Perdition

Jade Tigana

Je hais le monde depuis que tu t'es soustrais au mien. A mes yeux, le monde n'est à présent qu'un amas de faux semblants, une illusion qui se révèle à la fois troublante et attrayante, mais qui n'a de cesse de nous donner à voir sa beauté. Oui, sa beauté. Et il est certain que ceux qui savent apprécier celle ci, sont à même de reconnaître avec affliction sa disparition. Mon monde à moi puisait sa beauté dans le changement, je n'y peignais jamais les mêmes couleurs, je l'agençais avec harmonie, il sonnait juste. D'ailleurs, tu étais là pour y insuffler ta singularité, agrémentant ma vie de tes nuances, de tes tonalités. Je les appréciais d'autant plus car subsistaient en elles ce quelque chose d'authentique et dépourvu d'artifice. C'était tel un tableau que l'on repensait continuellement, comme une pellicule que l'on déroule, à l'infini.  C'est une sensation si particulière qu'il est difficile de la décrire. A vrai dire nos journées n'étaient qu'une ébauche du lendemain, et notre vie, quant à elle, était sans cesse à réinventer. Nous nous étions promis à ce propos, qu'il était nécessaire de toujours se laisser surprendre, de s'abandonner tout à fait au monde, de s'enivrer l'un de l'autre.  A travers toi, j'ai découvert la diversité du monde et plus je m'y livrais, plus celle ci m'emplissait d'euphorie. Les jours, quant à eux, renfermaient un certain paradoxe : ils s'écoulaient de la même façon et je les vivais pourtant différemment. Je crois bien que j'éprouvais une temporalité éloignée de la normale puisque les minutes, dans leur fugacité, m'appartenaient. Cette divergence, qui sonnait pourtant si juste, tu l'as embrassé fiévreusement avec moi. C'était comme un plongeon dans l'inconnu, une virée atemporelle. Tu sais, je ressens encore pleinement cette sensation d'abandon, car c'est dans ce lâcher prise que j'ai effleuré ce que l'on peut appeler la félicité. Nous vivions alors à côté du monde, parallèlement à celui ci. Lorsque j'y pense, je me dis que tu avais, en un sens, ce pouvoir de rendre les choses uniques. Tu me troublais, inexorablement. Grâce à toi je n'étais qu'attraction, un être épicurien, avide de sensations, porté par une inépuisable soif d'expérience. Il me semble avec du recul que je goutais la vie avec ferveur. Je me souviens de ces instants où, déconnectés de la réalité, nous nous allongions à même le sol, ce sol aride, qui gênait, mais qui fut vite allégé par la douceur de nos conversations. Puis, nous cessions de parler. Les paroles laissaient alors place au silence, et s'offrait à nous la liberté : celle de l'imagination. Nous volions ensemble, sans un mot, et pourtant ce silence était porteur de sens : nous ne faisions qu'un en ce temps précieux, oui qu'un, en ce flottement à la fois exprimable et ineffable. Il me semble qu'ici j'ai appris à rêver, mais à rêver éveillée.

 Un univers se dessinait, je ne le voyais qu'à travers nous : une nature épurée, où les arbres se laissaient emporter par le bercement du vent, la rosée du matin, dont la fraicheur caressait nos pieds au réveil, ou encore, les fleurs aux tendres couleurs, qui, se tournant légèrement face au soleil, laissaient transparaitre leur éclat. Tout était musicalité, et en contemplation devant cette beauté indicible,  mes sens n'en étaient que plus exacerbés.

Lorsque tu es parti, je ne voyais le monde qu'à travers le prisme de la douleur. Celui ci était gris bien qu'ensoleillé, et d'une noirceur sans précédent en temps de pluie. J'étais paralysée, anesthésiée. Mes sens autrefois en éveil ne me répondaient plus. J'étais devenue le pantin de moi même. Je m'en souviens si violemment, que cette sensation demeure physique. J'étais alors imprégnée d'un vide profond, métaphysique, de ces vides qui nous laissent hagards, suspendus au dessus du monde, au milieu d'un tout et pourtant, absorbés par le vide. Quel malheur, le monde avait perdu son éclat. Le tableau que l'on avait autrefois dessiné se profilait sous mes yeux, dénudé, décoloré. Je progressais à tâtons en ce monde qui ne m'inspirait plus qu'accablement et colère, et je haïssais l'univers. Je le détestais car il retirait subtilement la beauté des choses à ceux qui savaient le mieux la voir. Il me donnait amèrement à penser que l'on m'avait rapproché de la félicité pour mieux me la retirer. Je comprenais dés lors que l'univers en son immensité, donnait le vertige.. Il avait le pouvoir de transformer une vie mielleuse, que l'on goute d'abord puis que l'on apprend à savourer ensuite, en une existence insipide et imparfaite, dénuée de saveur et de sens. Je le détestais dans toute son arbitrarité, puisqu'il décidait de notre postérité, du sort qui nous était réservé. Quant à nous,  nous subissons, brûlant, fiévreux d'injustice. J'étais répugnée de ne pouvoir entrevoir une parcelle de cette beauté que je dévorais autrefois des yeux, j'étais écoeurée de cet aveuglement soudain. Oui, je ne voyais rien, car j'étais dans l'impossibilité d'apprécier le moindre recoin de ce qui m'entourait. Tout était enlaidit. Je voyais sans regarder. J'entendais sans écouter. J'effleurais sans toucher. Ma vie se résumait dorénavant à un brouillage de sens, à un amas de négations.  J'ai su que mon existence s'était écourtée le jour où tu t'es éloigné tout à fait de la réalité. Nous nous y déconnections, il est vrai, mais toi, tu t'y es détaché, soustrait, absous. Tu n'étais plus, et cependant, tu  subsistais intensément en moi.

 Moi, j'étais devenue insensible à tout, hormis à l'amertume. Le monde avait dissimulé les mille nuances saisissantes de mon vécu et me donnait désormais à voir un univers sombre, comme éternellement inondé par l'obscurité, figé par la nuit. Plus qu'insensible, je m'étais éteinte.

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