perdue

Lucie Labat

Le 28 mars n'est pas une journée comme une autre. C'est le jour, béni, où tu es née, ma chérie.

Avec toi tout un monde s'est créé, et c'est ton univers qui est venu percuter le mien, tournant d'abord tout autour, avant d'entrer en collision, en collusion même, directe avec lui. Je crois bien pouvoir affirmer que depuis, pas un jour ne s'est passé sans que tu influences mon monde, sans qu'une pensée pour toi émerge de ma conscience et vienne se déposer tout doucement sur le fil de ma journée. Pas une journée, sans l'empreinte de toi.

Nos étoiles se sont cherchées pourtant, et continuent de le faire encore. Si je replonge dans mon premier souvenir de toi te voilà en train de tambouriner la cour avec tes gros talons, en maternelle, c'était peu orthodoxe. C'est ce que tu es en même temps, peu orthodoxe. Tu dis toujours (ou le penses pas si secrètement que ça) que j'aime tout ce qui est original pour me faire remarquer. Ne fronce pas les sourcils je sais que c'est vrai, je ne t'en blâme pas, après tout, je pense bien que tu n'aimes rien de ce qui est original pour ne pas te faire remarquer. Eh bien figure toi que si l'on suit ta logique, tu es quelqu'un de très original. Si, je t'assure, je vais te le prouver. (Mais je pense quand même qu'on devrait juste admettre qu'on a des goûts radicalement différents toi et moi, et qu'on se complète admirablement).

Mon premier souvenir de toi c'est tes talons que tu fais claquer dans la cour. Mon second souvenir c'est toi qui te cache derrière moi pour échapper à tous les méchants qui disent du mal de toi (à raison d'ailleurs, on n'étrangle pas les autres enfants ma chérie, même quand ils s'appellent Marie-Caroline et qu'ils ont des barrettes dans les cheveux). Mon troisième souvenir de toi c'est quand tu m'as vexée sur la pauvreté de mes parents, et que je t'ai fait du mal en te disant que les miens au moins s'aimaient toujours. Je crois que je t'ai fait beaucoup de mal ce jour-là. Mais bon, on avait 7 ans. Qu'est-ce qui pouvait nous arriver à cette époque, rater un anniversaire auquel tout le monde était invité ? Parfois je regarde en arrière à cette époque et je me dis que finalement, à part Marie-Caroline, les problèmes n'étaient pas encore très réels.

Tu sais qu'on a jamais été dans la même classe ? Oui bien sûr que tu le sais, on a même essayé d'être en classe espagnol toutes les deux pour l'être. Mais cette année spécialement ils avaient décidé de faire deux classes d'espagnol. Merveilleux. On a tout vécu ensemble, depuis le moment où j'ai commencé à réfléchir au moment où j'écris ces mots. Il me semble que juste à l'instant où j'ai posé un regard critique sur ce monde tu étais là pour me guider, et me montrer ce qu'être à part pour quelqu'un signifiait.

Très vite on nous a distinguées comme des « paires d'amie », des meilleures amies en somme. Tu portais la culotte bien sûr, un fort caractère comme le tien prenait forcément le pas sur ma facilité à faire des concessions. J'étais le calme, tu étais la tempête, cette chose dynamique et vivante qui venait se reposer dans le courant de mon onde pure. Au bout du compte, j'étais quand même ta première référence pour toutes sortes de secret. Quand j'y pense, quelle chance j'ai que tu m'aies mise dans la confidence, dans ta confidence.

La suite on la connait, l'adolescence, les garçons, les groupes, les populaires (Marie-Caroline), les normaux (toi), les loosers (moi). A 16 ans tu as enfin ton premier amour, à 17 ans je te découvre faillible ; tu me délaisses. Je crois te perdre pour toujours. Je crois être perdue sans toi pour me guider, je me perds un peu d'ailleurs, pour mieux te retrouver. Je crois que nos séparations ne sont jamais que temporaires, puisque cela fait maintenant 18 ans que je te connais.

Aujourd'hui je ne sais vraiment pas quoi faire. Je sais que tu es faillible, je sais que cette apparence de rocher de glace n'est qu'une façade, et je me tiens là, tout de même plus vulnérable que toi face à l'épreuve que tu traverses. J'aimerais savoir pourquoi certains hommes se permettent d'abuser du corps des femmes. J'aimerais savoir quoi faire pour t'aider, j'aimerais pouvoir exprimer cette colère que j'étouffe sous le coup du choc et qui me submerge quand même. J'aimerais me montrer forte pour toi.

J'ai cherché sur internet des cours de boxe. J'ai tapé "comment extérioriser sa colère" et je me suis dirigée vers une des solutions préconisées. Je me suis dit que peut-être si je prenais exemple sur les films, une activité physique de type sport de combat m'aiderait à sortir de moi, m'aiderait à me mettre en colère pour toi. Que si je crachais toute cette colère refoulée, peut-être que je serais apte à trouver mon avis dans tout ce brouhaha, à dire quelque chose d'intelligent, quelque chose qui me ressemble. Je suis une fille sage, je suis toujours très calme. On m'a dit que c'était toujours la solution, que c'était prendre de la hauteur face au reste du monde, montrer qu'on est plus fort que lui. Je commence à croire que l'on m'a menti. Alors je me suis dit que si j'arrivais à me mettre en colère, peut-être que je n'aurais pas la gorge nouée demain quand on se verra pour la première fois après ton viol. Parce que pour la première fois demain, même avec toi je suis perdue.

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