jambes cassées et ses hanches étaient broyées. La voiture lui était littéralement passée dessus. Il était trois heures du matin quand les policiers m'ont appelé. Je l'avais attendue toute la soirée mais j'avais fini par manger sans elle. Elle avait rendez-vous avec des amies de Laporte. Elle devait traîner avec elles. Sans doute discutaient-elles de leurs années lycéennes et sans doute en discuteraient-elles encore pendant de longues heures. Je ne m'étais pas inquiété. J'étais parti me coucher.

La police avait conclu à un bête accident. Elle avait voulu traverser la rue. L'homme ne l'avait pas vu, il devait être ivre. Il l'avait renversée, avait pris peur et s'était enfui. L'enquête n'a jamais été plus loin. Il était impossible de remonter jusqu'à l'homme. Le jour de l'enterrement de ma femme, j'ai croisé le regard de Johnny Cave dans le cimetière. Nous n'avons pas échangé un mot mais son regard m'a suffi. Je savais que la mort de Barbara n'était pas accidentelle.

J'avais vingt-sept ans quand j'ai épousé Barbara. Elle en avait vingt-cinq. Elle était tellement belle dans sa robe blanche. Moi, j'étais fier d'épouser une telle femme. A l'autel, nous nous sommes promis fidélité et respect jusqu'à ce que la mort nous sépare. La mort ne nous a pas séparés. Johnny Cave s'en est chargé pour elle. Les Sons of Devil sont des êtres intouchables à Wilkes-Barre. L'absence de preuves tangibles a joué en leur faveur. Johnny Cave n'a jamais été inquiété pour ce meurtre, ni même suspecté. Les avocats m'ont dit de faire mon deuil et d'accepter. A l'église de Wilkes-Barre, j'avais promis assistance à Barbara, dans la santé comme dans la maladie. Au tribunal, j'ai promis de la venger.

Il existe à Wilkes-Barre une agence un peu spéciale. Une agence de tueurs à gages. Ce sont des professionnels. Leurs meurtres sont discrets et ne font jamais de vagues. Ils étouffent les affaires en corrompant des juges et des commissaires. Les policiers intègres connaissent l'existence de cette agence de meurtriers mais ils se cassent les dents sur cette affaire. Le patron de l'agence sait s'y prendre pour faire paraître le tout comme une entreprise légale. Factures, relevés téléphoniques, courriels… Rien ne paraît suspect alors qu'il est de notoriété publique que l'agence est responsable de plus de deux cents meurtres sur l'ensemble de l'état de la Pennsylvanie. J'ai naturellement fait appel à eux pour venger Barbara.

Je ne suis pas un homme courageux. Je le reconnais. Barbara était courageuse pour moi. Je n'ai pas assez d'audace ou de stupidité pour m'en prendre à un chef de gang. Je ne possède même pas d'arme à feu. Je n'ai qu'un coupe-papier pour me défendre d'éventuels cambrioleurs. Je suis hématophobe et je n'ai jamais réussi à tuer quoi que ce soit, pas même un papillon de nuit. Je suis incapable de cuisiner de la viande rouge et j'ai parfois du mal à découper la dinde de Noël. Remarquez, depuis la mort de Barbara, je ne fête plus Noël. Le problème de la dinde est donc réglé.

Le 26 septembre, j'ai pris contact avec l'agence. J'ai exposé mon problème en bannissant de mon vocabulaire le champ lexical du meurtre. C'est l'une des consignes de l'agence. En cas d'écoute téléphonique, mon appel passera pour un appel des plus banals. J'ai dit que je rencontrais un problème avec Johnny Cave. La secrétaire m'a donné un rendez-vous pour dans deux jours. Cela m'a étonné. L'agence propose peu de rendez-vous et le temps d'attente est de trois mois à cinq mois en règle générale. J'ai raccroché.

La veille de mon rendez-vous, je tournais comme un lion en cage dans mon appartement. Je regardais des programmes stupides à la télévision pour faire passer le temps. Je lisais des revues sportives qui dataient de l'année dernière. Je suis passé ensuite aux revues féminines. J'ai fait les tests proposés, toujours pour passer le temps. J'ai appris que mon prince charmant était du genre artiste et que j'étais impatient en amour. En soi, ce n'est pas complètement faux. Barbara était écrivain et c'est moi qui avais insisté pour qu'on se marie.

En fouillant plus profondément dans les revues entassées, je suis tombé sur le magazine de Barbara. Un magazine de cinéma. Il datait du mois de juin de l'année dernière. Barbara l'avait lu et relu des dizaines de fois. Elle avait adoré ce numéro. Je l'ai ouvert, j'ai lu l'interview de Tarantino et la critique du prochain Marvel. Puis, j'ai pleuré, la tête enfouie dans le magazine. J'ai repensé aux soirées film qu'on faisait, Barbara et moi. Elle me faisait découvrir des chefs-d'œuvres du cinéma, les Casablanca, les Citizen Kane et les Autant En Emporte Le Vent. De mon côté, je lui montrais les derniers blockbusters que j'avais aimés. Elle avait réussi à me faire aimer Taxi Driver, je lui avais fait apprécier Avatar. J'ai laissé mes larmes tacher le visage d'une actrice française, ai refermé le magazine et l'ai jeté au loin. J'ai allumé la télévision. Je me suis endormi devant une télé-réalité stupide.

Signaler ce texte