PESTBOOK 7 LES TOURMENTS

oliveir

 

J’ai maigri, des amis me demandaient si cela allait, ils disaient que j’avais l’air fatigué, j’ai compris que j’avais vieilli. Le médecin du travail me fit remarquer que j’avais perdu des dixièmes d’audition. Il m’a demandé si je dormais bien, je lui semblais un peu déprimé. « Oh, rien de grave ! ». Un « rien de grave » plus évocateur que des longs discours.

Quelques jours plus tard, j’ai reçu un coup de téléphone de Patricia, elle était furieuse comme dans ses plus mauvais jours. Je ne l’avais pas entendue depuis notre séparation, elle entama la conversation comme si nous nous étions quittés la veille. Elle me demanda si j’avais parlé à Pierre de son avortement, je n’ai pas eu le temps de répondre qu’elle m’accusait de nous avoir trahi, de ne pas avoir attendu que nous soyons définitivement séparés et que même si nous nous séparions un jour, ce n’était pas une raison pour mettre notre intimité sur la place publique. Je ne savais pas qu’elle communiquait avec Pierre. Je lui ai dit que je n’avais rencontré Pierre qu’une fois, je n’aurais pas dû, elle ne pouvait pas comprendre, c’était incompréhensible d’ailleurs.  Je n’avais aucune circonstance atténuante. Elle me dit qu’il fallait s’attendre qu’un jour ou l’autre à ce que notre fils, Jean, soit au courant. « Tu peux être sûr qu’il va demander à se faire psychanalyser, il va porter ta lâcheté toute sa vie ». Ce n’était plus notre problème, c’était ma lâcheté. Je n’étais pas bien, sa fureur était justifiée. Je lui ai demandé de ne plus communiquer avec Pierre mais elle m’a dit ne pas avoir besoin de ma bénédiction pour se diriger dans la vie. « Tu m’as fait faire assez d’erreurs jusqu’ici ».
Je ne savais même pas comment Patricia et Pierre s’étaient rencontrés, ce qu’ils s’étaient dit ou écrit.

C’était la première fois que Pierre correspondait de mes connaissances et lui révélait ce que je lui avais presque confessé. Bien-sûr, Patricia était la première concernée par le sujet. Pierre savait que nous faisions un break et que nous nous interrogions sur l’opportunité de reprendre la vie commune. Il risquait de tout compromettre. Que cherchait-il sinon à nous nuire ? Peut-être voulait-il m’inciter par personne interposée à céder à son odieux chantage.

Je m’en voulais d’avoir révélé tout cela à Pierre car même si je n’éprouvais plus beaucoup de sentiments à l’égard de Patricia, je pensais à elle avec une certaine tendresse, je ne lui en voulais pas, je lui souhaitais de trouver rapidement son équilibre.

A quelques temps de là, une amie m’a téléphoné et m’a donné des nouvelles de Patricia, elles n’étaient pas bonnes. Patricia était en pleine dépression, elle m’en voulait, elle croyait que mon idée fixe était de la casser. A ce moment précis, j’ai éprouvé l’envie de l’inviter à manger et de lui expliquer le traquenard dans lequel je m’étais fourvoyé, j’avais envie de la consoler, de lui dire que tout cela était du passé… Le pire était que je ne pouvais le faire, cela l’aurait encore dressée contre moi. Et puis, j’étais inquiet. Pierre lui avait-il parlé d’autre chose? Je n’avais jamais révélé à personne mon accident de voiture et mon voyage en Asie et mes autres incartades. Que se passerait-il s’il prenait l’envie à Pierre de révéler toutes ces choses que j’avais pris tant de soin à cacher au monde jusqu’à ce jour funeste où j’avais tout avoué à Pierre comme un mourant le fait à un confesseur pour soulager sa conscience ? Je m’étais laissé abusé par la bienveillance de Pierre, elle n’était que façade, j’avais eu affaire à un acteur. Pierre était un diable, il avait la toute-puissance de Facebook pour me nuire. Jamais, je n’aurais imaginé retrouver ma vie privée livrée en pâture dans mon cercle d’amis par l’intermédiaire de Facebook. Pourtant j’avais lu qu’il fallait se méfier de ce média comme de la peste. Les recruteurs, les policiers, les employeurs traquaient les déviances tranquillement assis derrière leur écran. Internet, le téléphone portable sont responsables de l’effondrement de nombreux foyers, ils sont à l’origine de nombreux divorces.

Lorsque je revis Adrien, il me dit de lutter, il fallait utiliser ses propres armes. Facile à dire mais Pierre était malin et c’est peut-être ce qui m’effrayait le plus, il avait pris des précautions, il s’était crée un pseudo uniquement pour entrer sur mon réseau, je n’étais en contact avec aucun de ses amis. Il avait probablement un autre réseau social, un autre cercle sur lequel il s’épanchait mais je n’étais pas invité à rejoindre cette sphère. Adrien le qualifiait de démoniaque, il me demanda de lui raconter en détail la journée que nous avions passée ensemble et ce que m’avait dit Pierre. Adrien pensait que Pierre m’avait raconté ses histoires pour m’inciter à me confier. Je ne savais que lui dire. Je n’en savais rien. Je ne doutais pas de son voyage en Argentine parce que les détails qu’il m’avait donnés ne s’inventent pas. Ce qu’il y avait vécu était peut-être différent du discours qu’il m’avait tenu. Il était peut-être affabulateur ou peut-être l’avait-il fait à dessein ? Bien-sûr, j’ai compris qu’il avait roulé sa bosse mais il ne m’avait pas dit qu’il était allé au Sénégal alors qu’il le racontait avec force détails dans son blog. J’étais incapable de trier le vrai du faux, et de toute façon, cela n’avait aucune importance parce que je ne pouvais lui rendre la monnaie de sa pièce sur son réseau, je n’y avais pas la parole.

Cela m’a fait du bien de sentir Adrien à mes côtés, je me sentais moins seul dans ce combat. Je pouvais en parler, quelqu’un me croyait. Il n’y avait pas de solution à mon problème mais je pensais qu’Adrien allait m’aider et qu’ensemble, nous allions en trouver une.

 

Un soir, je me suis rendu chez Paul et Béatrice, ils avaient réuni leurs amis autour de quelques plats très simples comme ils avaient coutume de le faire, pour être bien, pour le plaisir de se retrouver et de parler de choses anodines dans une atmosphère détendue. C’était la première fois que je me déplaçai sans Patricia pour aller chez Paul et Béa. Bien-sûr, on me demanda des nouvelles de Patricia et on s’inquiéta de ma nouvelle vie. Je répondais invariablement que ma nouvelle vie me convenait bien. Mon teint hâlé, mon retour de vacances confirmaient l’impression de cette pseudo-satisfaction. Un ami m’interpela :
-Tu remercierais presque Patricia de t’avoir quitté.

C’était vrai, je n’aurais jamais été à l’origine de la séparation. Ce n’était pas dans ma nature et ma vie avec Patricia me convenait bien. Patricia avait pris cette décision et c’était bien. Je n’étais pas vraiment l’acteur de ma vie, je n’en tirais aucune fierté. Je n’avais pas de nouvelles de Patricia. « Pas de nouvelles, bonne nouvelles», l’adage s’appliquait merveilleusement. J’avais la faiblesse de croire qu’elle m’aurait appelé si elle avait été malheureuse. Je savais que certains de mes amis étaient toujours en relation avec Patricia mais je préférais ne pas savoir comment elle menait sa vie.  Ou peut-être ne voulais-je pas m’abaisser à quémander des nouvelles ? Le simple fait qu’elle sache que je demandais de ses nouvelles m’incommodait.

Au cours de la soirée, nous en vînmes à parler de Pierre et de ses reportages. J’étais étonné de retrouver Pierre au centre de nos discussions. J’étais le seul à l’avoir rencontré, je n’avais passé qu’une seule journée avec lui et nous parlions de lui et de ses voyages comme s’il était des nôtres. Nombre de mes amis avaient accepté son invitation sur Facebook, la plupart avaient visité son blog. Béatrice évoqua le reportage de Pierre sur l’Argentine. Elle avait remarqué les photos panoramiques et lu son reportage sur ce pays. J’ai raconté ce que je savais du séjour de Pierre à Buenos-Aires : sa vie avec Maria, Manuel… Curieusement Pierre n’avait pas évoqué cette page dans son blog, il s’était attardé sur l’histoire de ce jeune homosexuel banni de la ferme familiale. Evidemment, le sujet avait choqué, personne n’approuvait la brutalité des réactions des parents  mais un léger malaise s’installa, personne ne savait ce que pensaient les autres de ce sujet. L’un d’entre nous pouvait avoir un fils, une nièce qui vivait l’homosexualité au quotidien ? Chacun pouvait l’accepter même s’il désirait ne pas voir ses enfants suivre cette voie. Nous avons esquivé habilement le sujet, un sujet que nous ne pouvions évoquer sans craindre de nous heurter. Nos idées, nos idéaux pouvaient être différents…

J’ai ressenti un profond malaise, j’ai eu un court moment de flottement, il faisait un peu chaud, j’entendais la conversation dans un brouhaha confus mais je ne la comprenais pas, mon esprit divaguait. J’imaginais le cours de la conversation s’il avait dévié sur un des secrets que j’avais révélé à Pierre. Et cela pouvait arriver, il suffisait que Pierre le publie sur son blog et je me retrouverais, malgré moi, au centre des conversations. J’ai eu une suée, je me suis excusé et suis sorti sur le balcon respirer l’air pur.

Il faisait doux mais j’avais froid, une espèce de nausée m’engourdit. Béatrice me suivit sur le balcon, elle s’enquit de mon état comme si j’avais été de sa famille. Elle me proposa un remède pour remettre en état de marche les estomacs détraqués. Elle me donna le verre et les cachets. Elle me demanda si je supportais bien mon divorce.  
-Oh, ce n’est pas ça.

Elle a compris que si ce n’était pas cela, il y avait peut-être autre chose et que ce balcon n’était pas le lieu idéal pour en parler. Elle se rapprocha de moi.
-Tu devrais venir manger un midi de la semaine prochaine, nous avons peut-être des choses à nous dire.

Cette complicité vieille de vingt ans me fit du bien. Elle a tout de suite compris que j’avais besoin de parler et elle pensait qu’elle pourrait m’aider par sa capacité d’écoute. Nous sommes rentrés, j’avais un peu plus de lucidité mais je n’avais plus aucun appétit. 

Adrien nous parla de son voyage au Sénégal et de ses discussions avec Pierre. Paul avait lu le reportage de Pierre et ses réflexions sur ce cultivateur qui se plaignait de ne pouvoir se marier, faute d’avoir une vache. Pierre relatait sur son blog son voyage au Sénégal où il avait passé six mois. Il avait vécu chez un cultivateur et l’avait aidé à installer une nouvelle méthode d’irrigation pour améliorer le rendement du champ… Paul revint sur le parallèle établi sur le blog de Pierre entre ce paysan qui ne pouvait pas se marier faute de pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et le cas de ces femmes, dans nos sociétés, tellement autonomes qu’elles effrayaient leurs prétendants. « Ceci a toujours été comme cela », dit-il et il cita le nom d’une de ses amies, médecin et célibataire qui avait repris des études d’infirmière pour quitter son stéthoscope car celui-ci intimidait trop les hommes à son goût. Son humilité lui avait permis de trouver un mari, un mari qui pouvait sortir sa carte de crédit quand il allait au restaurant. Chacun avait des exemples pour illustrer ces situations douloureuses : des épouses ne travaillaient qu’à mi-temps pour être plus présentes à la maison que leur mari, d’autres refusaient des promotions pour ne pas mettre leur mari en position d’échec par rapport à leur réussite... On sentit un léger flottement dans l’assemblée, un point sensible avait été touché, nous nous sentions encore une fois mal à notre aise pour parler. Paul rétablit l’équilibre de la situation, il évoqua la situation d’un artiste qui vivait très bien la différence de position sociale avec son épouse parce qu’il compensait autrement. Nous dûmes reconnaître que nos sociétés n’acceptaient pas encore la disparité des revenus du couple lorsqu’il était favorable à l’épouse. Nous n’en parlions pas mais des couples se déchiraient tous les jours parce que des hommes ne pouvaient supporter le regard de leurs semblables sur ce qu’ils vivaient.

Heureusement, nous avons abordé d’autres sujets de conversation, Pierre commençait à prendre beaucoup de place dans nos échanges. J’associais clairement ma nausée à l’évocation de Pierre, c’était encore plus désagréable. J’étais toujours aussi nauséeux, j’ai regardé passer le dessert, j’ai croqué un biscuit en prenant tout mon temps pour le mâcher afin de ne pas aggraver mon état. Nous avons parlé de sujets plus légers et de nos vacances, on me demanda des photos de ma nouvelle maison. Béatrice lui trouva beaucoup de charme. Pour finir la soirée sur une note ludique, Paul anima la soirée à l’aide d’un jeu, ce fut un agréable moment.

Je revins chez moi, j’étais encore nauséeux. Savoir que je discuterais bientôt avec Béatrice m’a aidé à m’endormir. Malheureusement j’ai cauchemardé, je rêvais que j’étais assis à une table et que les convives parlaient de la manière dont j’avais harcelé ma stagiaire, ce n’était plus une table, c’était un tribunal… Je me suis réveillé brusquement et j’ai attendu baigné dans ces sombres pensées. 

Un soir, Béatrice me téléphona pour me dire de sa voix enjouée qu’elle m’attendait le lendemain pour dîner, cela lui faisait plaisir de me recevoir, cela me fit du bien de savoir que j’allais pouvoir lui parler. Cela me faisait plaisir de retrouver cette atmosphère de nos vingt ans, nos discussions parfois très intimes. Je suis arrivé chez elle, un bouquet de fleurs à la main. Paul n’était pas présent, il déjeunait sur son lieu de travail. C’était mieux ainsi et Béatrice l’avait senti.
-Comment vis-tu le départ de Patricia ? Cela fait quatre mois que tu as retrouvé ta vie de célibataire.
-On s’habitue à tout, je m’étonne même que cela soit si facile. La vie reprend ses droits, je me remets à des activités que j’avais délaissées depuis longtemps: le bridge, le théâtre…

Le manque de conviction dans mes paroles devait trahir mon tourment intérieur. Elle devait supposer que je n’avais toujours pas digéré le départ de Patricia et que j’avais du mal à vivre seul. Elle me regardait et laissait le silence s’installer, elle sentait que j’avais quelque chose à lui dire mais que je n’arrivais pas à l’exprimer. Elle ne m’avait pas invité pour parler de la pluie et du beau temps, alors je lui ai parlé de ce qui m’empêchait de dormir, la faire attendre plus longtemps n’aurait pas eu de sens.
-Je ne te l’ai jamais dit mais deux ans après notre mariage Patricia a avorté, nous nous étions juré de ne jamais plus évoquer cet évènement et de n’en parler à personne. Si je t’en parle aujourd’hui, c’est que j’ai rompu ce serment et que la personne à qui j’en ai parlé me menace de le répéter.

Béatrice s’est immobilisée lorsqu’elle a entendu ces paroles. Elle me demanda de les répéter. Elle ne croyait pas que l’idée de colporter des choses aussi intimes ait pu germer dans l’esprit d’un homme.

Je lui ai parlé des circonstances dans lesquelles j’avais raconté cette histoire à Pierre. Elle avait jusqu’ici lu le blog de Pierre  et n’en avait entendu que du bien, elle n’arrivait pas à faire le lien avec le personnage machiavélique que je lui décrivais. Elle ne l’imaginait pas dans le rôle du maître-chanteur.
-Pierre essaie de me faire chanter contre son silence. Il me menace d’étaler ma vie privée sur son blog, il est assez adroit pour ne pas me nommer expressément mais faire en sorte que tout le monde me reconnaisse.

Béa me demanda comment j’avais pu raconter des choses aussi intimes à un étranger. Je lui ai décrit cette journée si particulière et les propos que nous avions tenus. Elle était surprise. Bien-sûr, elle ne comprenait pas, l’idée-même que l’on puisse faire chanter quelqu’un en révélant son intimité sur la place publique d’un réseau social lui paraissait surprenante. Elle garda le silence un moment pour accuser le coup.
-En fait, tu crains que Pierre révèle sur Facebook que Patricia a avorté, il y a plus de vingt ans. Et pour l’en empêcher, tu es prêt à lui verser une somme d’argent.
-Tu aimerais qu’on raconte de tels faits dans ton entourage ?
-Cela ne regarde personne, c’est hallucinant. Comment cela pourrait-il intéresser quelqu’un ?
-Personne, tout le monde s’en moque mais penser que ce fait qui ne concerne que notre couple soit mis sur la place publique m’est insupportable. Et en plus, c’est de ma faute. Si c’était Patricia qui avait parlé, je pourrais le supporter, mais je ne veux pas lui imposer cette horrible révélation.
-Les gens diront en nous voyant : “ils ont divorcé parce que Michel a demandé à Patricia d’avorter ». Tu te rends compte, des conversations s’arrêteront brusquement à notre approche comme si nous étions des pestiférés.
-Et pourtant il y a plus de 200000 avortements chaque année en France.
-Oui, mais imagine que Pierre publie ces révélations, les gens te prendront plutôt en pitié, ce sera peut-être un moment difficile à passer mais cela ne durera qu’un moment. Aujourd’hui, cela fait trente ans qu’on ose parler d’avortement. Avant on utilisait d’autres termes, tout le monde le savait, mais personne n’en parlait.
-L’avortement est un droit aujourd’hui. On n’en parle pas parce que cela ne regarde personne mais il n’y a pas de honte à cela.

J’ai parlé de mon fils, Jean, à Béatrice. Il avait souffert d’être enfant unique ? Patricia et moi, lui avions dit que nous n’arrivions plus à avoir d’autre enfant mais nous n’avions jamais évoqué la cause. Il était à moitié perdu. S’il apprenait cette histoire, nous le perdrions tout à fait.

Les paroles de Béatrice me surprirent, elle pensait que le mal-être de Jean était peut-être le résultante de notre silence, le fait de lui révéler ce qui était arrivé après sa naissance l’aiderait peut-être à comprendre nos souffrances, notre vie… Nous avions voulu le protéger et nous avions peut-être fait pire que mieux. Il était en âge de comprendre, certaines choses s’éclaireraient pour lui, il aurait de la compassion… J’ai exprimé mon désarroi, je redoutais que Patricia souffre encore plus que moi car elle était plus à cheval sur les principes et je craignais ses réactions.
- J’hallucine, tu crains que Patricia ne souffre. Sous prétexte qu’elle va à la messe, elle refuse d’évoquer ce passé. Mais si les gens appliquaient le discours du Pape, il n’y aurait plus personne dans les églises. Exit les divorcés, dehors les femmes qui prennent la pilule, ceux qui utilisent le préservatif. L’Eglise veut nous indiquer le chemin à suivre et elle n’est pas capable de faire le ménage dans les évêchés secoués par les scandales. Ecoute si jamais, Pierre révèle une ligne de votre vie privée sur son blog, j’avoue sur le réseau que j’ai eu aussi recours à l’avortement, cela fera taire les voix.

A la fin de notre conversation, Béatrice revint les circonstances de l’avortement, elle était peinée pour nous, sa compassion était sincère.

Je regardais Béa, elle était décidée à m’aider quoi qu’il lui en coûte, elle voulait se battre, me soutenir pour que je ne cède pas. Je n’ai pas osé lui demander si elle avait, elle-aussi, eu recours à l’avortement. Je suis revenu de chez Béa soulagé d’avoir parlé de ce sujet dont je ne pouvais m’ouvrir à personne. Béa c’était un peu mon alter ego, mon référent, mon conseil. Je relevais les épaules et respirais profondément. 

Lorsque je la quittais, je me sentais mieux, je relativisais cette triste histoire, je sentais les bienfaits du discours de Béatrice.

 

J’ai mal dormi, des cauchemars jalonnèrent ma nuit, j’avais peur de m’endormir. La solitude ne me valait rien. Je n’étais pas au mieux de ma forme. Franck le vit et me demanda si c’était la nostalgie de la maison de Mireille qui me mettait dans cet état.
-C’est difficile de revenir sur terre quand on a vécu au paradis.
J’ai forcé un peu un sourire et suis entré dans mon bureau. Nous avions prévu de manger ensemble ce jour-là, je savais qu’il me proposerait de m’écouter.

Le midi, nous sommes allés au restau, nous nous sommes assis dans un coin de la salle, nous y avions nos habitudes, nous pouvions parler à l’abri des oreilles indiscrètes. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour comprendre que quelque chose ne tournait pas rond. Il a cru qu’il y avait des problèmes au garage, il trouvait que je manquais d’enthousiasme. Je dois être un piètre simulateur, nous nous connaissions depuis longtemps aussi, il est difficile de cacher quelque chose à une personne que l’on voit tous les jours pendant des années. Nous nous apprécions mutuellement, nous avions travaillé plusieurs mois ensemble lors de l’informatisation du garage. Nous avions découvert l’informatique ensemble mais Franck était plus curieux que moi, il ne lui suffisait pas d’utiliser, il voulait comprendre.

Lorsqu’il me demanda si j’avais des problèmes, je lui ai raconté l’embrouille de Pierre sans entrer dans les détails. Je lui ai expliqué, en quelques mots, que je l’avais rencontré chez Mireille, que nous nous étions raconté nos vies dans les détails et qu’il me menaçait de mettre les détails de ma vie privée sur son blog.

Franck ne pratiquait Facebook qu’occasionnellement, il avait été harponné par Pierre mais ne l’avait pas inscrit dans sa liste d’amis, il n’avait jamais surfé sur son blog, ce n’était pas son truc. Son premier réflexe fut de vouloir prendre rendez-vous avec ce triste sire afin de lui dire ses quatre vérités mais lorsque je lui expliquais que je ne savais même pas où il était, il tomba des nues. Il ne connaissait pas toutes les subtilités de Facebook. Il me demanda l’adresse du blog de Pierre pour se faire une idée du personnage. Quand je lui dis que Pierre était entré en contact avec la plupart de mes amis, il se dit que son blog devait être diablement intéressant pour avoir réussi à accrocher mon carnet d’adresses. 

Avant qu’il me demande ce que j’avais bien pu raconter à Pierre de si compromettant, je lui ai révélé le second volet de mon histoire, celle qui concernait les stagiaires que j’avais recrutées dans le garage. Il fut surpris, cela me rassura, rien n’avait transpiré dans le garage. Franck ne se souvenait pas de la stagiaire concernée.
-T’es un peu naïf d’avoir joué à ces jeux-là.
-Tu te rends compte. Que se passera-t-il quand cela se saura ?
-Et alors. Tu pourras démentir ? Et puis, tu ne les as pas harcelées, tu es tombé dans leur piège comme un enfant de chœur.
-Oui, c’est une façon de voir, mais personne ne me croira et je ne peux même pas répondre, seul Pierre peut écrire sur son blog, personne ne peut inscrire de commentaires. Le blog de Pierre a une audience parmi mes amis, moi je n’ai pas de blog. 
-Laisse faire, Bill Clinton y a survécu, pourtant il était sous les feux de la rampe. Certains riront, d’autres s’offusqueront, la plupart ne réagiront pas. Il sera soupçonné de vouloir te nuire et sa parole perdra sa force. Au garage tu es connu pour être quelqu’un de sérieux. Un comptable, c’est sérieux.

Il voyait que j’étais contrarié. Il prit les choses avec le sourire, j’ai cru qu’il riait de ma naïveté, celle de m’être laissé aller à quémander les faveurs d’une stagiaire, celle d’avoir joué aux adolescents et d’avoir révélé mon passé à un inconnu de passage. Pour lui, cela ne méritait qu’un éclat de rire.
- Et Pierre croit pouvoir te faire chanter avec ces histoires, ces scoops ! Il te prend pour un ministre de la république ton ami.
Le ton de sa parole m’a requinqué, je me suis redressé, cela m’a fait du bien. 
-Le jour où il va mettre sur son blog que je suis un pervers, je n’oserais plus aller au garage. 
-Mais laisse le écrire ses insanités, dis que tu as affaire à un affabulateur qui veut t’escroquer. Il n’a aucune preuve.
-Il connaît les prénoms
-Ce n’est pas sûr qu’il s’en souvienne.
-Pierre est un conteur à sa façon, il a la mémoire de ceux qui n’écrivent pas et après m’avoir rencontré, il a probablement tout consigné dans son carnet de voyage.

Franck n’était pas le genre d’homme à s’en laisser conter, il était du genre à aboyer contre tout ce qui passe.
-Abonde dans son sens. Dis que tu as fait des choses encore pire, si énormes que personne ne te croira.
-Mais Pierre a une tribune pour déblatérer, son blog est apprécié par nombre de mes amis. Moi je n’ai aucun moyen de réponse. Je me vois mal arrivant au garage et criant à volée que tout ce que raconte Pierre est un tissu de mensonges. Personne ne voudra m’en parler mais tout le monde y pensera et les ragots seront colportés comme le pollen au printemps.
-Moi, je vais m’en charger. Quand j’entendrai ces médisances, je prendrai part à la conversation et je ferai taire tous ces ragots fétides, je dirai qu’on médit de toi pour t’extorquer de l’argent. Redresse-toi, tout cela est du passé et elles n’étaient pas mineures, à ce que je sache. Qui peut te reprocher quelque chose ? Et, pense à toutes celles qui auraient voulu !

Cela m’a fait du bien, j’étais irradié par la confiance qu’il affichait et son tempérament bagarreur. J’ai pensé qu’il avait raison. C’est une chance de vivre près de gens aussi forts mais cela n’a pas accru ma confiance en moi. Je lui ai raconté en quelques mots mon séjour dans les paradis du sud-est asiatique et le hasard d’avoir fréquenté un lieu où avait séjourné Pierre. Franck était surpris par la personnalité de Pierre. Il m’a demandé de lui raconter brièvement la vie du personnage, ce que j’en savais. Il avait du mal à imaginer qu’un tel bourlingueur puisse sauter d’un pays à l’autre sans se fixer nulle part et vivre autant d’expériences originales. Cela l’intriguait, il se demandait si je n’étais pas la victime d’un affabulateur. Il est revenu sur mon escapade.
-Laisse-le dire, il n’a aucune preuve. Rien n’est fondé, il prouve par là qu’il te charge pour te nuire mais il va instiller le doute chez ses lecteurs. Il écrit un article pour étayer son sujet sur les tabous et te fait porter le chapeau. Son dossier est scabreux. Tu pourras regarder dans les yeux ceux qui liront ce blog-poubelle. Tu ajouteras que Pierre a oublié de révéler que tu as fait de la taule pour trafic de drogue. Ce sera tellement gros que personne ne le croira. C’est presqu’une chance qu’il évoque ce voyage.

Il m’adressa un coup d’œil espiègle et me demanda si les séjours dans ces lieux ensoleillés par les charmes de créatures de rêve étaient aussi extraordinaires qu’on le disait.
-J’ai été soulagé que Franck ne me demande pas de lui raconter cette escapade, je n’avais pas le cœur à cela, il a dû le sentir.

Nous avons changé de sujet de conversation et nous avons repris nos discussions habituelles sur le garage, sur l’économie… Franck me dit qu’il s’investissait moins dans le garage, il s’apprêtait à passer le relais. Il faisait partie d’un groupe de collectionneurs de vieilles voitures, il réparait les vieux moteurs et retrouvait sa jeunesse, il avait l’air épanoui. Lorsque nous nous sommes quittés, il m’a remercié de lui avoir accordé ma confiance et de lui avoir demandé conseil. Il m’a dit que je pouvais compter sur lui pour faire taire les médisants si certains avaient la mauvaise idée de commenter le blog-poubelle de Pierre.

Cela me fit du bien d’échanger avec Franck, c’était peut-être cette attitude bravache que j’aurais dû avoir. Son discours me fit l’effet d’un fortifiant. Je ne voulais plus penser à cette maudite histoire, j’aurais voulu prendre un médicament pour l’éradiquer de ma mémoire. Malheureusement de telles substances n’existent pas.

Le surlendemain je revins dans mes funestes dispositions, je pensais que bientôt Pierre se rappellerait à mon souvenir. Le temps passait mais il n’arrangeait rien à l’affaire.

 

 

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