Petits

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PETITS

            Le traducteur vous livre ici l'essentiel de la dernière partie d'un écrit qui fut découvert tout à fait par hasard il y a peu de temps. Le volume original est bien plus conséquent, quoiqu'il ait été rédigé sur un support inaccoutumé. Le texte ressemble, à bien des égards, à une farce qu'auraient pu écrire des collégiens en mal de mystification, n'eut été le langage utilisé, qu'il a fallu à votre serviteur laborieusement décrypter, tout au long des interminables nuits blanches qu'il a dû affronter seul ; en outre, l'occurrence qui a permis de le découvrir, et sur laquelle le traducteur refuse de s'étendre, jetterait peut-être une lumière attendue sur ses origines. Etrangement, immédiatement après avoir livré ces pages aux autorités, il a pris le large sur son bateau pour accomplir un tour du monde d'une durée indéterminée.

 

….Partout sur la surface du Globe, des émeutes éclatèrent. Les morts se comptaient désormais par millions.

 

Extrait du tout début du récit, qui n'est pas sans rappeler l'"Odyssée" d'Homère, que l'écrivain n'a certainement jamais pu lire, et pour cause ! Aux lecteurs cultivés, je déclare ceci :

            « Je nie avec la dernière énergie être à l'origine de ce récit, ou avoir aidé son auteur à en rédiger tout ou partie, et qui ne peut en aucun cas être considéré comme un plagiat, mais bien un manuscrit authentique, c'est une circonstance fortuite qui me le fit découvrir : Je rangeais ma maison, quand.... »

 

12ème feuillet.

            ″.. J'avais perdu les autres. Je ne m'étais pourtant éloigné qu'un instant. En me retournant, je constatai qu'ils avaient disparu, tout simplement, et je n'ai jamais pu les retrouver. J'errai donc à l'aventure, livré à moi-même, mais ma subsistance était assurée : Elle l'était toujours. Depuis le premier jour et jusqu'au dernier.

 

            C'était une belle journée : Elle l'étaient toujours, offrant aux regards cette belle brume bleutée dispensatrice de lumière et de béatitude. Non, sous ces cieux éthérés, la vie n'était certes pas rude. La seule source d'inquiétude résidait dans.. Le Bruit !

            D'aussi loin que mes souvenirs remontent, Le Bruit avait toujours été là. Il se manifestait rarement, peut-être une fois tous les 1600 cycles, mais il ne manquait jamais de revenir nous hanter.

            Les anciens n'avaient aucune certitude. Que des hypothèses. L'une d'entre elles affirmait que c'était Le Créateur qui revenait à intervalles réguliers observer le comportement de Ses Créatures. Le Créateur ! Cette entité mythique dont tout le monde parlait, mais que personne encore n'avait vu. Le Bruit serait donc lié - selon eux - à sa venue dans notre espace temps : Une friction de Son Corps dans notre haute atmosphère. Etant dépourvus de tout outillage ou appareillage, notre science se limitait à l'analyse de nos perceptions. C'est dire à quel point nous étions démunis, à l'époque !

Nos outils étaient nos membres, et notre intelligence était empirique. Nous possédions une tradition orale, mais pas d'écriture. Notre langage - et nous en étions fiers ! - se composait de pas moins de trente-sept vocables, que nous pouvions moduler pour exprimer nos sentiments*. La vie était facile et paisible ici. Cependant, il y avait eu ces derniers temps des disparitions inexpliquées, toujours liées au Bruit, et les autres étaient assez inquiets. Moi pas. Je voulais Le rejoindre.

            J'étais parti en exploration dans une dépression assez prometteuse, pour voir ce que je pouvais y dénicher, quand un mini tremblement avait secoué le sol. Les secousses étaient fréquentes dans cette région. Six roulé-boulé plus loin, après m'être remis d'aplomb assez difficilement – car

 

*Le traducteur tient à signaler qu'il a quelque peu enrichi le texte original, composé de groupes sémantiques rédigés dans un style télégraphique difficile à interpréter. Il pense néanmoins être assez bien parvenu à rendre cohérente l'Histoire de ce peuple étrange et inconnu jusqu'à lors.

            Mais plus depuis les.. événements.

 

j'avais chu sur le dos - j'avais constaté l'absence des autres. La nature du terrain avait changé elle aussi : C'avait dû être une fameuse secousse pour bouleverser de la sorte le sol immémorial.

 

            Je me tournai vers l'horizon convexe qui n'était jamais bien éloigné. Là se trouvaient peut-être mes frères, dont je venais d'être séparé pour la première fois. Je n'étais pas effrayé : Quelque chose – l'instinct peut-être - me disait que je les reverrais avant peu.

            Je me dirigeai vers le plus proche monticule. Tout en marchant, j'arrachai au sol sa généreuse pitance - qui ne faisait jamais défaut – pour la mâchonner avec délice. Ce monde était idyllique. On y avait toujours à manger, les filles étaient toujours disponibles, et fournissaient invariablement une nombreuse progéniture ; de plus, la maladie y était inconnue. Tous les quatre ou cinq cycles, la Manne Providentielle tombait du ciel, sous forme de pluie de particules de toutes tailles, de couleur brune évanescente, plus ou moins épaisses, plus ou moins savoureuses. Elles constituaient un mets de choix. Les plus minces étaient les plus appréciées.

 

La seule ombre au tableau, c'était ce flou existentiel dans lequel nous évoluions. Qui étions-nous ? Que faisions-nous là ? Qui nous y avait placé, et dans quel but ?

 

            Ces questions ne cessaient de me tourmenter, cycle après cycle. Seul parmi les miens, je m'interrogeais sans relâche sur ces mêmes sujets. Je pressentais que mes préoccupations étaient déplacées - les autres ne s'étant pas gêné pour me le faire remarquer, à leur façon rude et hautaine - mais je persistais néanmoins dans la voie de ces mystères qui ne cessaient de me tarauder.

            Tout en cheminant, je tendais de temps en temps le cou vers le ciel nébuleux, me demandant une fois de plus ce qu'il pouvait y avoir au-delà de la brume. Le monde s'arrêtait-il donc là ? Cela me semblait difficile à croire. Le sol s'étendait à perte de vue sans interruption. Le ciel devait donc en faire de même.

            La nuit, je rêvais que je m'envolais, que je traversais le ciel et découvrais d'autres sols, d'autres frères. Le sol était infini, et notre race immortelle. Je me couchai pour dormir, bercé par des rêves humides de futurs insensés.

 

            Un bruit me réveilla en sursaut, tous les sens aux aguets, essayant de préciser ce qui m'avait tiré du sommeil. Non, ce n'était pas juste un bruit : C'était Le Bruit ! Vite, je me remis debout en me retournant et dévalai la pente vers la source du tintamarre. Le sol, autour de moi, faisait des vagues énormes. La nourriture s'envolait vers le ciel. J'apercevais mes frères qui s'élançaient eux aussi vers le firmament. Je courus de toutes mes forces pour les rejoindre. Je voulais partir moi aussi !

« Attendez-moi !! » émettai-je fiévreusement à leur attention.

C'est à peine s'ils me prêtèrent attention, emportés par la tourmente vers le Créateur.

Car ce ne pouvait être que Lui.

Je m'effondrai sur le sol, à bout de forces.

 

Cette fois encore, je n'avais pu participer à la Grande Envolée. Les élus partaient. Où qu'ils aillent, c'était assurément un grand honneur d'être choisi, même s'ils n'en étaient pas conscients. Je me redressai et partis, une fois de plus, traversant ce pays en constante évolution, dont les points de repère changeaient constamment.

Dans ces conditions, la philosophie de mon peuple était simple : "Profite de ce qui t'es donné et remercie le Créateur de te fournir chaleur et nourriture".

C'était loin de me contenter, même si j'étais reconnaissant au Créateur de ses bienfaits.

J'avais faim d'autre chose : De connaissance et de réponses.

Reprenant ma route, je ne tardai pas à découvrir une forme immobile sur le sol spongieux. Je le connaissais !? C'était Khhraazzh, mon frère de couche ! Pensant qu'il était mort – car il ne bougeait plus - je m'apprêtai à le dévorer – selon les rites de ma race - lorsqu'il remua faiblement et ouvrit les yeux. Son regard extatique se vrilla au mien.

« Je l'ai vu ! » s'exclama-t-il. « Tu avais raison !

- Quoi ? demandai-je, soudain impatient. Qu'as-tu vu, Khhraazzh ?

- C'est un vaisseau noir, gigantesque et magnifique, si beau que je ne peux trouver les mots pour le décrire. Il nous amène vers le lointain, vers le Créateur. » Sa voix se brisa.

« J'étais presque à son bord, reprit-il en sanglotant, quand la Force m'a abandonné. et je suis retombé en arrière, hurlant de désespoir. J'y étais presque ! Presque !! »

 

Son chagrin faisait peine à voir. Scrutant sa face hagarde, je découvris toutes les traces que les tourments qu'il traversait y avaient imprimé, ses déchirements les plus intimes. J'y aurais d'ailleurs succombé moi-même si j'avais été dans sa situation. Mon empathie n'était donc pas feinte. Il venait de confirmer ce à quoi je croyais depuis toujours : Le Créateur venait à nous !

Oh, ce que j'aurais donné pour faire partie des élus !

Compagnons de misère, nous reprîmes la route, espérant l'improbable, guettant les fluctuations du ciel et les vibrations du sol, toutes deux annonciatrices de la Délivrance.

Sept cycles plus tard, des formes estompées apparurent dans le ciel. Khhraazzh , pris de frénésie dévote, se précipita au devant des Envoyés. Les objets ovoïdes s'approchaient à une vitesse effrayante : Ils allaient s'écraser !! Je hurlai pour prévenir mon frère. Khhraazzh ne put éviter d'être aplati sous l'un d'eux, qui venait de se poser. Celui-ci redécolla aussitôt, emmenant Khhraazzh avec lui, comme s'il répugnait à partager le sol avec des êtres inférieurs. Le Créateur avait-il donc honte de Ses Créatures ? Je n'y comprenais plus rien. D'autre part, ils ne ressemblaient pas à l'image que m'avait décrite Khhraazzh. Ils étaient plus petits, moins impressionnants que ce à quoi je m'attendais. Pouvaient-ils être ses envoyés ?

Autour de moi, le ballet des vaisseaux qui se posaient et redécollaient me faisait tourner la tête. Etourdi et saisi d'angoisse, je m'éloignai au plus vite du maelstrom fantastique qui s'accélérait derrière moi. Arrivé à distance respectable, je me retournai et levai la tête. Une forme descendit en tourbillonnant du ciel. C'était Khhraazzh, qui se posa en rebondissant légèrement sur le revêtement souple du sol. Je m'approchai de lui pour le dévorer, comme le veut la coutume.

J'étais en train de mastiquer le deuxième de ses membres quand il reprit connaissance. Il ne m'en tint pas rigueur : Lui aussi observait rigoureusement les lois de notre société. C'était la clé de notre réussite et de notre survie.

Il s'empara d'une feuille brun transparent, et nous mâchouillâmes de concert. Elles jonchaient le sol par milliers, et constituaient la base de notre alimentation. Lors du dernier cycle, les feuilles étaient tombées à une fréquence assez élevée, obscurcissant le ciel par leur nombre. D'autres éléments nutritifs apportaient un peu de variété, comme ces immenses cimeterres noueux de texture rugueuse qui jonchaient parfois le sol en groupe serré ; mais cela n'avait que peu ou pas d'importance pour nous. Nous faisions feu de tout bois.

Sous peu, je le savais, les membres de Khhraazzh repousseraient entièrement, et nous cheminerions - ensemble ou séparément. Cela non plus n'importait pas.

Quelques cycles plus tard, alors que je me tenais seul sur une colline de la vaste plaine, Le Bruit réapparut, lointain, comme assourdi. Rapidement, il se rapprocha de moi. Je demeurai strictement immobile, espérant de façon irraisonnée que - cette fois – je serais choisi. Mon attente fut récompensée. Le vaisseau apparut dans les lointains. Il était plus petit que dans les légendes, moins long et plus effilé, mais il était tout de même magnifique, tout noir et brillant. A sa suite venait une longue queue argentée qui lui donnait une allure stupéfiante.

Un bruit terrible le précédait. Sous moi, le sol se livrait à une féroce sarabande et envoyait valdinguer nourriture et frères haut dans le ciel tourmenté. Je m'envolai à mon tour.

Les membres lâches - il était futile de s'opposer au Créateur - je me laissai porter vers la source de toutes choses. Je m'engouffrai tête première dans l'orifice béant du vaisseau, suivis un long tunnel sombre en étant ballotté à hue et à dia pour finalement atterrir – accompagné par la précieuse nourriture et mes frères, ainsi que de cousins dont j'avais oublié l'existence – sur une épaisse couche de sol meuble.

Enfin ! Enfin, j'étais arrivé !! Autour de moi, tous participaient à leur façon à cette arrivée soudaine. Des cris, des lamentations et des vivats retentissaient, se répercutant dans l'atmosphère étouffante qui nous oppressait, exprimant les sentiments divers qui animaient les choisis. La surprise s'estompant, quelques-uns d'entre nous commencèrent à s'inquiéter un peu. De nombreux frères morts jonchaient le sol, et certains semblaient être là depuis un certain temps. Sûrement, ils n'avaient pas été sélectionnés pour la partie finale du parcours initiatique que nous traversions. Sûrement, ils n'étaient pas dignes.

Mais nous, nous étions d'une autre trempe !

J'encourageai mes frères à ne pas se laisser aller au désespoir. Donnant l'exemple, je me saisis d'un membre du frère mort le plus proche et commençai à l'ingérer. Les autres firent comme moi et, ragaillardis – bien que la nourriture soit coriace et sans saveur - nous attendîmes les signes. A intervalles réguliers, d'autres frères et d'autre nourriture arrivaient par le Tunnel Céleste. Les cycles passèrent. Nous commencions à nous sentir gagnés par la douce euphorie qui précède le trépas mais, encore, inlassablement, j'exhortais les miens à ne pas se laisser aller au découragement.

Certainement, le Créateur voulait nous éprouver. Il fallait tenir ! Il se manifesterait quand Il le jugerait bon.

 

 

67ème feuillet.

« .. Enfin, bien des cycles plus tard, après que les trois quart d'entre nous aient abandonné espoir et vie, la lumière jaillit d'un orifice circulaire. C'était le Signe attendu.

« Prends-nous, Ô Créateur ! Prends-nous !! » clamèrent aussitôt mille voix, soutenues par ma ferveur intacte. Notre vaisseau fut emmené vers une destination inconnue, bien qu'ardemment souhaitée.

L'appareil opéra un renversement, et nous fûmes propulsés dans un autre tunnel, carré celui-là. Décidément, le Créateur voulait-il éprouver notre sens de la géométrie, ou quoi ? Je gardai pour moi ces pensées impies qui frisaient l'hérésie, et observai avec attention ce qui se passait.

Ce tunnel, bien que beaucoup plus long, avait une fin. Je me sentis chuter le long de parois gluantes et jonchées de nourritures nouvelles au fumet attirant, que je ne pouvais malheureusement pas saisir, tant ma vitesse de descente était élevée. Des géants caparaçonnés de noir, gardiens de ces lieux prometteurs, nous observèrent avec curiosité tout du long, tandis que nous nous enfoncions dans l'inconnu. L'atterrissage fut assez rude, et je m'évanouis.

Lorsque je repris mes esprits, je me trouvais dans un vaisseau immense, dont je ne pouvais que deviner les limites.

Mes frères, qui avaient eux aussi repris connaissance, étaient tout aussi éberlués que moi, et ne cessaient de se poser des questions les uns aux autres. Notre vaisseau, de forme rectangulaire, gisait sur le côté, fracassé, éventré, et son contenu avait versé. Mais bien qu'immense, il paraissait minuscule en comparaison de celui où nous nous trouvions à présent, et où mes frères continuaient à piailler sans interruption.

 

Où sommes-nous ? lançaient certains.

Qu'est cet endroit ? demandaient d'autres.

Où est le Créateur ?

Qu'allons-nous devenir ? Qu'y a-t-il à manger ici ?

 

Pour calmer leur angoisse (et la mienne), je décidai de prendre la parole.

« Frères ! tonnai-je, le Créateur ne nous a pas abandonnés ! Il veut éprouver notre Vrai Foi, en nous imposant un défi. Traversons ce nouveau sol, jusqu'au bout du…. (Là, je créai un nouveau vocable pour la circonstance, ce dont je ne fus pas peu fier).. Monde ! Là, nous trouverons un Signe qui nous indiquera la marche à suivre. Serrez les mandibules, et en avant ! »

 

C'est ainsi que la petite bande d'acariens, menée par leur Premier Prophète, Mhohizzh, se dirigea vers le bord sud de la poubelle d'immeuble, dans laquelle avait atterri - via le vide ordures du palier - le sac de l'aspirateur qu'avait utilisé Juliette, à l'issue de sa soirée d'anniversaire, où les invités s'en étaient donné à cœur joie, notamment en dansant une gigue endiablée qui leur avait fait lever haut la jambe et taper fort du pied vers la fin de soirée, sur le tapis persan du salon quelque peu malmené par toute cette agitation.

Les acariens trottinaient gaiement d'une patte allègre, sûrs de leur destinée.

Ils allaient changer le Monde.

 

….Bien des cycles plus tard, les humains avaient disparu, vaincus par un ennemi qu'il ne pouvaient combattre, car il était trop petit, et armé d'armes nouvelles, terrifiantes et incompréhensibles au savoir humain. Les acariens avaient appris bien des choses, depuis le premier sursaut d'intelligence du premier d'entre eux, qui avait réfléchi à sa place dans le monde qu'il connaissait.

La Terre retrouva la paix à laquelle elle avait aspiré depuis que l'Homme était apparu à sa surface. Nul doute qu'elle saurait s'accommoder de ses nouveaux maîtres.

 

Dans l'Espace, les étoiles tournaient.. tournaient. Mhohizzh XII, l'arrière-arrière-arrière-arrière petit-fils du premier Mhohizzh, leva la tête.


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