PEPI QUI TOUTES NOUS EMBRASSE (6)

laura-lanthrax

roman suite

Le sol est trempé. Ma tête me ressemble un peu. J'ai un bras à la place d'un autre et je dois reconnaitre une certaine confusion à marcher dans le mauvais sens, celui de l'arbitraire et du délit, comme la foudre qui frappe l'innocent sous son toit, j'avance vers ma perte inconsciente du danger. La tranquillité a un prix, celui de l'arrogante imprévisibilité de nos réactions aux situations les plus anodines, la colère gronde encore heureusement dans ce monde amorphe et sans avenir. Je vois Pépi approcher, cligner des yeux et sourire, me sourire, comme une renaissance subtile, elle court pour me rattraper, ses jambes endurent la douleur, elle tombe et se relève, c'est à cet instant que je me réveille. Les valises sont prêtes. Qu'avons-nous fait en Angleterre, à part nous cacher de nous-mêmes, nous mentir peu à peu, nous trahir perpétuellement au regard de nos rencontres amoureuses. On rentre, c'est écrit, dit Pepi. La suprématie pacifique reprend ses droits, la délivrance aussi. Nous entamons la tournée des adieux. Nous revenons sur les lieux charmants de notre histoire, nous revoyons sans joie la couleur bleu du plafond du premier café, les dentelles en vitrine de notre maison de couture, nous observons les bateaux de la Tamise traverser lentement le fleuve de part et d'autre, ceux-là même qui nous conduisaient vers les lieux de notre débauche. Les filles aussi, nous leur devons notre longévité, la force nous manque peut-être de le reconnaitre, mais sans elles nous n'aurions pas vécu si loin notre relation si particulière, déplaisante aurait dit Marion, inacceptable aurait dit Hearst. Les filles nous les embrassons à pleine bouche, les nuits de traversée, nous nous réchauffons dans leurs bras, nous buvons leurs paroles et nous pleurons encore au petit matin sur la souffrance du monde. Chacune séparément. Chacune dans le savoir de l'autre. Il se trouve parfois que l'on se rencontre, on fait semblant de ne pas voir l'évidence, le plaisir n'est pas de notre côté, il est du côté des filles de débauche et de l'incessant frisson ravageur de l'interdit. Les querelles succèdent aux querelles, dans la journée, il suffit de dire cette fille est plus belle, celle-ci est plus intelligente, celle-là, regarde là avec cette crinière noire et sa frange sur l'œil, on ne se reconnait plus Pépi et moi, on frappe, on cogne, on déchire, on se quitte.

La traversée du retour, c'est Hearst qui encore une fois l'organise, j'ai obtenu d'accompagner Pépi jusque de l'autre côté, mais c'est tout. C'est une dernière fois, sans chance de succès. Les discussions tournent autour de la situation financière catastrophique du monde, du cinéma parlant qui brise les carrières des plus adulés, de la guerre proche en Europe, il est temps de quitter cette terre inhospitalière et difficile à dompter, même pour Hearst, le rejet abolit la victoire et consacre les préjugés.

Quelqu'un joue du piano le soir sur le paquebot, nous dansons Pépi et moi, serrées l'une contre l'autre, il n'y a personne pour nous juger, l'air se respire à plein poumons, chacune embrasse l'une, puis l'autre, de même, salive dans le cou penché, les cheveux en couverture font un tapis où se reposer, la houle accompagne nos hanches au ralenti, la nuit s'achève et avec elle l'espoir de poursuivre l'aventure.

Hearst insiste pour nous avoir à sa table. Nous bavardons avec application, réservées et prudentes, la faune reconnaissante approuve sans juger, Marion caresse son dernier petit animal de compagnie que l'on autorise à monter sur la table, puis nous passons au salon, les soirées sont tristes désormais, l'air marin étouffe jusqu'à la moindre fantaisie, tout, de cette traversée, respire les cendres à venir de l'Empire.

Les jours rassemblent les courtisans auprès du couple, les discussions vont bon train, nous déambulons, nous cherchons les cachettes obscures, nous parlons français, nous détournons le regard, nous savons ce qu'il se dit sur notre compte, la pauvre Pépi, si joyeuse d'habitude, et cette fille, si détestable, comment se fait-il qu'il ait cédé encore une fois, son pouvoir se perd, son autorité est désavouée, de quelle influence peut-il encore se prévaloir.

Je connais la raison de son allégeance. Pépi veut se jeter dans la mer. Pépi veut mourir pour de bon. Pépi accepte de me quitter mais après la traversée. Les filles de joie ont raison quand elles pleurent à midi, il faut vider toutes ses larmes avant la grande moisson, afin d'être prêtes pour le grand soir, chaque soir la vérité qui regarde en face, amasser pour s'en sortir, regarder devant, trembler comme il faut, déchainer les passions, s'allonger frémissante, s'égarer sans retenue, au final l'arrivée, au petit matin, la fraicheur de l'aube, le sac bien rempli, les yeux secs et rouges, une dernière bouffée et on rentre chez soi. Je rentre chez moi dit Pépi et toi tu m'accompagnes jusqu'à la porte, sinon ils ne me reverront plus, j'achèverais ma route avec toi et rien qu'une fois il me dira oui, mon obligé, mon exécuteur, terrassé une fois dans sa vie. J'aime être regardée de Pépi, en général ma bouche se ferme, mes paupières se baissent, ma concentration se résume à l'attente de ses pas vers moi. Quand elle prend mes cheveux par derrière et les embrasse avec douceur, la tempête dans mon crâne écrase jusqu'à la moindre de mes pensées.

Sur le bateau j'ai coupé mes cheveux, de sorte que je suis l'homme de Pépi. C'est ce que les autres ont pris l'habitude de colporter pour se moquer de nous. Hearst le sait mais résiste à l'idée de me jeter par-dessus bord. Il a promis à Marion de garder sa chère Pépi sereine et calme pendant la traversée. Il en sera autrement à l'arrivée. On cherchera une maison adaptée avec tout le confort qui sied et du personnel pour s'occuper de notre petit oiseau. Je pense même qu'à l'arrivée, la voiture avec chauffeur et ses hommes en blancs seront sur le pied de guerre pour la conduire en lieu sûr, définitivement, et moi effectivement je n'aurai plus qu'à me jeter dans la mer. En attendant, je résiste moi aussi, je ne me gènes pas, je dis ce que j'ai à dire, les pires blagues sur Hearst c'est moi qui les délivre, les verres renversées sur les robes de Marion, c'est moi encore, les vomissements à table en plein repas, c'est toujours l'homme de Pépi. Je ne suis pas honteuse mais fière. Je profite de mon immunité en pleine conscience. Je ne résiste même pas à torturer l'animal de compagnie de Marion, une pauvre petite bête, innocente et perdue, avec le mal de mer, qui un jour mérite que je l'endorme avec le chloroforme, et qui malencontreusement sera déclarée disparue le lendemain, probablement passée par-dessus bord et noyée au milieu de l'océan parmi d'autres déchets industriels qui commencent à s'accumuler. C'est juste un déchet de plus. Marion est inconsolable. Elle ne se doute de rien. Elle boit de plus en plus et divague sur le malheur de nos pauvres vies si brutalement interrompues. En fait elle parle de la sienne, de sa carrière terminée, de son âge qu'elle n'arrive plus à cacher. Pas une larme pour cet animal qu'elle remplacera bientôt par un autre. Alors, je vomis encore sur sa robe avant l'arrivée et je vais m'enfermer dans ma cabine pour cette dernière nuit. Elle reste digne, elle accepte ces petits tourments une dernière fois, oui c'est la dernière fois, la dernière nuit, ensuite on sera définitivement débarrassé, de l'une comme de l'autre, de moi comme de Pépi.

La dernière nuit, Pépi vient me rejoindre, et nous avons une explication sexuelle et nous passons aux actes, nous nous embrassons comme au premier jour, chaque parcelle de nos corps frémit à cette dernière fois. Le temps gâché a disparu, on redécouvre la passion, la chaleur et l'orage. Cette sonorité si familière à ton contact, Pépi, je ne l'oublierais pas, je t'embrasse au petit matin et tu disparais à jamais, je te verrais de loin désormais, la meute autour de toi, les gardiens malveillants repoussants les curieux, et moi la première, hurlant pour t'approcher. Si on me laisse vivre.

Sur le quai, ils sont bien là. Il n'y a rien à voir d'autre. La voiture se repère au milieu de la foule venue accueillir le paquebot géant du magnat. Tu n'as rien vu, tu descends par automatisme, tu n'as pas besoin de te faire un chemin, tout est organisé, la foule se fend d'un écart, et toi tu suis la route indiquée, jusqu'aux hommes en blancs, la portière s'ouvre et tu montes à l'arrière, on ferme et on démarre. Je suis encore sur le bateau quand tu t'en vas, je ne sais rien de ta destination, ils n'ont pas voulu m'informer, je dois repartir de toute façon, là d'où je viens, c'est les ordres, et je l'accepte maintenant que tu n'es plus là, je ne raisonne plus, je suis faible, miséreuse, je veux me faire pardonner, j'implore pour voir Marion et j'avoue pour la petite bête. Elle parait soucieuse, et précise: quelle petite bête ?, disparais maintenant et rentre chez toi.

  • J'adore, je me suis pris ce texte comme un paquet d'embruns dans la figure, ai roulé sur votre paquet d'écriture. Continuez....

    · Il y a presque 10 ans ·
    Mouette des iles lavezzi orig

    valjean

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