PESTBOOK CHAPITRE 4 QUELQUES SECRETS
oliveir
- Vous avez bien choisi votre endroit, quand vous irez au paradis, vous ne serez pas dépaysé. J’ai parcouru quelques contrées dans mon existence, j’ai vu de beaux panoramas mais rarement d’aussi belles harmonies qu’ici. Un jour, je ferai comme vous, je poserai mon sac dans un paysage comme celui-ci et tous les jours je m’émerveillerai dans un nid de verdure.
Je cite de mémoire, mais il employait un vocabulaire choisi avec soin pour exprimer son appréciation et il utilisait le ton juste pour la mettre en valeur sans ostentation. Les mots ne s’accordaient pas bien à son sac. Je m’attendais à un peu de relâchement dans l’intonation dû à l’exercice de la marche et je trouvais dans le rythme de sa voix l’énergie d’un marcheur décidé. Le vocabulaire trahissait une pensée très claire. Il n’y avait pas de place pour l’approximation dans sa bouche. Etais-je flatté ? Je ne sais mais j’étais intrigué par le personnage et je voulais en savoir davantage ! Le bonhomme était grand, il se tenait droit, ses vêtements avaient vécu mais étaient de nature résistante. Son équipement était bien sanglé, tout y était à sa place. Marcher semblait être dans sa nature, il n’était pas affecté par les journées de randonnées qu’il venait d’effectuer. Ses phrases avaient une intonation montante, il articulait pour éviter à son interlocuteur tout effort de compréhension.
Je l’ai invité à faire le tour du jardin pour lui montrer le panorama. Il était ébahi, les cimes se détachaient dans le lointain, il suivait le vol ascendant de deux buses. Il porta mon attention sur les rapaces, il trouvait reposant de pouvoir suivre leur vol, il y voyait une communion avec la nature. Je ne sais pourquoi mais je me suis senti instantanément proche de cet homme, ce regard que nous portions ensemble sur la beauté de la nature nous rapprochait l’un de l’autre. Pour un peu nous aurions même pu partager le silence. Il regarda mon jardinet et arracha quelques mauvaises herbes. Il nomma les plantes qui poussaient çà et là. Pierre m’était sympathique, quelque chose de calme et de serein émanait de son personnage. Je l’ai invité à s’asseoir autour de la meule de pierre.
Il me dit que l’école du village voisin ressemblait à s’y méprendre à celle qu’il avait fréquentée étant enfant. C’était une de ces écoles communales bâties sur le même plan sous la Troisième République : appareillage de briques, frises, hautes fenêtres à petits carreaux, couloirs bordés de porte-manteaux… Sa voix était rieuse, il parlait sur le ton de la plaisanterie, le monde était beau comme un jardin.
-Quand j’ai vu cette école, cela m’a rappelé le jour où j’ai été puni parce que j’avais renversé de l’encre dans le bureau du premier de classe. Je l’avais bien mérité quand même. L’élève avait éclaté en sanglots à la vue de ses cahiers auxquels il prenait tant de soin et qui étaient maintenant tâchés par l’encre violette. Il se sentait agressé sans raison, il n’avait pas de preuves mais il savait que j’étais le coupable et il cherchait mes yeux à travers un écran de larmes, il trouva mon regard. Il était vexé de s’être laissé prendre et honteux de pleurer comme un bébé devant ses camarades. Son rictus a hanté quelques temps mes rêves puis s’est estompé mais j’y pense encore de temps en temps. Je peux vous assurer que cette vision qui me poursuit est une punition disproportionnée par rapport à cette mauvaise farce.
Aujourd’hui, je me demande si cette histoire n’était pas inventée mais au moment où il partageait ses souvenirs, je ne doutai pas. J’étais plutôt gêné d’entendre de telles confidences dans la bouche d’un homme que je ne connaissais pas, il a poursuivi :
- Je ne devais pas être un élève facile, il faut dire que j’aimais jouer, courir… Je n’ai pas beaucoup changé, il ne me reste rien, pas une date, pas un vers. Qu’ai-je pu faire pendant tout ce temps? La phrase qui résonne encore à mes oreilles et qui m’est insupportable, c’est « il n’est pas sot », c’était la phrase que lançait mon instituteur à mes parents comme une bouée de sauvetage. Elle laissait entendre que j’avais une certaine aversion pour l’effort. Je me demande si ce n’était pas tout simplement un refus du monde des adultes qui rendait impossible l’apprentissage de l’orthographe. Ce doit être à cause de mon fichu caractère que mes parents m’ont mis en pension. J’étais admiratif de ces élèves qui suivaient les cours comme si cela les intéressait, moi je n’ai jamais su. Vous n’avez jamais chahuté, vous n’avez jamais eu de punition ?
J’étais un peu interloqué, il me posait des questions auxquelles je n’avais peut-être pas envie de répondre. Il osait et créait de suite un lien assez fort entre nous. Il manquait singulièrement de délicatesse. S’il ne répugnait pas à partager ses souvenirs d’école les moins glorieux, il aurait dû s’interroger sur mon souhait de partager les miens avec un inconnu. Je suis resté sans voix un instant très court mais j’ai répondu pour relever ce défi. Je ne voulais pas me dégonfler non plus. S’il l’avait fait, je pouvais le faire. Il m’avait abordé avec une belle élocution et un vocabulaire choisi (pour un cancre, il se débrouillait bien…), c’est peut-être pour ne pas rester en position d’infériorité que je l’ai suivi. Il devait croire que je n’oserais pas le suivre sur ce terrain-là. Il voulait savoir si je lui accorderais ma conversation, ma confiance. Je suis parti au combat dans sa propre arène. L’homme était chaleureux, il savait se mettre à la portée de son auditoire et installer une familiarité entre nous. Je lui ai répondu sans affectation, j’ai remarqué que son articulation était un peu moins soutenue, il s’est adapté au ton de mes paroles. Son vocabulaire, la vitesse de son débit, son articulation s’étaient mis au diapason de ma façon de parler. J’ai pensé qu’il avait du travailler dans le commerce pour apprendre à se mettre aussi vite au diapason de ses client et créer ainsi un courant de sympathie. J’ai sauté la barrière et je lui ai raconté quelques mauvaises plaisanteries, des croche-pieds près des flaques d’eau… Vous dire qu’il ne m’en a rien coûté serait mentir, mais je le faisais aussi pour m’imposer une épreuve, pour me prouver à moi-même que je pouvais le faire.
Il me raconta qu’il avait déménagé en région parisienne à l’âge de onze ans et que pour lui, cela avait été une libération.
-J’ai toujours eu besoin de solitude. A Paris, il y avait du monde, je pouvais m’isoler plus facilement, je n’ai jamais pu faire partie d’un groupe, je m’ennuie, j’étouffe, il faut que je m’échappe. Pas vous ? Vous n’allez pas me dire que vous avez un besoin viscéral de voir du monde puisque vous avez choisi de vivre ici.
J’ai encore eu un mouvement de recul. Mais l’homme était habile, il souriait et sa voix était entraînante. C’était un bon conteur alors je l’ai écouté. Il me raconta son premier baiser. Il avait vécu ce que nous vivons tous un jour ou l’autre mais il le racontait bien, il exprima ce premier regard les yeux dans les yeux, ce premier sourire entouré d’une caresse, cette douceur nouvelle et ce sentiment d’appartenir et de posséder lorsque le je devient nous… Il était sensible, empli d’humanité, enclin à partager… Je me suis laissé aller, je lui ai répondu, je me sentais un peu gauche mais j’étais sincère et nous nous sommes souri. Un sourire loyal, franc, sans arrière-pensées, pas un sourire de façade, nous n’étions que deux, il n’y avait pas de comédie à jouer.
Je suis entré dans son jeu, pour lui être égal, pour lui montrer que moi aussi je pouvais lui dire ce que je n’avais jamais dit à personne. Nous étions des hommes, nous pouvions échanger, ce n’est pas tous les jours qu’on pouvait le faire, qu’on avait le temps de le faire, qu’on osait le faire. Je me le devais à moi-même. Il avait confiance en moi, je lui devais la réciproque. Et si je ne l’avais pas fait, il aurait probablement cessé de parler. Il osait, il me révélait les aspects les plus intimes de sa personnalité. Il entrait tellement dans les détails que j’avais du mal à imaginer que cela soit inventé. A aucun moment il ne provoqua de gêne chez moi, il prenait de la hauteur par rapport aux évènements comme s’il voulait en tirer des leçons. Je lui posais parfois des questions, lui demandais des précisions et j’ai même eu le sentiment que mon écoute active lui était secourable. Nous en étions aux confidences. Il avait besoin de parler et cela engendra chez moi un besoin de dire. Avec le recul, je me demande encore pourquoi je lui ai dit toutes ces choses que je me cachais presqu’à moi-même. A aucun moment, je n’ai eu envie de travestir la vérité de mon existence. J’aurais été bien incapable de m’inventer un personnage, lui trouver une consistance. Les paroles s’enchaînèrent les unes aux autres et j’ai ressenti le besoin de parler, de m’exprimer sur ma vie, non pas pour la justifier mais pour la dire et exprimer mes actes de courages et mes petites lâchetés. Peut-être le négatif a-t-il besoin du positif pour s’exprimer ? La nature humaine ne pourrait supporter un discours entièrement négatif.
Je me souviens lui avoir révélé la lecture du journal intime que tenait ma sœur à l’âge de quatorze ans. Il entra dans les détails, me posa des questions sur la raison de mon geste, sur ce que j’avais lu, ce que j’avais pensé, les réactions de ma sœur, sa colère, son ressentiment, mes remords, notre réconciliation… Ma sœur s’était mise en rage et j’entends encore la puissance de ses cris, elle avait pleuré, s’était enfermée dans sa chambre et avait refusé de me parler pendant des mois, elle m’ignora et prétexta que je n’étais pas un homme… Je n’en tirais pas gloire, Pierre (parce qu’il s’appelait Pierre) faisait remonter les mauvaises odeurs, ce n’était pas agréable… J’étais surpris qu’il s’intéresse à cela mais puisque la porte était ouverte, il fallait franchir le seuil et poursuivre le discours.
Il avait été élevé avec son frère aîné et il disait avoir souffert de la jalousie. Il n’était jamais assez bien, il fallait toujours qu’il se compare à lui, il ne pouvait pas se laisser aller, il était toujours dans un rapport de compétition. Il comptait les points et pensait toujours que son frère avait plus de chance que lui. Il me confia que ce sentiment lui avait empoisonné l’existence et détruit sa vie de couple. Il avait trouvé dans la solitude le remède à ce besoin de se comparer.
Je lui ai raconté en détail quelques larcins que j’avais commis et que je n’avais jamais eu le courage de confesser. Il me demanda ce que j’avais ressenti sur le moment et ce qui me restait en travers de la gorge aujourd’hui. Il m’invita sur les chemins de la honte, sur ce sentiment particulier attaché à l’image que l’on a de soi-même. Il y est allé franchement et je me suis surpris à me raconter moi-même. Je me disais que c’était un mauvais moment à passer mais je l’ai fait. Curieusement nous en étions venus presqu’à chuchoter. Heureusement, nous n’avons pas passé les sept péchés capitaux en revue.
Il me raconta qu’il revenait d’Argentine où il avait passé plusieurs années. Il s’était lié avec une Argentine, Maria, et il se serait bien vu rester encore quelques années, mais tout cela était trop beau, cela ne pouvait pas durer.
- On vivait tranquilles avec Maria et son fils Manuel, j’avais un boulot tranquille à l’ambassade de France, on se faisait des virées à cheval dans la Pampa lors de week-ends prolongés, tout allait bien. Je ne sais pas ce qui est passé dans la tête de Manuel, il a quitté son emploi dans un hôtel plein-centre pour créer une pizzeria. Moi je n’étais pas d’accord, il était trop jeune, il manquait d’expérience et quand on a un boulot dans ce pays-là, il faut le garder. Il s’est associé avec le cuisiner de l’hôtel. Moi je craignais que Maria ne se fasse plumer et n’y laisse ses économies. J’ai compris que je ne pouvais convaincre Maria, les liens du sang sont les plus forts, nous nous entendions bien mais mes arguments n’avaient pas la force de ceux de Manuel. Il a ouvert sa pizzeria, cela avait l’air de marcher pour le pizzaloïo. Et en plus, on y mangeait bien, j’y suis allé avec des collègues de l’ambassade, on a passé une bonne soirée. Manuel était accueillant, il était à son affaire. Maria était contente de le voir si épanoui. Le délégué économique de l’ambassade lui a dit que l’Argentine manquait de garçons de la trempe de Manuel, Maria était aux anges. N’empêche qu’elle était soucieuse par moments! Elle ne me parlait pas finances mais je crois qu’elle lui avait fait une rallonge.
Trois mois plus tard, la pizzeria était fermée, Manuel avait disparu. Sa mère devait savoir où il se terrait. Il ne s’entendait plus avec son associé, il leur manquait un comptable pour les mettre d’accord. Nous n’avons plus jamais eu de nouvelles du cuisinier. Maria était effondrée. Elle m’a dit que la caution qu’elle avait signée dépassait le montant de ses économies. Il n’y avait pas d’issue. Manuel a claqué en six mois trente ans d’économie. On n’a pas idée de confier des sommes pareilles à des gamins. Vous signez une caution, cela ne coûte rien mais quand on ne rembourse plus, vous perdez tout. C’était un coup à vous mettre un ménage par terre. J’ai pris une année sabbatique à l’ambassade. Maria m’avait demandé de l’aider à remettre la pizzeria de son fils à flots. Quand je mettais mon visage dans son cou et que je sentais la chaleur et le parfum de ses cheveux, je me sentais vraiment chez moi, j’avais envie de poser définitivement mon sac. Je ne pouvais rien lui refuser. Nous travaillions à la pizzeria, j’étais au fourneau et Maria en salle. Adieu les week-ends dans la Pampa. Cela me rappelait ma jeunesse. On se bousculait un peu, on s’asticotait comme des étudiants, j’avais bon espoir de remettre la pizzerai à flot. Maria se donnait à fond, heureusement qu’elle avait quelques années de moins que moi.
Un beau jour, Manuel est réapparu. Je ne pouvais rien faire d’autre que d’espérer qu’il se mette à bosser et qu’il ne nous mette pas des bâtons dans les roues. Maria était rayonnante, elle me remerciait tous les jours d’avoir pris la barre de la pizzeria. J’étais content d’avoir réussi à remettre ce resto sur les rails, cependant je craignais de m’ennuyer dans cette odeur de feu de bois. Je n’étais pas certain que Manuel saurait faire tourner l’affaire sans moi. Je me mettais à rêver de revendre le fourneau quand il serait hors de l’eau.
J’ai eu du mal à faire entrer le métier dans la tête de Manuel, c’était une source de conflits permanents. Il avait l’énergie de la jeunesse, il voulait tout entreprendre, il fallait consolider l’ouvrage avant de l’élever. Il fallait attendre d’avoir de la trésorerie pour rembourser la banque avant de réinvestir et envisager l’avenir de manière différente. On avait réussi à écrire une carte diversifiée et les clients semblaient l’apprécier. Je m’étais acharné à faire des plats simples et goûteux mais il fallait veiller au grain car Manuel voulait toujours assaisonner mes plats à sa mode. Je lui ai dit vingt fois « plus de fruits et moins de sucre » mais si je le laissais faire il ajoutait de la vanille à la crème aux œufs, il épiçait les plats… En un rien de temps, on aurait perdu notre spécificité. Je lui ai montré comment il fallait vendre les plats au client mais je crois qu’il cherchait la confrontation pour s’affirmer. Maria était prise entre deux feux, parfois je m’éclipsais pour les laisser à deux. Cela me faisait du bien de sortir de cette ambiance bruyante et de rencontrer d’autres visages.
J’étais sollicité par des clientes qui me demandaient d’organiser chez elles des repas ou dispenser des cours de cuisine à domicile. Cela m’a fait bien rire, je n’avais jamais cuisiné de ma vie, je n’avais jamais prétendu avoir un palais fin et sûr. J’y suis allé plusieurs fois avec deux trois recettes et quelques principes mais on n’avait pas toujours le temps de les mener à leur terme. Maria n’était pas mécontente de rester seule au restaurant mais elle était inquiète que je sorte l’après-midi. Le soir, elle inspectait mes vêtements, je ne laissais jamais rien traîner dans mes poches. Moi je regrettais nos promenades dans la pampa. Je me demandais quand nous pourrions rendre les clés de notre bagne, j’espérais toujours retourner à l’ambassade dans quelques mois.
Maria et Manuel ne voulaient pas revendre leur dînette. Manuel et moi, cela n’allait plus fort. Il voulait faire un restau de jeunes, Maria ne pensait pas pouvoir gérer l’établissement sans moi et elle était de plus en plus jalouse, elle s’inquiétait dès que je quittais les fourneaux. C’est vrai, au début, c’était amusant, il y avait un challenge, mais après je me suis ennuyé, toujours répéter les mêmes choses.
Maria ne quittait pas son tiroir-caisse, elle me manquait. Nos week-ends dans la Pampa me manquaient. Je me promenais souvent seul l’après-midi, Maria me faisait des scènes de jalousie terribles, elle avait de bonnes raisons mais je ne pouvais pas rester dans ma cuisine comme un oiseau en cage. Je prenais des douches pour éviter d’être trahi par des odeurs mais ce n’était pas suffisant.
Un soir j’ai fait mes valises, j’avais tout prévu, j’avais mis quelques sous de côté, je suis allé voir un notaire pour qu’il agisse en mon nom. Il ne me restait plus qu’à espérer qu’ils sachent mener la barque à bon port. Je lui ai écrit, noir sur blanc, les choses qu’elle devait faire pour tenir le cap et manœuvrer entre les écueils. Le plus dur pour elle était de tenir bon face à Manuel, je crois qu’il était trop jeune, les échecs ne lui avaient pas servi de leçon.
Il s’appesantit sur les raisons de sa séparation, je ne sais pourquoi il me dit tout cela, je ne sais pas pourquoi je lui ai parlé de Patricia. C’est drôle, j’avais vécu 24 ans avec Patricia et pourtant je me sentais moins proche d’elle qu’il ne l’était de Maria. J’avais besoin de soulager ma conscience, je ne suis pas croyant, mais à ce moment-là, j’ai pensé à mon grand-père qui avait réclamé un curé pour lui adresser une ultime confession pour voyager la conscience soulagée. Je crois que j’avais besoin de mettre des mots sur certaines choses qui me restaient en travers de la gorge. Pour m’en libérer, il fallait que je les adresse à quelqu’un. Il ne suffit pas de les tourner dans sa tête. Tant qu’on n’a pas dit les choses, on n’est pas quitte.
Je lui ai parlé de mon divorce. Je lui ai donné la version officielle. Patricia était partie après le décès de sa mère et elle m’avait dit « contrat rempli », laissant entendre que le départ de notre fils, Jean, du domicile familial ne nous imposait plus la vie commune. Nous l’avions élevé, il était parti et nous avait libérés de nos chaînes. Il m’a fallu me faire violence mais je suis revenu sur une époque plus difficile de notre vie. C’était un an après la naissance de Jean. Patricia m’annonça qu’elle était de nouveau enceinte, je n’ai pas accepté cette mauvaise nouvelle, je ne me sentais pas la force d’affronter une nouvelle naissance dans notre vie, je cherchais du travail, nous venions de changer d’appartement… Ce n’était pas le moment, j’en avais trop sur le dos. C’était trop pour un seul homme, je courais du matin au soir, on m’en demandait toujours plus, je n’avais plus une minute à moi. Je suis passé trop vite de la vie étudiante à celle d’un père surmené. Patricia avait quitté son emploi pour s’occuper de Jean. Quand je rentrais à la maison, c’était pour entendre les pleurs du bambin… Parfois, je lui donnais à manger, l’amour se donne à la petite cuiller assaisonné d’une bonne dose de patience ! Je ne me suis jamais senti si seul. J’ai perdu de vue nombre de mes amis. Patricia était fatiguée aussi, nous vivions l’un près de l’autre sans nous occuper beaucoup de nous, nous n’étions plus dans le mouvement de la vie. Nous avions troqué l’horloge pour un chronomètre. Jean était toujours entre nous. Il fallait faire une croix sur beaucoup trop de choses. Je ne me sentais pas l’âme d’un martyr, je ne voulais pas en rajouter. Patricia m’a supplié, je n’ai rien voulu savoir, je lui ai demandé d’avorter. Elle a fait une dépression… je n’osais plus lui demander pourquoi elle était triste. Pour elle, c’était facile, elle ne travaillait pas, il fallait que j’assume tout. C’est vrai que ce fut une période difficile.
Mais le plus dur fut d’entendre Jean nous dire, quelques années plus tard qu’il s’ennuyait, qu’il voulait un frère… Je crois que Patricia et moi ne nous sommes plus souri de la même façon même si nous avions fait le serment de ne plus jamais parler de cet évènement douloureux. Il m’est arrivé de lire des livres dans lesquels des femmes avaient le courage de parler de leur avortement, elles en parlaient comme d’un acte purement médical, elles n’évoquaient pas leurs souffrances psychologiques. Patricia devait en rajouter un peu. Quelques années plus tard, alors que nous étions décidés à agrandir notre famille, nous n’avons pas réussi à avoir un second enfant. Nous avons consulté des médecins, fait des tests, tout était normal mais cela ne fonctionnait pas. Nous avons pensé avoir été punis par quelque force obscure, un péché contre-nature dans le sens propre du terme.
Patricia est issue d’une famille comme il faut, bourgeoise et catholique, j’allais dire formatée, jusque dans ses goûts. Elle ne pouvait parler de son avortement à personne, ni à sa mère, ni à ses amies. Elle me parla d’excommunication, je ne me souvenais même plus de ce que cela voulait dire. C’était une notion intéressante mais il faut savoir aussi penser par soi-même. Quand elle m’a resservie l’excommunication tous les deux jours, j’ai trouvé que le plat était un peu hypocrite. A lui seul, il pouvait justifier la moitié des désertions des églises. Patricia se sentait encore plus isolée, c’est à ce moment-là, que nous nous sommes prêté serment de ne plus jamais parler de cet avortement.
Mais c’était encore plus terrible, car une information, une parole entendue et nous prêtions à l’autre une pensée, une souffrance latente et nous ne pouvions pas l’évoquer. La souffrance de Patricia est restée dans le non-dit, cela était encore plus terrible. Moi aussi, j’aurais voulu que Jean ait un petit frère mais nous n’y arrivions plus, nous n’y pouvions rien.
J’ai dit à Pierre que Patricia et moi nous étions accordé une chance, nous avions décidé de nous séparer un an et de reprendre la vie commune après ce délai si nous en exprimions tous les deux le souhait. Une espèce de remariage après un divorce. Pierre me souhaita de trouver la bonne voie mais il se montrait pessimiste. « Votre mariage a été cassé, il y a vingt ans. Vous vous ferez plus de mal que de bien en voulant le prolonger. Votre souffrance a assez duré ».
Il me dit cette parole avec beaucoup d’humanité, un conseil donné comme s’il s’investissait dans notre devenir. Je me suis étonné de me trouver un ami en quelques heures.
Pierre m’écoutait avec bienveillance, il était tout ouïe, il a même eu des réflexions intéressantes sur la foi. Je crois qu’il avait une religion très personnelle, très proche des personnes aussi. Il n’avait pas besoin de religion pour entrer en communication avec l’au-delà. Il avait pris sa part aux misères du monde et donné de son temps en plusieurs circonstances pour aider des gens dans la détresse. Une de ses remarques m’interpela : « Je veux quitter les gens et qu’ils conservent de moi une image positive.» Je vois encore le sourire de Pierre lorsqu’il me dit cela, il est vrai qu’il savait sourire, son visage était radieux, ouvert, prêt à rire et à écouter….
C’était la première fois que je parlais de ce triste évènement à un étranger, j’étais soulagé mais j’avais le sentiment d’avoir commis une faute en l’évoquant. Ce n’était pas une faute contre notre couple puisqu’il n’existait plus mais une faute contre un serment que j’avais prononcé, un serment à moi-même. C’était une faute mais une faute minime, une faute atténuée par la compassion de Pierre.
J’ai mis quelques victuailles sur la table et j’ai invité Pierre à manger sous le noyer. Il accepta l’invitation ainsi que l’aurait fait un ami de longue date. Il est vrai que j’avais échangé avec lui plus que je ne l’avais fait avec aucune autre personne et que ce genre de partage crée des liens assez forts. Je suis allé dans la cuisine chercher du pain et des assiettes. Il m’a suivi, je m’en suis aperçu lorsque je me suis retourné. Il était derrière moi, je ne l’avais pas entendu. Il regardait une peinture que j’avais posée un meuble. Il n’avait fait aucun bruit en marchant, sa respiration était inaudible. Il m’a demandé si j’avais peint ce petit tableau, me félicita et en fit une critique pertinente. Ces commentaires me surprirent et j’ai eu la désagréable impression d’être encore l’élève mais ses remarques me servirent par la suite. Je lui ai demandé s’il peignait, il me dit qu’il n’avait pas de véritable don mais qu’il avait vécu quelques temps à côté de l’atelier d’un peintre. Il connaissait un peu la peinture mais n’en tirait aucune gloire. Il y avait plus que de la modestie dans son discours, presque de la gêne. Il me proposa son aide, je lui ai dit qu’il pouvait prendre la corbeille de pain et le broc d’eau. Il m’a félicité sur ma peinture et a rejoint la terrasse. Je l’ai regardé sortir de la pièce, il a franchi la porte à demi-fermée sans l’ouvrir davantage, sa démarche était étonnamment souple, il contournait les objets pour ne pas avoir à les déplacer. Il marchait comme s’il avait quelque chose à cacher. J’ai mis sur la table des tomates et des fruits gorgés de soleil, il a sorti de son sac un saucisson et des fruits secs. Nous avons partagé notre repas et discuté de choses plus futiles. Je lui ai servi un verre de vin, il a rajouté de l’eau dans son verre, il craignait que le vin lui coupe les jambes. Je ne l’ai pas resservi. Il avait les joues creuses et portait une barbe poivre et sel qu’il devait tailler aux ciseaux, ces joues étaient creuses et quand il mastiquait l’ensemble prenait des proportions impressionnantes et s’animait d’une étrange façon, son sourire était avenant. Il sortit un carnet de voyage, illustré de dessins à la craie. Je reconnus quelques lieux de la région, il avait inscrit des légendes sous les vues. Ce n’était pas un travail de néophyte, c’était bien réalisé et bien observé, un travail très personnel. Je lui ai montré mes dernières peintures, elles n’étaient pas de la qualité des dessins qu’il m’avait montrés. Nous avons pu partager à partir de ces quelques peintures. Je reconnus un travail de professionnel, ce type d’ouvrage à disposition des touristes dans les librairies. Il y avait d’autres cahiers dans son sac, ils devaient peser sur ses épaules. Nos paroles étaient moins orientées sur le passé, je me suis demandé lors de notre repas si nous nous en avions terminé de nos discussions personnelles. J’ai proposé une tasse de café à mon hôte, il n’avait pas vécu en Amérique du Sud pour rien, il était connaisseur. Il me dit que l’odeur du café était associée aux visages des enfants accroupis pour effectuer la cueillette. J’ai compris que nous repartions dans le monde des souvenirs, la récréation était terminée.
Il m’expliqua qu’à son retour en France, il n’avait pas voulu replonger dans la restauration. Il avait goûté la liberté, il refusait de se remettre des chaînes aux pieds. Il sut me dresser en quelques mots un tableau très sombre de la situation, il avait le don des formules toutes faites et des jugements définitifs. Pour lui, il y avait ceux qui cherchaient du travail et ceux qui n’étaient pas assez rémunérés pour le travail qu’ils faisaient. Ce genre de discours me mettait mal à l’aise, autant il me semblait avoir l’esprit ouvert quand il parlait de lui, autant ses convictions irréversibles sonnaient faux. Elles ne semblaient pas correspondre au personnage. Nous partagions nos souvenirs pas nos convictions.
Il me dit avoir travaillé dans une entreprise de bâtiment de la région parisienne quelques mois. Il m’expliqua qu’à la suite d’un vol, un de ses collègues innocent avait été licencié. Il connaissait le coupable mais ne l’avait pas dénoncé. Ses remords l’avaient poursuivi longtemps après qu’il ait quitté cette entreprise.
Je l’ai suivi aussi sur ce terrain-là. Je lui ai raconté une partie de pêche que j’avais préparée un peu hâtivement avec des amis. Nous avions quinze ans, le soir est tombé sur une mer agitée, nous avons perdu le contrôle de l’embarcation et notre sang-froid, nous nous sommes dit des choses peu aimables et n’avons pas eu une conduite irréprochable. Ce ne fut pas notre meilleure nuit, nos parents n’ont pas été à la fête surtout quand ils ont dû alerter les secours. Je me rappelle avoir raconté à Pierre les détails de la conduite de chaque membre de cet équipage d’infortune. Je ne sais si un membre de l’aventure avait un jour osé raconter ce qui s’était réellement passé et dit sur ce bateau où l’on mourrait de froid, de trouille… L’un de nous trois gueulait qu’il allait se foutre à l’eau, ce n’était le moins inexpérimenté.
J’ai aussi raconté à Pierre une autre histoire qui hantait mes nuits :
- Ce n’était pas ma faute pourtant. Ce soir-là, je conduisais, il était tard et j’étais fatigué. Je roulais à travers la campagne sous une pluie battante. Je suivais la route au rythme de mes essuie-glaces, j’avais hâte de retrouver mon lit. Soudain est apparue une silhouette dans les phares de ma voiture, je ne savais pas ce que c’était, je n’ai même pas essayé de l’éviter, il était trop tard, j’ai entendu un bruit énorme, la voiture n’a pas bougé de sa trajectoire. Je me suis demandé si j’avais bien vu, je suis rentré chez moi, je n’étais pas fier. Je savais que j’avais touché quelque chose. J’ai espéré que cela soit une hallucination mais quand j’ai garé la voiture, le moteur fumait anormalement, le radiateur était percé, la carrosserie était amochée. Il était évident que j’avais tapé, il y avait du sang, j’ai voulu croire que c’était un animal, un chevreuil, j’ai nettoyé la carrosserie plusieurs fois, après quoi je l’ai arrosé d’eau boueuse. A cette heure-là, à cet endroit, que se pouvait-il être ? J’ai eu un pressentiment, je n’ai pas fait faire les réparations dans le garage de la société, j’ai conduit ma voiture dans le département voisin. Pour en avoir le cœur net, j’ai acheté tous les journaux locaux à la recherche d’un entrefilet relatant un accident. J’espérais ne rien trouver. Il n’y avait aucun doute, un accident mortel avait eu lieu, un individu connu des services psychiatriques de l’hôpital avait été renversé par un automobiliste qui ne s’était pas arrêté, il y avait délit de fuite, j’étais recherché. Le directeur de l’hôpital ne comprenait pas ce que faisait son patient à cet endroit en pleine nuit. Il avait une autorisation de sortie mais ce soir-là, il n’était pas rentré au centre. S’était-il perdu ?
C’est incroyable, si on laisse sans surveillance des aliénés, il est normal qu’il y ait des accidents mais je ne voulais pas porter le chapeau. Ce malheureux devait être désespéré, il devait avoir eu un éclair de lucidité pour décider d’en finir et choisir de se trouver là, sur une route déserte en pleine nuit et sous une pluie battante. Malheureusement pour moi, je suis passé à cet endroit à ce moment-là. Je risquais gros. Si on m’avait retrouvé, on m’aurait accusé de conduite en état d’ivresse ou sous l’emprise de drogues… J’aurais écopé d’une amende assaisonnée, réparation du préjudice, suppression du permis de conduire… et pourtant, ce n’était pas ma faute. J’y pense encore souvent, je ne conduis plus volontiers la nuit et s’il pleut, je m’arrête. Je n’ai jamais cherché à en savoir plus, je n’avais pas de raison de le faire, j’avais peur d’éveiller les soupçons. J’ai gardé ce lourd secret sur mes épaules, je n’avais jamais voulu en parler, ni à Patricia, ni à personne d’autre.
Je me souviens du regard du garagiste lorsqu’il a vu l’état du véhicule, il a fait semblant de croire mes paroles, il ne m’avait jamais vu. Peut-être craignait-il d’être accusé de complicité ? J’avais nettoyé la voiture à grande eau, je craignais pourtant qu’au démontage apparaissent des traces. Nous avons échangé le moins de paroles possible. Quand je suis venu reprendre le véhicule, nous avons poursuivi notre conversation sur le même ton, comme si nous savions tous les deux. Nous portions ces visages fermés des gens en train d’effectuer une corvée et pressés d’en finir au plus vite. Il ne connaissait pas les causes de l’accident et ne voulait pas les connaître. Par la suite, je me suis débarrassé de la voiture, je ne voulais plus rouler dans ce tombeau.
Pierre m’a regardé avec beaucoup de compassion, il m’a parlé de toutes ces choses d’autant plus difficiles à accepter qu’on se sent être un jouet entre les mains de forces malfaisantes. Pourquoi cela tombe-t-il sur l’un plutôt que sur l’autre ? J’en aurais presque pleuré, une réaction nerveuse consécutive à la décharge d’un si lourd secret.
Pierre sortit des bonbons de son sac, je reconnus ces sucreries qui aident les marcheurs à rejoindre l’étape. Il les posa sur la table, en prit une et la déballa avant de me la tendre. Il fit ce geste presqu’avec tendresse, comme s’il voulait m’assurer sa sympathie. Je ne me souvenais pas que quelqu’un ait fait ce geste pour moi. Il prit la bouteille d’eau et me servit à boire. Il me reste de cet instant une impression de douceur. Un silence s’installa entre nous, un silence plein de signification.