PESTBOOK 6 GRINCEMENTS DE DENTS

oliveir

Je lui ai écrit une lettre cinglante dans laquelle je lui demandais de détruire ses écrits. Je n’eus pas de réponse immédiate. Il m’envoya un article qu’il avait rédigé en Malaisie dans la banlieue de Kuala-Lampur. Il y racontait en détail la vie d’un habitant chez lequel il avait vécu. Il citait les noms de ses parents, de ses enfants. Il racontait son enfance, ses goûts, ses trahisons, son métier, ce qu’il pensait de son employeur, ce qu’il espérait de la vie… C’était un récit intime, on se prenait d’affection pour cet homme, on en avait pitié aussi. C’était très intéressant mais il ne répondait pas à ma question.

J’ai insisté et lui ai écrit que je ne voulais jamais voir ce texte sur son blog. Il me rétorqua qu’il était auteur-journaliste et qu’il faisait son métier. Je suis tombé des nues, il s’arrogeait le titre de journaliste sans avoir jamais écrit un seul article. « Mais il fallait me le dire avant de me parler, je ne me serais pas laissé aller à de telles confidences » lui ai-je répondu vertement. Je savais aussi que s’il m’avait avoué son forfait avant de le commettre, je ne me serais pas épanché. J’ai eu un éclair et j’ai compris que tout ce qu’il m’avait dit était un tissu de mensonges destiné à me faire entrer dans le piège des révélations et des confidences. Je lui ai accordé ce que j’avais de plus précieux, la confiance, et il la trahissait sur le champ. J’avais été aussi naïf qu’un agneau qui se serait  précipité chez le boucher. J’étais vexé d’avoir cru que mes histoires l’intéressaient, qu’il voulait m’aider, me libérer… Comment avais-je pu être aussi niais ? Tout ce qu’il m’avait dit était probablement faux, cela avait été exprimé dans le dessein de m’inciter à me livrer. Il avait certainement une grille pour mettre les individus à nu et des techniques pour leur extorquer leurs secrets. C’était efficace parce qu’au final, je lui avais raconté ce qu’il voulait savoir.

Il n’était plus très présent sur Facebook. Il publia sur son blog un article, rédigé en début d’année, sur un de ses périples indiens. Mes amis appréciaient ses articles et le félicitaient de faire d’aussi beaux voyages et de savoir aussi bien les raconter. Dans un autre article, il envoya la carte de son dernier voyage. C’était une grande carte sur laquelle étaient indiquées les villes et ses haltes. Sa carte était illustrée des aquarelles qu’il m’avait montrées lors de notre rencontre. Sur l’une d’elles, je reconnus ma maison. Il avait dû la peindre de mémoire, elle était belle d’ailleurs, je l’ai imprimée mais je l’ai mise dans un carton par crainte du pouvoir maléfique de cet étrange personnage.

Le danger se rapprochait, bientôt je serais l’illustration d’une de ses étapes de voyage. J’ai cliqué sur le « répondre à » de son dernier message, je lui ai interdit de mettre sur son blog le reportage qu’il avait rédigé suite à notre rencontre. Mais en écrivant le mot interdire, je me suis rendu compte que je n’avais aucun moyen de pression pour le lui interdire. J’ai changé les mots et je lui ai demandé de le modifier pour que cela se passe dans un autre pays à une autre date. Au fur et à mesure que je changeais mes mots, j’ai eu l’impression qu’un piège se refermait sur moi. J’ai simplement écrit : « Ton reportage est une offense à la confiance que je t’ai accordée. Il n’intéresse personne de connaître les faits que j’ai accepté de te dévoiler dans la chaleur d’une journée d’été ».

Il m’envoya sa réponse quelques jours après sur mon ordinateur : « J’écris un ouvrage sur mes voyages à travers le monde et j’espère le faire publier dans un proche avenir ». Il ajouta qu’il était journaliste et qu’il faisait son métier, que je ne pouvais pas lui interdire d’écrire ce que bon lui semblait. Il menait une enquête sur les tabous à travers le monde, sur ces choses dont on ne parle pas, il voulait soulever la couverture qui étouffait les rapports humains. Il ajoutait cette phrase : «Il existe un large lectorat intéressé par les reportages ethnographiques sur les façons de vivre de l’autre côté du monde, mon blog est très visité et nombre de tes amis via Facebook m’ont adressé des commentaires encourageants sur les articles que j’écris ».

Il avait besoin de se donner un but, de nommer un ouvrage qui ne verrait probablement jamais le jour, c’était un alibi pour me nuire. Je lui ai demandé de changer les prénoms, les lieux, car je ne souhaitais pas être identifié. Dans ma lettre, je lui expliquais le tort qu’il pouvait me causer, il lui suffisait de changer quelques noms et tout rentrerait dans l’ordre. Nous ne discutions plus en simultané, il n’était plus jamais présent sur Facebook, il écrivait parfois mais ne restait jamais connecté longtemps. J’ai eu le pressentiment que nous n’avions plus de choses agréables à échanger.

Sa réponse ne tarda pas, elle arriva sous forme d’un email. Il prétendait qu’il était libre d’écrire les articles comme bon lui semblait et si je voulais les racheter ses articles, il fallait que je m’adresse à son agent d’affaires, d’ailleurs celui-ci me contacterait bientôt. Je ne m’étais pas trompé, il voulait de l’argent, le mobile était maintenant clairement défini.

J’ai reçu une douche froide. Au moins, c’était clair, il n’indiquait pas le montant mais il me signifiait qu’il entendait monnayer son silence. J’avais affaire à ce qu’on appelle un maître-chanteur. Je n’avais aucune idée de la somme d’argent qu’il exigerait. A partir de ce moment, cela a commencé à tourner dans ma tête. Je crois qu’on peut parler d’obsession. Je me faisais le scénario de ce qui allait m’arriver si je ne cédais pas. Ma famille ou ce qu’il en restait serait éclatée à jamais, Patricia et Jean ne supporteraient pas les révélations de Pierre relatives à l’avortement de Patricia, je ne les reverrais jamais. Au garage, lorsque mon comportement envers les ex-stagiaires serait connu, je n’aurais plus qu’à démissionner, je ne pourrais plus soutenir le regard des autres. Ajouter cela au tourisme sexuel, cela ternirait définitivement mon image auprès de mes amis. Je n’aurais plus qu’à m’isoler. Pour clore le tableau, Pierre dénoncerait par lettre anonyme mon délit de fuite à la police. Un agent zélé n’aura qu’à rouvrir le dossier pour solutionner cette sale affaire, je n’aurais que des ennuis. Je n’avais pas besoin d’aller voir une voyante pour connaître mon avenir. 

J’ai consulté un médecin. Il vit de suite que j’étais fatigué, il m’a trouvé une petite mine. Je n’ai pas osé lui décrire le traquenard dans lequel j’étais tombé. Pourtant, il était tenu au secret mais je crois que j’étais vacciné, je n’étais pas prêt à raconter mes histoires et à me confier à un inconnu, je me condamnais au silence. Je ne sais ce qu’il a pensé mais il a attribué ma fébrilité à du surmenage et a voulu me prescrire un arrêt de travail. J’ai refusé. Au garage, au moins je pensais à autre chose, je cessais de retourner sans fin ces horreurs dans ma tête. Alors il m’a donné des pilules pour me détendre et mieux dormir. Les premières nuits, elles ne me faisaient aucun effet, je crois que mon organisme luttait contre ces médicaments, j’étais encore plus fatigué, j’ai cru que j’allais m’épuiser. Robert, le gérant du garage m’a conseillé de ménager ma santé, je devais vraiment avoir une sale tête. N’en pouvant plus, j’ai passé un week-end dans mon lit, les pilules ont pris le relais et j’ai réussi à dormir. Mes nuits étaient agitées, je n’étais pas au sommet de ma forme, je n’avais plus le tonus.

Je vivais dans les regrets, je ne lui aurais pas parlé, il aurait passé son chemin. Il ne m’aurait pas écrit sur Facebook, je l’aurais perdu de vue, il aurait pu écrire tous les articles qu’il souhaitait, cela ne m’aurait pas gêné mais il s’était introduit dans mon réseau social. Je ne voulais en aucun cas être le sujet de son prochain article. Je le voyais moins sur la toile, il écrivait encore un article de temps en temps sur Facebook et agrémentait son blog d’une nouvelle contribution. Je ne vivais plus dans le réel, je vivais sous la menace.

Je n’avais plus le goût pour jouer au bridge, cette sale affaire me taraudait. J’ai téléphoné à Adrien pour lui annoncer que je ne me sentais pas en forme pour aller au club, je lui ai dit d’aller seul au tournoi, il trouverait certainement sur place un partenaire pour me remplacer. Ma faible voix trahissait une petite forme, on ne peut rien cacher au téléphone. Il m’a demandé si j’avais des ennuis de santé, je lui ai répondu que cela allait mais je crois qu’il ne m’a pas cru. Le lendemain soir, il sonnait à ma porte. Il est entré, je l’ai invité à s’asseoir. Il avait, de visu, la confirmation de ma baisse de régime. Il m’a proposé d’aller au resto mais j’étais trop fatigué. Il m’a demandé si j’avais consulté un médecin. Il était attentionné quand-même ! Je lui ai proposé de manger à la fortune de ce que nous trouverions dans le réfrigérateur. Nous nous sommes mis à table comme deux vieux célibataires. Adrien a essayé de me faire parler des élections municipales toutes proches mais j’étais peu réceptif. Je ne devais pas être très drôle. Il avait de la patience. Nous avons parlé moins, plus calmement, de choses futiles. Je ne sais comment Adrien en est venu à parler de Pierre. Je lui ai dit que je regrettais de l’avoir rencontré. Adrien s’insurgea, le personnage lui paraissait être des plus intéressants, il décrivait merveilleusement ses voyages, il faisait rêver la communauté. Il s’arrêta soudain, il avait une cuiller de crème au chocolat dans la main, il me demanda pourquoi je tenais de tels propos.

J’ai raconté à Adrien quel étrange personnage se cachait sous l’enveloppe séduisante de Pierre. Il a été surpris par mon histoire. Je ne lui ai pas dit la teneur de mes conversations avec Pierre, je lui ai simplement indiqué que j’avais révélé à Pierre des faits que je n’aimerais pas voir relatés sur son blog et j’ai enchaîné sur l’article que Pierre était en train d’écrire sur moi. Adrien était secoué par ce que je lui disais, il éprouva le besoin de se lever et de faire quelques pas. Pour être sûr de ne pas rêver, pour reprendre son souffle avant de poursuivre la conversation, pour respirer tout simplement.
-Mais enfin, qu’as-tu pu lui dire pour qu’il dispose de tels moyens de pression sur toi ?

Je lui ai raconté le délit de fuite dont j’étais l’auteur sans préciser ni la date ni le lieu mais en revenant sur les circonstances de ce tragique événement. Cela l’attrista, il essaya de me réconforter en me disant que cet accident ne m’était pas imputable, que j’avais eu la malchance de passer ce jour-là à cet endroit-là et que cela aurait pu arriver à n’importe qui. Bien-sûr, il aurait fallu s’arrêter.
-Penses-tu que Pierre dispose de suffisamment d’éléments pour retrouver les articles de presse sur cet accident et te dénoncer ?
-Cet homme a une mémoire impressionnante, j’ai lu un de ses textes et j’ai retrouvé mot pour mot des phrases que j’avais employées.

Adrien était outré, il martyrisait son morceau de pain mais ne savait quel conseil me donner. Il a eu du mal à comprendre que j’ai confié à Pierre, que je ne connaissais pas, des secrets que je ne révélais pas à mes amis les plus proches. Je lui ai dit que l’ambiance était très particulière dans cette maison isolée à la campagne et que Pierre s’était lancé dans les confidences dans le dessein de me faire parler.
-Nous avons parlé de beaucoup de choses durant cette journée, j’ai évoqué beaucoup d’évènements que j’aurais mieux fait de taire. Sur Facebook, beaucoup de mes contacts sont maintenant des amis de Pierre, nombreux sont ceux qui ont visité son blog sur lequel il relate l’intimité de personnes vivant à l’autre bout du monde, c’est intéressant mais s’il sait alimenter un tel blog, c’est qu’il a su tisser des liens intimes avec les habitants qu’il a rencontrés. C’est un professionnel, il a élaboré une méthode pour inspirer la confiance. Je regarde autrement la journée que j’ai vécue avec lui, je le suspecte d’avoir inventé des propos dans l’unique but de me faire parler. Je ne crois pas qu’il voulait me nuire mais il cherchait de la matière pour écrire un article. Pierre a dû être surpris par mes paroles, il a orienté nos discussions en fonction de l’article qu’il souhaitait écrire. Quand il a intégré mon réseau Facebook, il s’est rendu compte du mal qu’il pouvait me faire et l’idée de monnayer ses paroles a germé dans son esprit retors.

Adrien me dit qu’il n’avait jamais entendu une histoire pareille.
-Mais il faut te défendre, tu ne vas pas te laisser plumer par ce triste personnage. Combien t-a-t-il demandé ?
-Rien encore, il dit que son agent va entrer en contact avec moi.
-Parce qu’en plus ce triste sire a un agent. Il faut lutter.

Tout cela était facile à dire mais difficile à faire. Nous n’avions aucun moyen de rétorsion, nous ne savions qui était Pierre, il n’avait introduit aucun nouveau contact sur la toile, il n’était connu de personne, il avait la consistance d’un fantôme. Nous ne savions même pas où était Pierre (était-il vraiment en Roumanie ?) ce qu’il voulait, s’il avait un vrai projet professionnel… Adrien dit qu’il fallait le faire sortir du réseau. On pouvait demander à tous nos contacts de le supprimer de leur liste d’amis mais on ne pouvait obliger personne et il suffisait qu’on leur demande pour qu’ils ne le fassent pas. Malin comme était Pierre, il avait dû prendre les adresses électroniques de chaque membre, il pourrait entrer en contact avec eux très facilement. Adrien pensait qu’il fallait le menacer. Mais de quoi ? Dans quel pays fallait-il l’assigner? Pour quel motif ? Pour réparer quel préjudice ?

Adrien était un peu abattu, moi j’allais un peu mieux, j’avais trouvé un allié à défaut de retrouver le moral. Adrien m’assura qu’il allait m’aider, il me dit qu’il reviendrait. Je n’ai pas retrouvé le sommeil pour autant mais cela me fit du bien de savoir que je n’étais plus seul pour lutter. Adrien se proposa de mener les négociations, il pensait que j’étais trop impliqué pour le faire sereinement, il était bien entendu qu’il ne ferait rien sans mon accord.

 Adrien revint vers moi deux jours après, il s’étonnait de l’absence de Pierre sur Facebook. Adrien avait rédigé une lettre dans laquelle il menaçait Pierre d’un procès en bonne et due forme s’il publiait sur la toile des propos me concernant. J’ai accepté qu’il l’envoie, j’aurais dit oui à tout pourvu que Pierre cesse son odieux chantage.

Pierre ne réagit pas, il nous envoya via Facebook, un article dans lequel il relatait la vie d’un somalien. Il racontait dans le détail les ressorts de la vie de cet homme mais aussi ses rapports à l’alcool. En termes très crus, il conseillait à ses enfants de ne pas boire autant s’il ne voulait pas s’encombrer d’une famille nombreuse. Il y avait un aspect voyeurisme dans son article qui ne m’échappa pas. Plusieurs de mes amis cliquèrent sur l’icône « j’aime ça » pour souligner la qualité du texte. Pierre avait une audience.

Adrien reçut une lettre de l’agent d’affaires de Pierre, nous ne connaissions pas son lieu de résidence, j’étais mentionné en copie. Il y était clairement écrit que Pierre était journaliste et que nul ne pouvait l’empêcher de travailler et de publier ses articles sauf à acheter l’exclusivité d’un reportage sur ce que Pierre avait vu et écrit durant une ou plusieurs journées. Les choses étaient clairement dites. La pilule était dure à avaler. La somme n’était pas indiquée. Pierre ne voulait plus s’occuper de ces détails, il laissait cela à son agent, cela ne le concernait plus.

 Nous n’avions pas d’armes dans la négociation. Adrien signifia à ce pseudo-agent que mes moyens étaient limités. L’agent, dans sa grande mansuétude, nous indiqua que je pouvais payer en plusieurs fois. Dans la communication suivante, il nous indiquait qu’il avait fait expertiser la jolie maison près de la forêt (la maison de Mireille) et qu’il se contenterait d’un faible pourcentage. « Ma maison, il veut une part de ma maison », me suis-je écrié. « Tu fais ce que tu veux, tu n’auras rien du tout… ». Cette fois, c’est moi qui lui ai écrit.

Sa réponse n’a pas tardé, il a balancé sur ma messagerie une partie de ce que je lui avais raconté sans mentionner mon nom. Cela m’a quand même fait un choc de voir écrit ce que je n’osais même pas me dire à voix-haute : Cet homme a commis un délit de fuite dans des circonstances tellement troubles qu’il éprouve le besoin de justifier sa conduite afin de s’exonérer de toute faute mais il ne fait pas confiance à la justice pour dégager sa responsabilité, il préfère fuir car il ne croit pas qu’on lui attribuera le bénéfice du doute… A partir de ce moment, il est prisonnier de son forfait, il est prisonnier de sa mémoire. Peut-on lui jeter la pierre ? 

Quand j’ai lu son texte, cela m’a fait froid dans le dos. J’ai tout de suite imaginé ce qui se passerait quand il publierait ces textes sur la toile. Tous mes amis sur Facebook me reconnaitraient. On gloserait au garage. Je me voyais déjà au milieu de mes amis, ils changeaient de sujet de conversation à mon arrivée. Ils me traiteraient  de salaud derrière mon dos, ils me souriraient peut-être mais m’éviteraient par la suite ? Une amie ne trouverait rien de mieux que de lui répondre qu’elle adorait ses reportages, c’était si bien écrit et si vrai…

J’ai rêvé d’elle cette nuit-là. Elle lisait dans un salon de coiffure les écrits de Pierre et commentait ma vie la plus intime à haute voix avec sa voisine. « Ah, mais c’est incroyable… » surarticulait-elle. J’ai été content de me réveiller mais ce cauchemar m’a poursuivi toute la journée.

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