Petite soirée

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Quelle heure peut-il être ? Je pense qu’il fait encore nuit. Le fond de la carlingue est sombre et la lueur qui éclabousse le pare-brise est trop blanche pour être celle de l’aube. Il n’empêche, j’aimerais tendre l’oreille pour entendre le bourdonnement de la chaleur électrique d’un lampadaire. Histoire de se persuader qu’il fait réellement nuit, qu’il est encore très tard et que la ville dort encore. J’ai toujours aimé les trottoirs de minuit, les murs de silence et le macadam feutré. J’ai toujours aimé ce pouvoir magique qu’a la petite aiguille lorsqu’elle tend vers le haut, ce pouvoir de plonger tout un monde turbulent dans le plus profond des cotons. A partir d’une certaine heure, la ville est un gigantesque landau que Dame Nuit berce dans le duvet de ses bras. Et puis, on ne sait pourquoi, comme un rapace, le chahut gagne la couche et rompt le charme en l’écorchant de sa tendresse.

Dans ma voiture, je m’accroche à des échos et je les hume espérant toujours y trouver des odeurs de nuit. Il me paraît proche le temps où je faisais pareil, les yeux encore clos, pour reconnaître ma mère. Maintenant, je suis redevenu ce petit animal insensible à la voix, et c’est toujours pour ma mère que je m’accroche à mes sens. Mais il ne s’agit plus de déchiffrer sa présence, cela j’ai appris à le faire par d’autres moyens. Comme le commun des mortels. Non, je guette les relents du monde extérieur parce qu’ils me disent si ma mère est en paix ou pas. S’il fait nuit, elle dort et j’ose alors espérer qu’elle va bien. Dans le cas contraire…

Non, c’est impossible, il doit exister un pourfendeur de soleil. Lui saurait instaurer la dictature des étoiles. Il la bâtirait sur des cimetières de réveils, dans la lumière des torches, dans la chaleur des édredons. Et il la confierait à l’œil poché et bienveillant de la lune. Ce serait merveilleux. Ma mère vivrait les paupières closes. Dans un monde à elle. Dans un monde clément. Dans un monde vivant…

Quelle heure peut-il être ? S’il faisait nuit tout à l’heure, le fait-il encore ? Je n’ai qu’à lever la tête, essuyer le peu de buée qui s’est déposée sur ma vitre et jeter un coup d’œil vers l’extérieur. Mais la couleur du ciel ne m’apprendrait rien en vérité, ou si peu. Persuadé d’y voir l’ombre épaisse de la nuit, je ne saurais rien y déceler d’autre. Alors je préfère garder la pose : la tête inclinée vers l’avant, le front contre le volant de mon terrible engin, la nuque tendue à l’extrême car le corps encore retenu par la ceinture de sécurité. Je prie à me fendre l’âme. Je voudrais être cette idole qui retient la nuit. Alors je me ressasse la chanson sans pouvoir articuler le moindre son.

Je reste prostré, dans l’immuable attente craintive des premiers rayons… Mais non, je n’attends rien. Je n’ai plus même la force d’espérer. Je connais les couleurs du jour. Les copains de gambade aussi. Nous aimions nous recroqueviller dans le souffle chaud des grilles d’aération, et de là, muets mais bavards en nous-mêmes, nous regardions les gouttières au loin se teinter d’ocre et de sang. Pour nous, c’était l’heure de se coucher. Nous nous moquions alors une dernière fois de nos teints de cire, de nos corps engourdis et désarticulés, puis nous élisions notre couche dans un de nos studios. Nous ne fermions alors les yeux que pour laisser le temps au soleil de se lever et de se rhabiller, comme par respect pour la pudeur de l’astre solitaire.

Peut-être est-il déjà là… Comment savoir ? Je fixe la pédale de frein. Elle me semble toujours aussi noire, aussi gluante, comme faite de réglisse. Je crois qu’elle se liquéfie dans cet univers troglodyte. Un épais drap de velours sombre semble s’être abattu sur la voiture. Ça n’existe pas des nuits aussi longues. Après l’avoir ardemment désiré, je sais que ça n’existe pas. Alors oui, il doit faire jour depuis déjà un beau moment. Une grosse boule me remonte dans la gorge et m’irrite les yeux. Surtout, garder les paupières closes, ne pas montrer sa peine. Maman, ma pauvre maman ! Je connais tes moindres gestes…

Tous les matins, le soleil se faufile dans ta chambre, et il plante son baiser assassin sur ton visage. Alors tu te réveilles. D’abord un peu brisée par le repos, un peu perdue loin de la douceur des draps, tu puises dans ce qui t’entoure la fraîcheur, la prestance et la lumière. Alors tu prépares du café chaud et ta robe de chambre s’imbibe de cette odeur si caractéristique : un peu de nuit, un peu de maison, un peu de café et beaucoup de toi. Puis tes prunelles partent un peu dans le vague, ramènent sur ton visage un sourire lointain, et tu te dis : « Le jour où ce sera lui qui le préparera le café… ». Alors, comme à contre cœur, tu te diriges à pas feutrés vers ma chambre. Je dors encore, enveloppée comme un bienheureux dans une couette de paradis. Tu fais légèrement grincer ma porte en l’ouvrant juste assez pour que tu puisses te glisser auprès de mon lit. Tu déposes une tendresse juste au-dessus de mon nez, tu t’amuses avec quelques unes de mes mèches rebelles, et sans autre forme de procès pour mes rêves déjà bien entamés, tu repousses avec fracas les volets de ma fenêtre. Alors moi, bien sûr, je râle et m’enterre sous l’oreiller.

Surtout, garder les paupières closes, ne pas montrer sa peine. Maman, ma pauvre maman ! Tu n’as trouvé personne dans mon lit ce matin, n’est-ce-pas ? J’aurais tellement donné pour que tu n’entres jamais dans ma chambre, pour que tu ne te réveilles jamais, pour que la nuit dure encore et encore et toujours… Non maman, aujourd’hui non plus je n’ai pas préparé le café. Mais hier soir, avant de partir, j’aurais dû te remplir tous les thermos de la Terre. A présent, je suis trop loin…

Mes jambes ont étrangement les tibias tournés vers l’intérieur et mes pieds disparaissent sous mon siège, ce qui me donne l’impression de tomber à genoux. Je sens comme un fluide brûlant entre mon visage et le volant. J’aimerais toucher mais j’ai les doigts engourdis. Normal, quand des bras pendent aussi longtemps. Je ne sais pas quoi faire avec eux, ils me sont devenus inutiles. Quand ils se balancent, je sens alternativement le contact du plastic du frein à main et celui de la mousse du siège passager. Je crois que l’on se penche pour regarder à l’intérieur de ma caisse. Je faisais ça aussi quand je passais près de belles voitures pour admirer leur sellerie cuir. Ma bouche déposait alors toujours un peu de buée sur la vitre. Les vapeurs de la fascination en quelques sortes. Oui, on m’épie, sans aucun doute. Je ne lève pas les yeux, je sens ces choses-là. Je me sens honteux, mon corps bancal fait penser à celui d’un ivrogne bénédictin. On se penche encore sur l’intérieur de ma caisse. Mais d’où vient donc cette curiosité malsaine ? Mais peu à peu le rideau de geai qui abrite ma voiture reprend sa forme originelle. On est parti, et avec un peu de chance, on croira avoir surpris un joyeux luron en train de finir sa nuit. Mais non, je sais bien que pareille méprise est impossible. A présent que ma mère est éveillée, je ne peux plus compter que sur le temps pour retarder l’échéance. Mais elle est aussi inéluctable que douloureuse… Surtout, garder les paupières closes, ne pas montrer sa peine. Maman, ma pauvre maman !

Le temps à présent n’a plus aucune importance. Je suis comme un évadé braqué par un immense projecteur. Pour l’instant, personne. Juste ce flot ininterrompu de lumière et moi dedans. Je suis aveuglé, aplati, évidé. Je ne suis plus qu’un dessin sur un mur sale. Un hiéroglyphe qui n’attend que son garde-chiourme pour être profané, martelé, effacé. La nouvelle de cette évasion ratée se propagera bien assez vite. Et comme je n’ai rien pu faire pour ne pas être découvert, je ne peux murer de silence l’arborescence de cette information. Alors je me raisonne… Ou plutôt je me résigne, car personne ne raisonne ces choses-là.

Un dernier effort pour compléter le puzzle de ma vie… Etait-ce hier soir ? Je n’en suis plus sûr à présent. Je l’ai dit, le temps n’a plus d’importance. Et puis il me semble loin ce fameux soir. Je crois que c’était le printemps. Il y a toujours un pic-vert sur le tronc de l’arbre qui est juste devant ma fenêtre. Je le regardai, accoudé sur mon bureau. J’aimais ses couleurs vives. Un peu vert bien sûr, un peu bleu et un peu rouge aussi. Ma mère était à la cuisine et téléphonait à je ne sais plus qui. J’étais dans un de mes moments préférés de la journée, celui où l’on est seul avec ses rêves, les yeux grands ouverts sur la beauté du monde extérieur, si rare, si précieuse. Moi, je l’avais juste devant ma fenêtre. Alors j’étais heureux comme ça. J’écoutai la plus belle musique qui soit, celle de La Liste de Schindler. Si triste, et moi si heureux. Mais j’aimais les émotions fortes, cela rendait mes yeux brillants. Ils étaient si ternes, si hagards sinon… Et puis ce portable de malheur a sonné. Ou plutôt a vibré, parce que je ne supportais pas les sonneries de téléphone. Très souvent je ne l’entendais pas, mais là oui. Alors j’ai répondu. A l’autre bout du fil, la plus belle fille de la terre. Comme par magie, la musique s’est arrêtée et l’oiseau s’est envolé. Je ne sais plus ce qu’elle m’a dit, je crois qu’elle m’invitait pour manger chinois. On n’a pas idée de vous faire battre le cœur comme ça, c’est ridicule… J’ai enfilé ma veste. Ma mère était toujours au téléphone. Je lui ai fait un petit signe de la main mais elle n’a pas compris. J’ai alors rapidement écrit sur la nappe en papier : « Petite soirée. La vie est belle… ». J’ai rempli mon regard de tendresse, ai décoché un clin d’œil à ma mère et je suis parti.

La belle habitait au centre-ville, dans une petite chambre juste au-dessus d’une papeterie. Elle appelait ça sa poche de survie. Pourtant elle ne s’y plaisait pas. Cela pouvait se comprendre : les murs vrombissaient régulièrement car la gare n’était pas loin et l’on ne pouvait y vivre que couché tant les rampants étaient longs et bas. J’adorais ma voiture. Elle était plus âgée que moi et chaque année apportait son lot de souffrances. Mais comme une grande dame pudique, elle avait toujours su préserver son cœur mécanique, et au dire de beaucoup, elle était devenue plus qu’une voiture : elle était une institution. Je faisais tout et n’importe quoi avec elle, mais avec tendresse. Quand elle avait son sale caractère, je lui donnais ce qu’elle voulait, le plus souvent du temps pour se reposer. Et puis elle repartait, toujours fragile mais satisfaite. Elle était mon bateau ivre. J’étais son capitaine.

J’aurais très bien pu rejoindre la belle à vélo, mais une petite virée automobile n’avait rien pour me déplaire ce soir-là. Et puis le soleil avait emporté dans son couchant la moindre de mes velléités sportives. J’ai donc pris la voiture. Je me suis installé et j’ai démarré comme des millions de personnes le font des millions de fois depuis des millions de jours. Enfin… presque : parce que moi j’étais heureux. J’allais quand même voir la plus belle fille de la Terre ! Les immeubles semblaient d’immenses morceaux de charbon tandis que le ciel s’efféminait davantage, se striant de violet et de rose. Je n’ai jamais eu d’autoradio alors j’ai pris l’habitude de me souvenir de chansons pendant que je conduisais. Je ne sais plus ce que je fredonnai ce soir-là, peut-être Hey Jude. Je dis Hey Jude mais j’aurais très bien pu dire aussi Trouble water under the bridge. Ou n’importe quelle autre belle chanson aux accents de Tamise, un peu triste mais qui berce tant et si bien le cœur que l’on se sent léger, presque étranger à soi-même en l’écoutant.

Tout droit, à droite après le lycée, puis à gauche… Le paysage urbain défilait à toute allure. Il glissait le long des vitres de la voiture et s’enfuyait dans mes rétroviseurs. Parfois, au moment des virages, un morceau de béton et de trottoir parvenait à projeter son reflet sur ma carrosserie. Ce chemin, je l’ai fait d’innombrables fois. Parfois pour manger avec elle, parfois pour la chercher et aller au cinéma avec elle, parfois pour parler tout simplement. Je l’aimais plus qu’aucun n’aurait su dire, et parce que je l’aimais j’aimais ce chemin tourmenté dans le cœur de la ville. Pourtant, je n’ai jamais su précisément par quelles rues et à côté de quelles places et quels bâtiments je passais. La vérité est que toute mon âme était tendue vers la belle. Je n’étais plus qu’une ombre liquide qui traversait la ville. Ou plutôt que la ville traversait.

J’ai toujours été ailleurs. Je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir à ce monde. Bien sûr que j’y vivais, bien sûr que je l’aimais ce monde puisque j’aimais les gens qui s’y sentaient bien. Mais je l’aimais comme j’aimais la belle, avec un rideau de pluie froide entre lui et moi. Je le voyais trouble et je ne pouvais l’embrasser sans me glacer le cœur. Non, je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir à ce monde…

La nuit était tout à fait tombée. Une nuit tiède et noire, capricieuse au point de n’accorder que quelques points de son grand corps flasque aux étoiles. J’ai alors pensé qu’il ferait bon se promener un peu à l’extérieur de la ville. Tant pis pour les étoiles, j’aurais une star à mon bras. Elle et moi foulerions d’un même pas les terres brunes que je distinguais au-delà des derniers vestiges urbains. Et puis je me suis souvenu que les ballades en amoureux étaient trop romantiques pour elle. Un cinéma peut-être alors… Ou tout simplement une promenade au centre-ville, dans le quartier piétonnier… Je suis enfin arrivé devant l’immeuble de la belle. Bien entendu, la papeterie était fermée. J’ai levé les yeux en direction de sa fenêtre. Elle était éclairée. Je ne voyais plus qu’elle, comme aspiré par cet iris de lumière. Déjà, je n’étais plus dans ma voiture mais au septième ciel sous les toits…

Je ne l’ai pas vu, je ne l’ai pas entendu. Je n’ai rien senti non plus. Il est arrivé dans mon dos. Très vite. Il n’a pas freiné. Ma ceinture était trop vieille pour avoir le réflexe de me retenir. Je suis parti comme un vulgaire pantin. Je n’ai pas même rebondi sur le plastique souple du volant. Non… Je me souviens encore du bruit qu’a fait mon visage lorsqu’il s’y est écrasé. Inconsciemment j’ai essayé de me lever. Peut-être y serais-je parvenu si mes pieds n’avaient pas été happés sous le siège lorsque mon corps est retombé. Mes pauvres bras se sont un peu agités. Sous le poids du tronc, mes genoux se sont peu à peu affaissés. Puis, comme s’il avait trouvé un gracieux équilibre, mon corps s’est immobilisé. Debout, mais pas tout à fait. Pas vraiment assis non plus. Presque agenouillé… Je me suis dit que j’aurais mieux fait de me garer. Je me rappelle avoir pleuré du sang quand j’ai dû planter mon dernier baiser dans le volant.

 Je suis encore dans ma voiture. Toujours dans la même position. Je crois que je ne quitterai jamais la voiture. La position non plus. On aura beau m’enterrer, je serai toujours là, devant l’immeuble de ma belle. Quand on quitte le monde, on garde l’endroit, on garde la pose. Indéfiniment… je crois. Je ne sais comment ma belle a réagi. Mais se tuerait-elle, je n’en saurais rien. Car je ne cesserai de fixer le fonds de ma caisse à travers mon volant. Triste… Par contre, je sais avoir eu raison de craindre pour le réveil de ma mère. Je la vois… Elle dort. Couchée sur le dos. Soudain, elle ouvre des yeux agrandis par l’effroi. Il fait encore nuit mais le téléphone sonne. Le soleil n’y est pour rien. Elle se lève. Ne décroche pas tout de suite. Se dirige vers ma chambre. Trouve mon lit vide et froid. Elle pressent qu’il m’est arrivé quelque chose. Elle respire un grand coup, ferme les yeux et décroche. Sa voix tremble un peu. Mais pas autant que la voix à l’autre bout du fil…

Tout doucement, ses doigts agrippent un pli de la nappe en papier et le froissent.  Son corps retient un immense sanglot quand son regard tombe sur la table. Ouvre les yeux maman, et laisse éclater ta peine… Je sais ce que tu lis.

 « Petite soirée. La vie est belle… »

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