PERSONNE SUIVANTE, SVP

nat28

Projet Bradbury - Semaine 3

                La jeune femme jeta un nouveau coup d'oeil aux chiffres affichés sur le petit boitier situé au dessus de la rangée de guichets qui lui faisaient face. Combien de fois avait-elle levé les yeux de son magazine depuis son arrivée ? Dix, cent, mille ? Cette attente lui semblait interminable, pourtant elle ne devait pas être là depuis plus de vingt minutes, à en juger par l'avancement de sa lecture. Mais la chaise en plastique inconfortable sur laquelle elle était installée et le bruit des autres personnes qui attendaient elles aussi leur tour rendait l'expérience peu agréable.

 

                Les diodes rouges formaient le nombre "soixante-douze" : la jeune femme vérifia machinalement son ticket, sésame pour atteindre un guichet, en sachant par avance ce qu'elle allait voir. "Quatre-vingt seize". La perspective d'une demi-heure d'attente supplémentaire. Au minimum. Elle bougea légèrement sur son siège trop dur pour tenter de faire disparaître une crampe dans sa cuisse gauche. La solution la plus efficace aurait été de se lever et de faire quelques pas, mais elle craignait de perdre sa place assise si elle faisait mine de lever ne serait-ce qu'une fesse. Dans ce grand h       all froid et impersonnel, les chaises étaient une denrée rare, que l'on ne cédait, à contrecœur, qu'aux femmes enceintes ou aux personnes âgées. Le léger embonpoint de la jeune femme lui permettait de se faire passer pour un membre de la première catégorie, et la dispensait donc de prêter la moindre attention aux nouveaux arrivants.

 

                Coup d'œil au boitier : "quatre-vingt". Coup d'œil à sa montre : "quinze heure quarante deux". A moins de renoncer et de sortir du bâtiment, elle serait en retard à la sortie de l'école. Son fils allait une fois de plus devoir l'attendre dans sa classe, tout seul sur sa chaise, sous la surveillance de son institutrice fatiguée des retards à répétition de sa génitrice. La jeune femme faisait son possible pour respecter les horaires, mais il y avait toujours quelque chose pour venir la retarder ,un coup de fil qui s'éternisait,  un imprévu à la maison, un accident sur la route... Et le fait qu'elle soit sans emploi aggravait encore la situation aux yeux de la maîtresse qui pensait que, n'ayant "rien" à faire de ses journées, elle aurait dû au moins respecter les horaires scolaires.   

 

                Comme si l'inactivité professionnelle était synonyme de temps libre à volonté... Bien au contraire ! Ne pas avoir de planning défini lui faisait plutôt perdre la notion du temps et lui donnait l'impression que le temps filait à toute vitesse. Et puis ne pas travailler signifiait aussi devoir se débrouiller seule avec une maigre allocation chômage pour se loger et se nourrir ! Elle avait revendu sa voiture le mois précédent, incapable de faire face aux nombreuses dépenses liées au véhicule, et elle courait d'associations en associations pour donner un coup de main et grappiller des  miettes de générosité à droite et à gauche.

 

                Si seulement le père de son fils lui versait la pension alimentaire à laquelle elle avait le droit... Mais l'homme avait disparu de sa vie aussi vite qu'il y était entré, elle malgré de multiples recherches sur Internet et sur les réseaux sociaux, elle n'avait jamais réussi à le retrouver.

"A quoi bon, songeait-elle parfois, il a encore moins d'argent que moi !"

 

"Quatre-vingt dix". La jeune femme avait fini de lire son magazine, qu'elle roula avant de le fourrer dans son sac. Elle l'avait récupéré auprès de son amie Sylvie, et elle le donnerai à sa voisine Eliane lorsqu'elle irait prendre le café chez elle, le lendemain matin. Le "petit noir" était devenu un luxe qu'elle ne pouvait plus se permettre, alors deux à trois fois par semaine, elle s'invitait chez Eliane après avoir emmené son fils à l'école pour prendre le temps de déguster une tasse de café chaud tout en discutant un peu avec une adulte bienveillante. Depuis quelques temps, la plupart des gens avec qui elle était amenée à discuter avait plutôt un discours défaitiste, voire agressif à son encontre. Sa mère se demandait ce qu'elle allait devenir, son père s'interrogeait sur le fait qu'elle ne trouve pas de travail, et la plupart de ses amis s'éloignait d'elle de plus en plus, quand ils ne la soupçonnaient pas d'un manque de volonté chronique.

 

                Pourtant, la jeune femme ne demandait que ça, de travailler ! Mais entre les missions d'intérim trop courtes qui n'auraient servi qu'à lui faire perdre ses droits au chômage, les postes en équipe incompatibles avec sa vie de mère célibataire, et les entreprises inaccessibles sans voiture, la situation n'était pas très encourageante.  

 

                "Quatre-vingt seize" afficha le boitier, mais la jeune femme, perdue dans ses pensées, ne vit pas que son numéro venait enfin d'apparaître.

"Quatre-vingt seize ! Guichet B ! Personne suivante SVP !" lança l'employée assise derrière le guichet en question. La jeune femme sortit de sa torpeur et se leva rapidement pour aller se rasseoir devant le guichet B. L'employé lui sourit pendant un quart de seconde avant de tourner la tête vers l'écran de son ordinateur.

"Nom, prénom, numéro de dossier" dit-elle rapidement, d'un ton automatique.

"Lanctot Cossette, AE21L36M15" répondit la jeune femme tout aussi machinalement.

Son interlocutrice pianota rapidement sur son clavier pour entrer les informations que l'on venait de lui donner. "Une rapide, tant mieux !" pensa Cosette, qui ne supportait plus les "tortues de la frappe", surnom dont elle et ses amies en recherche d'emploi avait affublé les employés qui cherchaient chaque lettre sur leur clavier. Son retard à l'école pourrait être raisonnable si la femme derrière le guichet gardait ce rythme et faisait preuve d'efficacité.

"Vous avez le formulaire F-420 qui vous a été envoyé par courrier ?"

"Oui !" répondit la jeune femme en plongeant la main dans son sac.

 

                Le formulaire F-420... Il arrivait tous les deux mois dans sa boite aux lettres, comme un rappel du fait que sa situation n'avait pas changée, et que sa survie dépendait d'une feuille A4 à remettre dans les temps au Pôle Emploi, sous peine de radiation. La jeune femme avait passé sa soirée à le remplir, vérifiant chaque case, et s'appliquant pour tracer chaque lettre en majuscule. Elle l'avait ensuite soigneusement plié en 4 et l'avait mis dans son sac à main pour être sûre de ne pas l'oublier le lendemain.

 

                Mais après deux longues minutes d'exploration, elle dût se rendre à l'évidence : le formulaire F-420 n'était plus dans son sac. Elle fouilla une seconde fois, plus minutieusement, sans plus de succès, et finit par vider tout le contenu de sa petite besace sur ses genoux. Entre ses clés, son portefeuille, un paquet de mouchoir, des échantillons de chewing-gum, le magazine qui l'avait aidé à patienter, et d'autres objets divers et variés, indispensables dès lors qu'elle quittait son appartement, elle ne trouva pas le précieux formulaire. Et l'employée assise en face d'elle commençait à s'impatienter.

"Alors ?" demanda-t-elle, comme si elle n'avait pas compris ce qui était en train de se passer.

 

                Le formulaire F-420 avait tout bonnement disparu.

 

                "Je ne comprend pas" murmura Cosette d'une toute petite voix, tout en fixant le contenu épars de son sac. La femme assise en face d'elle croisa les bras et prit une grande respiration avant de lui répondre.

"Bon... Comme c'est la première fois... Je vais vous redonner un formulaire, à remplir et à me ramener demain. Sans faute ! Et tâchez de ne pas le perdre, celui-là !"

Cosette n'en revenait pas : on la traitait comme une enfant irresponsable ! Elle prit le formulaire vierge que l'employée lui tendait au dessus du guichet, le rangea soigneusement dans son sac, et se leva en glissant un faible "au revoir".

 

                La jeune femme, à la fois incrédule et folle de rage, sortie du bâtiment gris de Pôle Emploi et se mit à courir jusqu'à l'arrêt de bus où un véhicule arrivait. Elle monta dans le bus, marmonna un vague bonjour au chauffeur, et valida sa carte de transport avant de se diriger vers l'arrière du véhicule. Elle savait qu'il y avait une douzaine d'arrêt entre le Pôle Emploi et l'école de son fils, et elle savait aussi qu'elle serait une fois de plus en retard. Il était déjà quatre heure et quart.  

 

                "Maman !" cria le dernier enfant présent dans la salle de classe en voyant entrer Cosette. Le petit garçon affichait un grand sourire sur son visage innocent, trop heureux de voir enfin sa mère. Cette dernière s'excusa rapidement auprès de l'institutrice blasée et alla prendre son fils dans ses bras. Ce dernier se dégagea rapidement pour sortir une feuille de son cartable.

"Regarde maman, je t'ai fait un dessin !"

Cosette saisit la feuille où le petit garçon avait tracé, avec des traits maladroits, une petite maison et deux bonhommes, un grand colorié en rose et petit tout un bleu, se tenant la main. Le tout dessiné sur un formulaire. Le formulaire qu'elle n'avait pas retrouvé dans son sac à main. Elle prit une grande respiration pour refouler les larmes qu'elle sentait monter, rangea le dessin dans le cartable de son fils, et lui prit doucement la main.

"Merci mon chéri, c'est très joli."  

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