PEPI, serre-moi fort (8)

laura-lanthrax

roman (suite)

Les bouquets d'orties envahissent les clôtures de la convalescence, c'est plus fort qu'elle, une fois dehors, elle ôte ses chaussures et prend un bain d'orties, il n'y a rien que je ne puisse faire, j'ai l'ordre de ne pas contrarier nos sorties quotidiennes et de respecter ses moindres envies, on pourrait parler de rituel désormais, a peine dehors, elle court vers le mur d'enceinte, la bouche serrée, les bras ouverts, elle va s'envoler, elle respire plus fort, elle tente l'impossible en grimpant les pierres une à une jusqu'à tomber, puis revient à son point de départ, abattue par l'échec. Nous marchons silencieusement dans le jardin, l'un à côté de l'autre, une fois la défaite digérée, elle reste dans mes pas, la tête courbée, elle a séché ses yeux et la concentration qu'elle s'applique à elle-même l'aide à avancer encore, jusqu'au banc, où nous marquons une pause silencieuse, on regarde autour de nous, comme chaque jour, si quelque chose de nouveau s'impose à nos sens, mais rien jamais n'effleure la pensée d'un changement radical, les jours succèdent aux jours et nos nuits dispersent tranquillement la langueur d'un été inachevé. Les séquelles des brulures amoureuses s'estompent pourtant dans un brouillard intérieur et le monde apparait plus respirable, les efforts n'ont pas été vains, il reste du chemin à parcourir, mais nous escaladerons bientôt le mur, nous percerons la coque invisible qui nous empêche d'aller plus loin, je dis nous, car j'avance simultanément avec Pépi sur le même chemin, sautant pareillement les obstacles avec la frayeur des débutants, puis se félicitant d'un coup d'œil en arrière du parcours achevé, la brutalité des parleurs autour de nous achève de nous convaincre, nous arriverons à nos fins et le jour est proche où la lumière éclairera la fureur de nos sentiments pour les changer en douceur de vivre et consacrer le trophée véritable.

Un lézard s'approche et grimpe sur ma main, je le retiens enfermé, sa petite tête dépasse et tourne d'un côté l'autre, je le montre à Pépi qui sourit rêveusement, cherche la concentration suffisante pour toucher l'animal, puis détourne les yeux brutalement à l'approche d'un autre résident, qui passe bientôt son chemin, sans un regard pour nous, hagard comme les autres et incapable de la réflexion joyeuse qui nous habite tout-à-coup, simplement parce qu' aujourd'hui la capture de cet animal signifie sa capacité retrouvée à s'étonner pour autrui, sa main revient toucher la mienne, elle effleure la petite tête qui remue affolée, puis sa demande devient plus pressante, elle veut prendre l'animal, l'avoir au plus près d'elle, l'embrasser pourquoi pas, ce n'est plus défendu après tout de s'approcher du vivant, je lui donne l'animal effrayé et c'est entendu, elle va lui parler, lui murmurer quelques mots pour sa vie future, après qu'on t'aura libéré, fais l'effort de te souvenir de moi, et si par malheur tu rencontrais l'enfermement à nouveau, soit fort et résistes toi aussi, toi et moi avons connu le pire, mais tu le sais, la liberté est toujours possible, l'expérience n'y fait rien, il faut savoir attendre et sauter sur l'occasion quand elle se présente, voici ta chance, je te libère, ne reviens pas.

Nous reprenons la marche, nous avançons vers l'esplanade qui permet de voir au loin l'océan, celui qu'elle entend de sa chambre, mais qui n'est visible que de cette esplanade de derrière cet endroit luxueux qu'on appelle la convalescence, souvent il lui prend la nuit de vouloir descendre jusqu'au mur qui borde l'esplanade et de respirer plus fort cet air venu de la mer, alors elle frappe sur sa porte mais personne ne daigne venir ouvrir, comme elle est riche, elle occupe toute une aile de la convalescence et ne gêne personne, le gardien de nuit a pour ordre de ne pas répondre à des caprices jugés insupportables, tout juste a-t-il le droit de vérifier une fois que le bruit s'est tu, qu'elle respire encore au milieu de sa chambre, il ne manquerait plus qu'on la découvre morte après une énième tentative d'intimidation, les ordres doivent être respectés, elle n'a ni le droit de crier ni le droit de mourir dans ces murs.

Les médicaments sont pris à heures régulières, elle aime les prendre devant ce vaste horizon maritime qu'elle contemple seulement le jour, je sors la petite bouteille d'eau et le pilulier caché dans mon sac, et je lui conseille de s'asseoir sur le rebord du mur pour boire tranquillement et avaler sans peine les quelques pilules qui aujourd'hui encore me font l'impression d'une domination absolue voulue par le magnat. Aujourd'hui c'est un des jours où il ne vient pas. Le soleil peut briller, les oiseaux chanter tant et plus, il ne nous arrivera rien. Un nuage passe sans nous reconnaitre et revoilà déjà les rayons du soleil sur nos visages rassurés. Elle n'a pas écrasé le lézard de sa main, elle l'a laissé partir, elle a avalé les médicaments sans un crachat, car il faut qu'il en soit ainsi. Aujourd'hui, nous sourions et savourons la vie telle qu'elle nous est donnée. Pépi redevient vivante et c'est la route vers plus de liberté, nous sommes joyeux, ou devrais-je dire que je suis joyeux de pouvoir à nouveau communiquer avec elle, de m'exprimer sur un possible, un futur où nous serions bel et bien hors les murs, serrés l'un l'autre, dans la houle de la mer, à chercher une façon d'avancer vers le large, pour atteindre la rive d'après, celle où nous serions enfin débarrassés des sempiternels interdits, qu'ici je perds patience à vouloir abolir, il ne me reste après tout que peu de forces si je veux tout abandonner pour elle, c'est l'heure des choix, et je me dois de répondre à cet appel grandissant qui ne me quitte pas, devrais-je dire mortifiant.

Nous avançons encore plus près, à l'endroit où les arbres font de l'ombre au milieu du parc sur le côté de la convalescence, et je m'allonge pour lui montrer la conduite à tenir, elle reste debout quelques instants puis comprends vite, de mieux en mieux, la démarche qui doit être la sienne, s'allonger elle aussi, à mes côtés, plus près peut-être, jusqu'à me toucher, me serrer plus fort, m'étreindre pourquoi pas, je crois que je l'aime définitivement en cet instant. Quel changement depuis son arrivée, elle me reconnait, elle apprend de moi, elle regarde le monde différemment, et répond aux sens par les sens, récite intérieurement mes leçons avec ferveur, dirais-je que je lui ai tout appris, ce que je sais c'est qu'elle est mon élève modèle, elle progresse tant et plus que chaque jour je peux penser au suivant sereinement, avec l'espoir que peut-être un jour elle dépassera le maître que je suis, chaque jour la progression est palpable et la parole finira bien, avec un peu d'effort, par franchir les portes de l'esprit, dans un souffle enchanté qui me parviendra comme un chant inconnu.

Je me relève et j'avance encore vers notre point de départ, les grilles d'entrée, que chaque jour il y a peu, le magnat franchissait pour venir la voir et l'abrutir de ses paroles vengeresses. Il a décidé pour son bien à lui m'a-t-il confié de ne plus venir qu'une fois par semaine, ce qui me laisse le temps d'agir au plus près de Pépi sans que personne ne vienne contrecarrer mes plans, je lui parle toute la journée d'évasion et de nature et de fraicheur et d'amour à deux, nous deux dans les flots de la vie retrouvée, chacun protégeant l'autre, chacun avançant dans la direction du destin commun, chacun respirant plus fort la progression martiale d'une fusion réciproque. Chaque jour je répète les paroles qui doivent finir par la convaincre de me suivre et de s'évader de cet enfer de la convalescence où personne désormais ne mets plus les pieds pour la voir sauf lui, le magnat, une fois par semaine mais je sais sans compter, que chaque semaine font maintenant parfois des semaines ou des mois, comme le temps passe vite ici, cette impression finalement est partout la même, le temps défile sans compter et les paroles restent encore le meilleur moyen d'y mettre fin, si il dit chaque semaine, à n'en pas douter, il ne sera pas contredit et nous dirons avec lui que chaque semaine il a vu Pépi ici à la convalescence.

Le temps nous ai compté maintenant, je perds mes forces chaque jour un peu plus, j'arrive au point de non-retour et ma décision est prise, depuis que le petit lézard a retrouvé sa liberté, il me vient la confirmation que Pépi mérite la sienne, devrais-je dire la notre, son regard sur moi ne trompe pas et son insistance à vouloir rester dehors aujourd'hui en dit long sur sa volonté d'échapper à cette non-vie, avec moi, car que deviendrait-elle sans moi, libre mais incapable d'aller et venir par elle-même, trop perdue dans des pensées insensées, trop rebelle à la marche du monde comme il va, trop délicate pour remplir son rôle de pécheresse désignée. Il se fait tard et le cercle s'est refermé, nous sommes devant la porte d'entrée, nous entrons et nous montons les marches jusqu'à l'aile d'habitation louée rien que pour elle, nous pénétrons dans la chambre, et je la serre fort contre moi, je lui fais la promesse enfin d'être libre, avec moi, c'est pour bientôt, tiens-toi prête, écoute moi, saisis ta chance, je te libère, ne reviens pas.

Quand je rentre chez moi après cette journée épuisante, je pense au choix qui se présente et à la possibilité de dire la vérité sur mon avenir avec Pépi. Ce soir, je dois tout avouer, mon amour pour elle, notre décision de tout quitter au matin, de rencontrer l'inconnu et d'affronter la vie comme elle vient. J'ai droit encore ce soir à la même assiette qui déborde des restes de la veille ou de l'avant-veille, où sont mes valises, je dois faire l'effort de me rappeler, je dois garder mon calme aussi et délivrer sans une complainte incessante un semblant de justification à ma conduite, il arrive que l'on se quitte et parfois que l'on se retrouve, je mange pourtant, c'est froid, indigeste, j'avale sans broncher, je réserve ma parole pour plus tard, prends des forces me dis-je, ne t'éparpille pas, reste concentré et dis-toi qu'au bout de la nuit, la vie rejaillira dans toute sa splendeur, tu n'as rien à regretter, dis le maintenant, dis-le, au lieu de cela, je me lève et je monte à l'étage, je disparais dans la salle de bain et me regarde bien en face, j'applique avec minutie les gestes du soir, le déshabillage, l'eau sur mon visage, le lavage des dents, je vois défiler la journée, j'allume la lampe, la voilà qui me rejoint, s'allonge et se détourne de moi. Riches les heures pliées en petits bouts de papier. Nous nous rappellerons plus tard ces derniers jours mais demain, demain, tu m'entends, demain, la vie, on y sera, demain, tu m'entends, on y sera, alors j'éteins la lumière et je l'embrasse mécaniquement sur la joue, je n'ai rien dit, je pense à demain, alors demain je le crois, il sera bien temps pour tout avouer.

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