PETIT SOUCIS INFORMATIQUE

hector-ludo

UN PETIT SOUCI INFORMATIQUE

Je vais crever ! Ce coup là, j’ai poussé le bouchon trop loin. Cela devait arriver de toute façon, vouloir toujours aller au-delà des limites, tenter de réaliser l’irréalisable, dépasser les autres. Tout ça pour être admiré, écouté, adulé à mon retour. Cette saloperie de besoin de reconnaissance perpétuelle.

Bon Dieu ! La température doit frôler le moins cinquante et le blizzard qui ne faiblit pas. Plus rien ne fonctionne, la balise est hors service, le GSM aussi. J’ai perdu quatre chiens, ma tente et la moitié de mon matériel dans cette foutue crevasse. Je n’ai d’autre choix que d’avancer à l’aveuglette avec seulement trois bêtes épuisées pour tirer le traîneau. J’ai les jambes en coton et suis mort de fatigue.

Bon sang ! Qu'est-ce que c’est ? Je commence, déjà, à avoir des hallucinations ou j’ai vraiment aperçu une lumière droite devant ? Impossible ! Je ne connais aucune station météo ou camp scientifique dans ce coin de la banquise.

Oui, je l’ai revu ! Incroyable la chance que j’ai ! Avec toute cette neige qui tombe en rafale, j’aurais pu passer cent fois à côté.

La lumière sort de hublots disposés tout autour d’une structure circulaire en forme de dôme. Des congères l’entourent, mais une avancée en demi-cercle protège l’entrée qui est dégagée. J’appuie sur la porte, fermée ! Je frappe violemment, avec mes poings, plusieurs fois.

Soudain, un battant s’ouvre. Un jeune homme apparaît, impeccable, dans un costume trois-pièces. Singulière vision !

Je veux avancer, il lève la main pour m’arrêter

_ Vous avez rendez-vous ? Me dit-il .

Je reste coi. Qu'est-ce qu’il me raconte ? Je suis en plein pôle Nord, perdu dans une tempête, couvert par dix épaisseurs de vêtements ; je tombe sur un type, habillé comme s’il travaillait dans une banque, et il me demande si j’ai rendez-vous.

_ Si vous n’avez pas rendez-vous, nous ne pouvons vous recevoir, désolés.

Il me ferme la porte au nez !

Derrière mes lunettes noires et mon passe-montagne, je dois avoir une tête d’ahuri. Je reste sans réaction dans le froid et vent.

L’instinct de conservation prend le dessus et cogne de nouveau le battant. Le même jeune homme m’ouvre. Je crie pour couvrir le bruit du blizzard.

_ Je suis perdu et épuisé, je faisais la traversée de la banquise et j’ai eu des problèmes.

Il m’a écouté poliment, avec bienveillance semble-t-il. Pourtant, il me déclare,

_ Je comprends bien, Monsieur, mais, si vous n’avez pas rendez-vous, vous ne pouvez pas entrer.

_ Bon Dieu ! M’écriai-je, quel genre de type êtes-vous pour vouloir me laisser crever dehors ?

_ Je ne fais qu’appliquer le règlement, Monsieur, n’en faites pas une affaire personnelle. Au revoir, Monsieur.

La porte se referme encore une fois.

Un cauchemar, c’est un cauchemar. Pourtant, le bâtiment est bien là, et la porte fermée aussi. Je dois entrer. C’est une question de survie.

Je frappe, le battant s’ouvre de nouveau.

_ J’ai rendez-vous, déclarai-je aussitôt.

_ Vous auriez dû le dire tout de suite, Monsieur. Commente ce jeune homme. Entrez, je vous en prie.

Je le suis le long du couloir d’entrée, nous passons une seconde porte et débouchons dans une grande salle lumineuse. J’en reste bouche bée. J’ai l’impression d’être arrivé dans le hall d’une entreprise ultra moderne. Mobilier contemporain, plantes vertes, éclairage indirect, personnel nombreux et affairé. Voilà plus de dix ans que je fréquente ces terres inhospitalières, et jamais, je n’ai vu une installation aussi sophistiquée. Tous les scientifiques que j’ai rencontrés se contentaient de pièces étroites, éclairées par des néons et les seules décorations étaient les photos de leurs familles, punaisées sur les murs.

_ Mettez-vous à l’aise, vous pouvez enlever vos gros vêtements, ici nous avons une température idéale.

Encore tout éberlué, je tends mon anorak polaire à une jeune femme qui s’est approchée. Chemisier léger, jupe droite et talon haut.

_ Rassurez-vous, reprends le portier, tous les visiteurs sont étonnés en arrivant. Je vous conduis à votre chambre.

J’évite de poser les nombreuses questions qui me brûlent les lèvres. Je ne tiens pas à ce qu’il s’aperçoive que mon histoire de rendez-vous est bidon et qu’il décide de me chasser

comme un mal propre. Je l’en crois parfaitement capable.

Nous descendons un étage et longeons des couloirs recouverts d’une épaisse moquette.

Étant donné le trajet que nous faisons, le dôme me parait beaucoup plus grand que je ne le pensais. Ma chambre est vaste et agréablement décorée. La vue du lit, après toutes ces nuits passées dans un sac de couchage sous la tente, me rappelle une douceur de vivre oubliée.

_ Vous avez la salle de bains ici, un repas chaud va vous être servi. Reposez-vous et reprenez des forces tranquillement, je viendrai vous chercher tout à l’heure pour vous emmener chez le directeur.

Je me dis, qu’avant peu, la supercherie sera découverte et que je dois profiter au mieux de ma chance. Je me précipite sous la douche délicieusement bouillante. Lorsque j’en sors, un plateau-repas est arrivé. Tout est succulent après trente jours de rations de survie. Mon dîner terminé, je me glisse sous les draps. À peine ai-je apprécié le moelleux du matelas que le sommeil m’emporte.

Je me demande combien de temps j’ai dormi. Ma montre, aussi, ne fonctionne plus. Je me sens en forme, j’ai envie de visiter les lieux. Je me prépare rapidement, mais, à l’instant où je veux sortir, on frappe à ma porte.

Mon guide est de retour. Je le suis de couloir en couloir. J’appréhende ma rencontre avec le directeur, il se rendra compte au premier coup d’œil que je n’ai rien à faire dans son emploi du temps. Le petit jeune homme me laisse dans une pièce aux couleurs chaudes. Trois gros fauteuils club en cuir entourent une table basse couverte de journaux.

_ Asseyez-vous, Monsieur le Directeur va vous recevoir tout de suite.

Je saisis au vol le premier journal qui vient et me laisse choir dans un de ces accueillants fauteuils. Nouvelle surprise, le journal est daté du douze juin, j’ai entre les mains les nouvelles d’hier ou au plus, celles d’avant-hier. Quelle entreprise dispose d’une logistique capable de lui acheminer quasiment les journaux du jour ? Je commence à feuilleter lorsque mon regard est attiré par un article :

« Silence radio de Bernard Duval » voilà plus de deux jours que le célèbre sportif surnommé : « Défi-man » ne donne plus signe de vie. Parti depuis trente jours, il tente de battre le record de la traversée du Pôle Nord en traîneau à chiens…

Je souris, excellente publicité, je vais bientôt pouvoir rassurer mes admiratrices qui doivent se faire un sang d’encre.

Un petit homme tout rond vient à moi.

_ Bonjour, Monsieur Duval, je suis le directeur, Pierre Essure.

_ Vous connaissez mon nom ?

_ Bien sûr ! Qui ne connaît pas Bernard Duval, l’homme des paris impossibles ? Je vois que vous avez repris quelques forces, parfait.

Nous passons dans son bureau. Tableau moderne au mur derrière son grand fauteuil en cuir, bureau en verre, ordinateur dernier cri. Plus rien ne m’étonne.

_ Alors, cher Monsieur, attaque-t-il, cela n’a pas été trop dur ?

_ Dur est un euphémisme, Monsieur le Directeur, avant l’accident tout allait bien. Le temps était clément et la glace excellente. J’avais réussi à prendre deux jours d’avance sur l’ancien record à distance égale. Le blizzard s’est mis à souffler, la neige l’a accompagné dans la foulée. Je ne voyais plus rien. D’un seul coup, cette crevasse indécelable, anormale sur ce tronçon du parcours. Sûrement un effet du réchauffement. Bref, le résultat était là ; quatre chiens morts, balise cassée, GSM hors service, plus de tente et un patin du traîneau faussé. La poisse totale. J’ai marché quarante-huit heures sans m’arrêter. Avec ce froid, si vous vous endormez, vous ne vous réveillez pas. Si je n’avais pas eu la chance de vous trouver, je n’aurais pas été très loin.

Le petit homme sourit,

_ Bien, bien, très intéressant, mais je parlais surtout de votre décision de renoncer.

_ Renoncer ! Pas question. Il me suffit d’envoyer un message radio à mon équipe. En moins de vingt-quatre heures, ils m’auront préparé un nouvel équipement complet, chiens compris. Dès que le blizzard tombera, un hélicoptère apportera le tout ici. Certes, j’ai perdu mon avance, mais je peux encore battre le record. Je ne comprends pas pourquoi vous avez supposé que je voulais renoncer.

Le directeur s’agite soudain,

_ Mais enfin, vous avez dit que vous aviez rendez-vous, non ?

_ Oui, bien sûr que je l’ai dit. Sinon votre cerbère ne m’aurait pas laissé entrer !

_ Évidemment puisque ce sont les mots que vous deviez prononcer.

_ Quels mots ?

_ « j’ai rendez-vous », mais, ne faites pas l’idiot. Vous le saviez parfaitement. Vous avez reçu le message. Vous recevez tous le message lorsque vous êtes au bout du rouleau.

Je commence à avoir le tournis.

_ Monsieur le directeur, reprenons les choses dans l’ordre si vous le voulez bien. Premièrement, pourquoi avez-vous pensez, que j’arrêterai cette compétition ?

_ Cette compétition, ce record stupide à battre, je m’en fiche complètement !

Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle du renoncement à lutter pour votre vie.

C’est pour cela que vous nous avez trouvés et que le message vous est parvenu. Vous avez fait votre choix et donc prononcé les mots qui indiquaient votre renoncement.

_ Renoncer à la vie, mais vous êtes complètement dingue ! Et puis arrêter avec cette histoire idiote de message, vous commencez sérieusement à me chauffer les oreilles.

Le type blêmit d’un seul coup,

_ Vous n’avez pas reçu de message ?

À mon regard noir, il comprend que c’est non. Il reprend,

_ Oh lala, calmez-vous s'il vous plaît, je crois que nous avons un souci informatique.

Le petit bonhomme se met à pianoter nerveusement sur son ordinateur. Je vois son visage s’assombrir au fur et à mesure. Soudain il s’exclame,

_ Oh ! Bon sang, un homonyme mal référencé. Une erreur désastreuse. Il faut que nous le retrouvions rapidement.

_ Parfait, dis-je, vous avez l’air d’avoir trouvé votre erreur. Nous allons pouvoir être un peu plus pratiques.

_, Mais vous ne comprenez donc rien ?

_ Comprendre quoi à la fin ?

_ Nous devions vous récupérer dans, voyons, maintenant, quatre heures, dit-il en regardant sa montre. Mais vous vous êtes reposé et restauré, vous avez repris des forces. Vous n’êtes plus dans l’état de faiblesse extrême qui doit être le vôtre. Tout est faussé.

Vous ne serez pas prêt à nous trouver et à recevoir le message à l’heure prévue.

_ Mais de quoi me parlez-vous ? Essayez d’être cohérent. Où suis-je exactement ?

_ Je vous en prie, je vais tout vous expliquer.

_ Ce ne serait pas trop tôt !

Il me regarde dans les yeux sans rien dire. Je sens qu’il cherche une histoire à me servir.

Une histoire qui tienne la route j’espère. Il reprend,

_ Voyons, voyons, tel que vous étiez parti, vous n’auriez pas été loin de toute façon.

_ Non, bien sûr.

_ Mais d’un autre coté, je suis assez admiratif de vos défis et je penche pour remettre votre rendez-vous à plus tard. Pour cela il me faut prendre quelques dispositions. Si vous voulez bien patienter dans la salle d’attente, je m’occupe de vous tout de suite après.

J’acquiesce et retourne à mon fauteuil club, je suis plus que perplexe. Son expression : « remettre votre rendez-vous à plus tard » est plutôt sibyllin.

Soudain la lumière s’intensifie, elle devient éblouissante, je suis perdu dans une clarté insoutenable. Je perds conscience.

J’ai eu un vertige, la fatigue sûrement. Je remets immédiatement mes lunettes. À chaque fois c’est la même chose, la réverbération excessive du soleil sur la glace et la neige me brûle les yeux. Je ne devrais jamais les retirer normalement, mais les joints d’étanchéité me grattent furieusement. Alors par moment je les enlève pour me frotter comme un furieux.

Bon, les enfants, la pose est terminée. Je parle aux chiens sans arrêt pour masquer ma solitude. Ils sont déjà debout, prêts à partir, impatients. Je fais claquer mon fouet au-dessus de leur tête et les excite de la voix en criant,

_ Iaa, iaa, iaa, en avant. Allez, les chiens ! Tire ! Toundra, tire ! Scala, tire ! katine. Nous avons deux jours d’avance ! On va gagner, on est les meilleurs !

Le traîneau file sur la banquise, le blizzard annoncé n’a pas montré son nez. Le soleil est à son apogée pour cette latitude.

Soudain, les chiens font un écart brutal, ma trajectoire s’infléchit fortement sur la gauche. Le traîneau penche légèrement sur la droite, le manteau neigeux s’effondre d'un seul coup, découvrant une énorme crevasse. Je longe le gouffre un instant, en équilibre instable. Puis, tiré par les chiens, je m’écarte enfin. J’ai eu chaud.

Je fais une pose un peu plus loin pour me remettre de mes émotions. Si les chiens n’avaient pas dévié de la ligne, je serais au fond du trou.

Aujourd’hui, j’ai un ange gardien particulièrement doué.

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