petits meurtres entre collègues

Dominique Deconinck

Chapitre 3

Arrivé à Saint Lazare, des Abymes repéra quelques collègues à leur sac à dos décoré d’un point rouge fluo que la racaille locale assimilait d’ordinaire à des ordinateurs en libre service, il les suivait s’évitant la recherche du quai. Douze minutes plus tard, arrivé à Bécon les Bruyères, il retrouva la gare, le tunnel encombré, la foule mollassonne grimpant sans enthousiasme les marches usées. Un petit kilomètre à parcourir en troupeau entre des maisons murées puis sur un pont enjambant une ligne de chemin de fer envahie de ronces et enfin en longeant un chantier poussiéreux qu’il avait toujours vu depuis que la boîte avait déménagé. Deux bulldozers et une bétonneuse s’évertuaient avec une efficacité certaine à empoussiérer la foule laborieuse. Après un dernier carrefour, il longea les murs de son entreprise. Deux bâtiments aux murs marron clair, aux fenêtres teintées se faisaient face, séparés par  un jardin paysagé qui aurait été harmonieux si le lit du cours d’eau sensé le parcourir n’avait pas connu de problèmes d’étanchéité qui avaient limité la surface aquatique à quelques mètres carré que trois canards parcouraient dignement.

Axel franchit le portillon, remarqua à peine un gros type un peu nerveux,  vêtu d’un loden qui le boudinait, faisant les cents pas devant l’une des entrées. Une berline isolée trônait sur le parvis, son chauffeur fumait en guettant le sms qui lui signalerait l’arrivée du directeur. Il sursauta,  se dirigea vers un cendrier pour écraser son mégot alors que le DG avançait à grandes enjambées vers la voiture, ouvrit la portière et se glissa sur la banquette arrière. L’homme au loden bondit, poussa le chef d’entreprise des deux mains, s’assit en bousculant l’autre et claqua la porte sur eux. Le chauffeur entendit le bruit sec, se retourna, intrigué. Les vitres teintées presque noires ne l’aidaient pas à comprendre  ce qui se passait. La voiture se mit à tanguer. Une première lueur rouge orangée apparut puis d’un coup, envahit l’habitacle. La foule s’arrêta, des hurlements étouffés parvenaient de la voiture, des fumerolles s’échappaient du véhicule. Le chauffeur se brûla en tentant d’ouvrir la portière. Deux vigiles surgirent, l’un armé d’une hache d’incendie et l’autre d’un extincteur. Ils s’arrêtèrent net en entendant une nouvelle explosion, les flammes léchaient les vitres, le pare-brise. Le premier reprit courage et éleva la hache, il cogna lourdement une fois, deux fois. Au troisième coup la vitre armée explosa ; un bras gainé de flammèches sortit de l’habitacle, une tête aussi, en feu. Les spectateurs hypnotisés émirent un hoquet  effrayé et se reculèrent pour se protéger de la vague de chaleur.

Des Abymes se détacha de l’attroupement, rejoignit l’ascenseur, monta au cinquième étage et retrouva ses collègues très excités, agglutinés aux fenêtres. Au nom de la sacrosainte productivité nul n’avait plus droit à son espace individuel, le premier arrivé prenait la place qu’il souhaitait dans l’open space, le second faisait de même et il arrivait que les derniers soient amenés à errer de plateau en plateau pour trouver un endroit où poser leur ordinateur. Les jours d’affluence, certains retournaient chez eux, un peu plus seuls. Seize privilégiés avaient droit à un vrai bureau individuel mais délimité par des cloisons de verre. Hors les toilettes chacun devait rester visible de tous : le grotesque et le sérieux se côtoyaient sans plus en voir conscience. Arrivé assez tôt, Il avait retrouvé son minuscule coin de bureau préféré et s’y installa. Il ouvrit sa boîte de courrier électronique qui dégorgeait. Son Iphone bipa : une alerte du Monde signalait un attentat suicide. L’objet d’un mail attira son attention : salut la compagnie. Il venait d’un collègue, Edouard Dulacq, inconnu au bataillon. Il l’ouvrit : l’employé disait qu’il n’en pouvait plus, qu’il était le manageur d’un projet impossible, qu’il en avait marre de trimer chaque jour sans espoir, sauf peut-être celui de garder son job, qu’entre les coups de téléphone avec les américains, les autres avec les indiens, son équipe qui demandait sans arrêt des vacances, des augmentations,  le client qui réclamait perpétuellement des livraisons de logiciels, son blackberry, il n’avait plus de temps libre, qu’il était temps que les salauds qui lui pressaient le citron se fassent baiser à leur tour.

Bref, il n’était pas content, il n’en pouvait plus et ne voulait pas que ça continue, marre également de travailler samedi, dimanche et fête et vacances pour courir vers une prime miteuse, une augmentation famélique, un changement d’échelon, carotte perpétuelle pour qu’un retraité américain puisse toucher une pension grâce à des français saignés à blanc pour faire trimer des indiens. Que ceux qui dirigeaient cette boîte pourrie devaient prendre ça comme un avertissement et finissait par Vive les Néo Luddites ! Aïe ; des Abymes était agacé, ni par la mort du DG, son assassin avait quelques griefs justifiés, ni par l’homme qui avait rejoint l’autre dans la mort mais l’allusion aux néo luddites risquait fort de mettre les flics en éveil. Il n’habitait pas si loin du lieu surnommé depuis le pont de l’enclume et il était présent lors de l’incendie de la voiture. Il réfléchit un instant pensa à ceux qui allaient lui remettre la fillette. Ils ne devaient pas être stupides et ils allaient sûrement faire la même corrélation, les appeler maintenant pourrait intriguer un éventuel fouineur. Le mieux était de ne rien faire ce qu’il envisagea avec enthousiasme avant de surfer sur le net. Un premier article du Monde : « les néo luddites frappent de la base au sommet ». Il lut en diagonale en n’en retenant que quelques phrases : après un acte qui semblait isolé, les Néo Luddites, un groupe de terroristes qui avait assassiné un conducteur de la SNCF et provoqué un mouvement social de grande ampleur avaient cette fois-ci attaqué au sommet, par un attentat suicide, tué le chef d’une entreprise emblématique. La police avait plusieurs pistes, etc.

Il rejoignit ses collègues toujours excités, collés aux baies vitrées, regarda vers le bas, des flics partout, quelques collaborateurs bravant le froid, tenus soigneusement à distance de la scène du crime, par des bandes de plastique barrées de rouge et de blanc. Des retardataires se voyant interdit d’entrer dans l’enceinte de la boîte, commençaient à refluer vers la gare ou les bistrots les plus proches. L’entrée du parking était tout aussi intéressante, les premiers automobilistes arrivés  après le meurtre avaient vu les barrières de l’immeuble se refermer sous leur nez, les autres suivant de près, ils ne pouvaient plus reculer : l’embouteillage croissait. Des Abymes, s’amusa à faire le calcul : environ deux mille employés ne travaillant pas pendant une demi journée, facturés approximativement à mille euros par jour cela donnait un manque à gagner de l’ordre du million. Il regarda l’immeuble opposé au sien, retrouva les mêmes visages collés, une agitation semblable. Sur les vitres étaient encore apparents quelques vestiges de la guerre des post-it qu’avaient livrée les deux immeubles. Au premier étage qui n’était pas encore aménagé, une silhouette se dessina et disposa au plus vite on est avec vous avec des petits carrés autocollants roses. Ah bon ? Dans le brouhaha qui s’intensifiait, tous se demandaient qui étaient ce on et ce vous.  Quelques flics partirent en courant pour tenter de retrouver l’afficheur. Axel tourna la tête vers l’entrée nord, au fond du jardinet et reconnut Franz Kastell, un personnage coloré, reconnaissable à son écharpe rouge et à ses très longs imperméables. Ils se connaissaient tous les deux, échangeaient quelques  conversations où ils confrontaient leurs avis calmement lors des projets où Franz essayait d’être un des derniers manageurs humains, où lui n’intervenait que ponctuellement pour évaluer la résistance des systèmes informatiques aux assauts des hackers et aux piratages internes. Ils s’appréciaient surtout lors des déjeuners qu’ils prenaient ensemble dans les brasseries proches de leur lieu de travail, choisissant celles qui offraient de bons plats simples et copieux. Kastell était une figure de l’entreprise, il était connu pour sa lutte contre un système générateur d’un stress qui tuait parfois brutalement comme l’assassinat le soulignait. C’était un des rares représentants du monde syndical estimé par ses collègues, un peu moins par la direction qui semblait le redouter. Des Abymes se demandait ce qu’il pouvait bien penser de l’évènement ; le plus simple était de le lui demander. Il prit l’ascenseur en se remémorant un événement arrivé lors de leur dernière rencontre quelques semaines auparavant.

*

Les deux hommes parcouraient le chemin longeant la mare aux canards. Franz avait remarqué un manageur de projet, fier de l’être, Xavier Digeto, un petit type grassouillet, en costard gris standard, à la cravate terne, à la moustache éparse et tristounette, qui venait vers eux sans les voir et commençait machinalement à faire un écart pour les laisser passer.

— Hé toi ! Le syndicaliste l'avait pris par les revers de sa veste.

L'autre eut un sursaut.

— Oui toi, ducon.

Le nabot surpris frissonna un peu hagard, revenant de ses pensées, ne comprenant pas ce qui arrivait.

— Salaud. Le syndicaliste avait tourné sur lui-même et envoyé l'autre dans la marre dans une vaste gerbe d'eau.

— Tu ne bouges plus ! Le ton était impératif, chaque syllabe claquait.

Le type tombé de tout son long se mettait à quatre pattes, dégoulinant d’eau brune, incrédule ; il essaya de se relever et glissa sur le fond boueux. Au début personne n'avait rien vu mais un employé intrigué s’était s’approché en attirant un autre, puis un troisième ; un petit groupe s'était formé, amusé, croyant l'homme tombé accidentellement.

— Tu fermes ta gueule. Je vais te dire … il reprit sa respiration ... à cause de toi, une femme et deux mecs sont en burn-out, une vingtaine d'autres hurlent en silence qu’ils n’en peuvent plus. Ce matin j'en ai rencontré un qui devient timbré : impossible de lui parler d'autre chose que du procès qu'il veut faire, à toi et à la boîte. Tu comprends ?

… Les canards avaient fui et le chef de projet essayait de partir à quatre pattes de l'autre côté de la mare. Le syndicaliste suivait en écartant au passage les branches des arbustes pour contourner la grosse flaque d'eau. Il empêchait l’autre de ressortir et le pointait du doigt, sa colère sourdait, palpable.

— Tu restes là où tu es petit merdeux, je n'ai pas fini. Je ne sais pas ce qui va arriver après ça mais si j'entends une seule fois encore que tu maltraites une seule personne, je te donne un seul coup de poing ... tu n’imagines même pas le nombre de dents que tu vas cracher.

Le service de sécurité était arrivé, alerté par le rassemblement. Le syndicaliste les avait regardés ; il était reparti sans un mot vers son bâtiment. Trois jours plus tard, il était convoqué pour un entretien préliminaire à sanction, généralement une litote pour signifier un préavis de licenciement. Il n'avait demandé à personne de l'accompagner comme le droit du travail l'y autorisait et exceptionnellement le directeur général l'avait reçu accompagné par le directeur des relations sociales, chargé expressément de dialoguer avec les syndicats. À la surprise de tous et en particulier des organisations syndicales, il n'avait écopé que d'une mise à pied. Le manageur de projet avait démissionné quelques jours plus tard sans cérémonie, sans pot de départ. Depuis cet événement Franz Kastell avait acquis une notoriété discrète et réelle qui lui valait une estime diffuse. Certains avaient vu le syndicalisme sous un autre jour, loin des tracts, des rassemblements où personne ne venait, des manifs où un consultant aurait été mort de honte d'être vu. Ils lui faisaient confiance et Franz faisait ce qu'il pouvait pour les défendre. Sur le tard il se sentait une âme de défenseur.

*

Arrivé dans le jardin, il eut un coup d’œil circulaire et retrouva Kastell.

— Bonjour Franz.

— Tiens salut Axel, une cigarette ?

Il hésita : la deuxième en huit jours, ça devenait une addiction. L’invitation à fumer quelques minutes limitées à la durée de la consommation l’encouragea.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— De feu notre patron ? Que pour certains ça sent le roussi ? Je sais : les calembours sont faciles. Plus simplement c’est un mix de Yann Palach et d’Andreas Baader, entre le martyr et le combattant de la révolution. Deux faces d’un même combat pour l’humanité. Tu sais la semaine dernière je battais le pavé entre Bastille et Nation lors d’une manif à la con. J’ai rencontré par hasard un copain d’école. Il travaillait chez Sun, à la concurrence donc. Un journaliste nous a interviewés, nous lui avons décrit nos problèmes au quotidien, des banalités vraies. Le lendemain nous étions convoqués, chacun de notre côté par notre hiérarchie : dans un monde de concurrence, nous n’avions pas à pactiser avec l’ennemi, notre comportement était inadmissible.

— J’imagine ta réponse.

— Oui, dans notre univers acculturé, tu dois être l’un des seuls ; j’ai parlé de quatorze dix-huit, des patrons qui se revendaient des obus par delà les frontières, des soldats qui fraternisaient et se faisaient décimer par des généraux bouchers, de contrats juteux signés entre entreprises et de cette merde éternelle qui fait qu’un puissant écrase toujours les faibles. A partir d’aujourd’hui ils vont peut-être arrêter de nous seriner les  on va les détruire, les tuer, les écraser à chaque réunion. On pourra ajouter les cramer. A force d’avoir des discours guerriers à la con, ils ont été entendus ! Ils n’ont plus qu’à venir avec des casques lourds. Les chefaillons doivent savoir que la mode du suicide est révolue, qu’ils sont désormais en première ligne.

La cigarette d’Axel n’était pas encore consumée que le vibreur de son téléphone se manifestait.

— Ton collier électronique te rappelle ?

— J’avais oublié, je suis venu ici pour connaître ma nouvelle affectation.

The show must go on

Et des Abymes reprit l’ascenseur après avoir lu un sms dans lequel son chef lui indiquait l’endroit où il l’attendait : salle A2411, le A désignait la batterie d’ascenseurs, le premier chiffre lui indiquait l’étage et les trois derniers, le numéro de salle et c’était là où la recherche s’avérait souvent compliquée. Il fit comme tout le monde et erra entre les bureaux à la recherche du bon endroit, dévisagea au travers des cloisons vitrées chaque personne se trouvant dans une salle de réunion. C’était un spectacle amusant, certains rigolaient en groupe, d’autres paraissaient s’engueuler. Ces salles en retrait n’étaient pas éclairées par la lumière du jour, les lampes s’allumaient grâce à des capteurs de mouvement : si l’occupant restait trop longtemps sans faire de gestes suffisamment amples, la lumière s’éteignait. Il repéra ainsi son chef qui balayait l’espace de ces deux bras non pas pour lui faire un signe mais pour rallumer. Des Abymes entra dans la salle.

— Tiens salut Axel ! Tu as trouvé ?

— J’ai vu un sémaphore ...

Zut, il avait oublié que la première qualité de son chef n’était pas l’humour, surtout à ses dépens. Le type vexé, lui montra un siège.

— Bon … je ne gloserai pas sur le dernier événement, comme le disait le vice président pendant le conf call : the show must go on !

Tiens, si les forces syndicales et les représentants du patronat adoptaient les mêmes slogans on allait sans doute vers un univers radieux …

— Je me consacrerai à l’essentiel, nous ne nous voyons pas souvent, profitons de l’occasion pour l’entretien annuel et la définition de tes objectifs.

Ce type là lui rappelait Krupp dont toutes les usines avaient été détruites en 1945, dont cinq mille administratifs avaient continué à travailler, pas d’état d’âme, le devoir, rien que le devoir : Papon aurait été fier de lui.

— Ma note … ?

La note, élément cardinal de la vie du salarié à la boîte. A signifiait l’excellence, elle était distribuée avec parcimonie à deux pourcents des salariés et correspondait souvent à une augmentation, parfois à un changement de grade ; B : c’était pas si mal, on était un bon employé, on pouvait conserver son emploi sans trop de soucis pendant un an de plus ; C, ça commençait à se compliquer, le terme codé poor contributor, était l’étoile jaune du salarié, il n’avait plus qu’a serrer les fesses, à adopter un profil le plus bas possible, à bien ressentir qu’il n’était qu’un serf, à bosser jour et nuit pour éviter le licenciement pourtant quasi inéluctable. Restait le D, là pas de qualificatif, celui qui se voyait attribuer cette note devenait un paria, une note de merde pour un type qui en devenait une. Personne n’en voulait dans son équipe, il était condamné à errer dans les open spaces en attendant d’être vidé.

— Nous devons d’abord parler de ta contribution à l’entreprise.

— Ecoute, ou tu me donnes mon évaluation tout de suite ou je pars. Donc ?

— Tu ne me facilites pas la tâche.

Des Abymes restait silencieux. Ce n’était pas un comportement habituel dans la logique de l’entreprise.

— Nous t’avons noté C,

— Un peu de courage, ne dis pas  nous, mais je t’ai noté C. Dis-moi pourquoi ?

— Bon, tu n’as pas l’esprit d’entreprise, tu as refusé d’aider une équipe quand elle avait besoin de toi, ton taux d’utilisation est à moins de cent pourcents. Tu n’as pas souscrit à la charte de bonne conduite dans l’entreprise. Et surtout tu n’as rien délégué aux global resources. Je suis sûr que tu vas te ressaisir.

Le silence s’installa. Axel prit enfin la parole :

— C’est tout ? L’équipe que tu me demandais d’assister, elle travaillait depuis plus de six semaines jour et nuit, à vide, c’était des zombies. Je suis allé sur site le samedi quand ils ont appelé au secours. Rien n’était prêt, si j’avais été présent le dimanche, je n’aurais rien pu changer mais on aurait peut-être pu me facturer c’est vrai. Mon taux d’utilisation est de quatre vingt-quinze pourcents, autrement dit j’ai été facturé plus de deux cents jours cette année, j’ai donc rapporté de l’ordre de deux-cent cinquante mille euros à l’entreprise, si je n’ai pas pu en faire plus c’est sans doute parce que lorsque je travaille je ne peux pas faire de prospection. Tu me dis encore que je n’ai pas signé la charte de bonne conduite de l’entreprise, c’est vrai : si je l’avais fait j’aurais dû ou mentir ou dénoncer toutes les petites magouilles de la boîte, toutes les façons de camoufler un bénéfice, de truquer un marché et j’en passe, c’est vraiment ce que tu veux ? Quant à faire appel aux Global Resources comme tu appelles pudiquement les esclaves payés à quatre cents euros par mois dans les pays en voie de développement et facturés mille euros par jour. Dans le domaine de la sécurité, il est difficile de dire à un client qu’on va lui fournir un rapport sur la sécurité de son système informatique par un type qu’il n’a jamais vu et qui, du jour au lendemain, peut travailler pour la concurrence ou pour une quelconque mafia.

*

En fait Axel était allé chez le client le dimanche matin, tôt, il avait quelques idées pour rendre le système informatique opérationnel en mode dégradé et il comptait une heure pour valider son raisonnement avant que l’équipe au grand complet ne se retrouve. Il était donc arrivé à huit heures, avait découvert le plateau de travail en désordre, plusieurs tables avaient été rassemblées, des boîtes de pizza, de pâtes et de sushis en vrac, des canettes de coca et de bière aussi. Il reconnaissait l’ambiance, l’allégresse du désespoir, le désir de faire un semblant de fête pour oublier la galère du projet.

Des Abymes prit une poubelle dans laquelle il entassa les reliefs du repas et posa son ordi portable sur la table, se concentra. Avec ses connaissances, accéder aux différents développements, démarrer le serveur d’applications n’avait pas été compliqué. Il s’apprêtait à analyser les fonctionnalités pour tenter d’assembler un tout cohérent même imparfait au lieu du bordel ambiant et un bruit …il suspendit sa frappe sur le clavier et tendit l’oreille, rien. Intrigué, il se leva fit le tour de la pièce et tomba en arrêt devant deux jambes qui émergeaient sous un bureau. Il s’assit lentement sur ses talons.

— Bonjour Laurence.

La femme recroquevillée, enserrait ses genoux de ses bras. Elle regardait le mur avec un air buté, déconnectée du monde, inatteignable.

Des Abymes reconnaissait cet état de prostration : il l’avait observé chez des soldats de carrière entraînés soumis à des semaines d’entrainement dans le bruit, la souffrance, la privation de sommeil et de nourriture, des femmes et des hommes qu’il  respectait, qui se déconnectaient du réel pour parfois ne plus jamais y revenir. Le contrat sur lequel elle travaillait devenait son seul univers. Pas de solution miracle dans ce cas là mais essayer de trouver une accroche, lui parler de sa famille ne servait à rien, elle l’avait sacrifiée, de sa carrière serait dévastateur, elle venait de mettre une croix dessus pour pas mal de temps, restait le projet.

— Laurence … je crois que j’ai trouvé un moyen de démarrer demain.

Elle frissonna une seconde et replongea dans son monde.

Axel lui décrivit les solutions qu’il envisageait, les contraintes, les risques. Il la voyait, encore ailleurs mais revenant un tout petit peu au présent. D’étrangère à la vie, elle devenait intéressée au seul hameçon auquel elle pouvait être sensible. Elle parla enfin.

— Et si pour les parties manquantes, on reprenait l’ancienne version.

Il ne saisit pas immédiatement la perche, lui donna l’impression de réfléchir à la suggestion dont il savait qu’elle ne marchait pas.

— C’est une bonne idée. On ne pourrait pas en discuter plus simplement ... au dessus de la table.

Elle l’avait regardé, avait bougé, s’était relevée et, après un long moment avait semblé se déployer, avait regardé Axel et était tombé dans ses bras en pleurant ; ses sanglots la faisaient trembler et quand elle paraissait s’arrêter elle recommençait. Tout ce qu’elle avait pris sur elle, les engueulades du client qui changeait d’avis à  chaque instant sauf sur la date de livraison, celles de son chef qui voulait que chaque facture soit émise.  Elle était bonne dans son domaine, excellente même pour beaucoup et à cause de cela on la nommait sur des projets de plus en plus infaisables et jusqu’alors elle n’avait jamais connu l’échec. Elle avait toujours présenté une stature responsable, celle d’un leader, ce que l’on attendait d’elle et après des semaines où elle avait renoncé à sa vie de famille, oublié ses copains, où elle avait mis toutes ses forces pour servir, où elle avait constamment réussi à motiver son équipe,  elle était tombée. La posture, la façade s’effondrait, restait l’être humain poussé à bout. Il ne chercha pas à la consoler. Elle avait besoin d’expulser toute la souffrance qu’elle avait vécue, d’enfin ne plus être responsable des buts impossibles qu’on lui imposait. Après de longues minutes, il parla.

— Tu sais que nous n’y arriverons pas aujourd’hui, que tu es à bout et n’importe qui à ta place l’aurait été donc tu rentres chez toi.

Elle le surprit, sortit son portable et afficha un sms.

—  Voilà le dernier message de mon mari.

Il lut : les enfants, moi, nous avons besoin d’autre chose que de ton absence. Nous allons chez tes parents en attendant un autre point de chute.

Pas simple.

— Ecoute-moi : tu appelles ton mari et tu lui demandes de venir te chercher maintenant et je m’occupe du reste.

Elle était toujours blottie contre son épaule mais il sentit au mouvement de sa tête qu’elle était d’accord. Son mari était arrivé une demi-heure plus tard. Axel avait appelé le n+2 :

 — Edmond ?

— Oui Axel, un peu tôt pour m’appeler un dimanche.

Il lui résuma la situation en quelques phrases.

— Merci. Tu as pris la bonne décision, donne-moi ses coordonnées, je dois la réconforter … mais qu’est-ce qui lui a pris de faire travailler son équipe le dimanche !

— Elle le fait depuis des semaines avec l’accord implicite de sa hiérarchie.

— En plus, sans trop d’imagination, j’aurais du le savoir sans que personne n’ait rien besoin de me dire ; parfois j’ai honte de ce que je fais. Bon, tu reçois son équipe, tu demandes aux collaborateurs de rentrer chez eux. Tu n’en parles à personne aujourd’hui. Demain, toi et moi on va voir le client. D’accord ?

— OK. A ta place je parlerai à Franz, tu désarmeras les syndicats si tu lui dis toi-même qui tu as fait cesser la situation. Désolé de t’avoir dérangé,  bon week-end.

Axel aimait cet homme, un moine soldat bâti sur le devoir, conscient de ses responsabilités et humain, capable de résoudre des situations tendues sans avoir l’air d’intervenir.

L’adjoint du chef de projet arriva, il avait vu Laurence partir en larmes et demandait ce qui se passait. Des Abymes lui expliqua la situation.

— Quoi ! Tu veux qu’on arrête aujourd’hui tout ça parce qu’une nana pique sa crise. Tu déconnes : là on a déjà quinze jours dans la vue ! Tu t’occupes des problèmes de sécurité et tu nous fous la paix. Il pointa sa poitrine de son pouce. Moi ! … je sais bosser.

Un petit arriviste qui n’avait vu dans la peine de l’autre que la possibilité de se mettre en valeur, qui irait partout dans les couloirs pour dire que si lui, il avait été le manageur du projet depuis le début, et bien le client lui mangerait dans la main, et on ne se serait pas en retard, à condition de ne pas avoir sur les bras les incapables qui se paluchaient dans son équipe. Un type fort en gueule et en crochepieds. Axel reprit le téléphone.

— Edmond, excuse moi de te rappeler mais l’adjoint de Laurence, un stakhanoviste apparemment, veut montrer son savoir faire dès aujourd’hui.

— Bien, tu me le passes.

Le type écouta, blanchit un peu, rougit beaucoup et raccrocha sans avoir dit un mot. Axel le regarda au moment où il ouvrait la porte.

— Bon dimanche, repose-toi, tu en as besoin. Lundi je vais avec Edmond pour gérer le client.

L’autre, mauvais, ne desserrait toujours pas les dents.

*

Il revint à la réalité de l’entretien d’évaluation.

— Ta vision de la relation-client fournisseur est … curieuse.

— Tu fais référence à la réunion de juin ? Le directeur informatique du client affirmait en pleine réunion, en tapant du poing sur la table que son système était inviolable, sa secrétaire est intervenue douze minutes plus tard parce qu’une musique bizarre sortait de son bureau,  il est revenu, blanc : We are the champions en boucle tout comme les images qu’il se faisait de l’homme idéal au travers d’une version hard d’un calendrier des dieux du stade. Tout ça sur son ordi : il m’a juré que s’il pouvait prouver que j’étais le responsable de la chose il me casserait : c’est arrivé ? Non. Nous avons gagné le contrat ?  

Un second silence. Le chef gêné reprit la parole, pensant se rattraper :

— Euh, c’est inhabituel avec ta note mais ça devrait te consoler, tu es augmenté. En fait c’est un rattrapage de salaire… mille euros par mois, nets … pas mal non ?

Des Abymes se taisait toujours.

Le chef soupira :

— Il y a quinze jours on me demandait de saquer un max de monde, tu avais le profil et ce week-end on m’annonce ton augmentation, je n’y comprends rien. Pour la note tu peux la contester … bon … passons à ta nouvelle affectation.

Il parlait précipitamment pour couper court à toute argumentation.

— Nous avons reçu un appel à candidature du Ministère de la Défense, de la DGA, ils veulent un expert habilité pour tester leur système d’information, la durée de la mission est de six mois. Apparemment c’est urgent. Tu as le profil, tu as le niveau d’habilitation requis, tu démarres dans quinze jours. Je t’envoie les coordonnées de ton contact. J’ai vérifié tu as des jours de congés à prendre, c’est le moment.

— J’ai quelques missions en cours …

— Je me charge de te trouver un remplaçant.

Axel se demandait bien qui. Il aurait pu aussi lui faire remarquer que les vacances en novembre, prises au dernier moment, n’avaient rien de très excitant. Il se tut, hocha la tête et partit, laissant l’autre mal à l’aise.

*

Le lendemain la femme du pont de l’enclume, comme il l’avait surnommée, l’avait recontacté et invité dans un petit restaurant du Boulevard Gambetta. Elle lui décrivit succinctement la vie de la petite fille qui lui serait confiée : son père et sa mère étaient morts pour la France lors d’une mission résidentielle en Chine. Axel devait s’imprégner de la légende qu’elle esquissait.

 — Vous vous souvenez d’Augustin Leboeuf ?

— Oui, orphelin de guerre, sympa, intelligent, hâbleur parfois, bagarreur souvent, valait mieux ne pas se moquer de son nom. Nous nous sommes croisés trop souvent dans les internats pour ne pas faire quelques conneries ensemble. Il est devenu médecin militaire, dans la coloniale comme il le soulignait. Nous avons échangé quelques lettres, et puis … je ne me souviens pas de celui qui a oublié le premier de répondre à l’autre.

— Il y a quelques années, il a quitté l’armée, pour partir au Guyana comme docteur de brousse. C’est maintenant que je vous demande de retenir l’histoire : vous avez continué à correspondre. Voilà deux ans environ, il vous a demandé quelque chose d’important pour lui, il était le père d’une fillette et, compte tenu de sa vie aventureuse, il vous a imploré de l’adopter au cas où … et l’accident est arrivé.

— Quand ?

— En fait il est mort il y a un peu plus de six mois, il a été incinéré discrètement. Il n’avait pas de famille et son histoire pouvait nous servir. Ce moment est arrivé. Son décès vient d’être rendu public.

— Vous avez beaucoup de cadavres comme ça dans vos placards ?

— Quelques uns … comme tout le monde.

Il était dubitatif :

— Vous pensez que ça marchera.

— Je vous fais une confidence : c’était il y a bientôt trente ans, un jour d’hiver comme aujourd’hui, j’ai été adoptée dans les mêmes conditions. J’ai changé d’identité, de prénom, j’étais Nathalie, aujourd’hui je suis Hélène. Ne racontez pas trop l’histoire qu’on vous apprendra, elle tiendra d’autant mieux que le temps passera sans que vos voisins ne se posent de questions. Vous êtes un taiseux, cela ne devrait pas être trop difficile.

— Vous ne me demandez pas pourquoi j’ai assassiné cet homme.

— Vous avez la rancune … très tenace. Nous le savons comme nous savons d’autres choses, la façon dont vous protégez certaine vieille dame par exemple.

Ah, elle savait cela aussi ...

*

Il bouquinait, rêvassait alors qu’il rentrait en métro tard après avoir passé la journée avec l’équipe informatique d’une grande banque. Une jeune fille, en short, T-shirt lui sculptant les seins, hurla :

— Salaud, obsédé, on peut pu être dans le métro sans qu’une limace vous foute la main aux fesses. T’es qu’une merde.
L’homme visé tenta de rétorquer, en vain.

— Tu veux faire croire que c’est le Saint-Esprit qui me palpait le cul. T’es qu’un gros pervers !

— Non, l’homme avait son portefeuille à la main. Elle voulait me …

— A la belle excuse ! Il me pelote, il me pince, je suis sûre que j’ai des bleus, et maintenant il veut me faire passer pour une pute !

Elle lui donna une baffe magistrale et sonore. La foule jusqu’alors amorphe, découvrait le spectacle, prenait partie pour la jeune fille. Le bonhomme au portefeuille se recroquevillait, rougissant, coupable déjà, assommé par l’imprévu et la mauvaise foi. Une petite vieille, téléportée du Djebel, se leva, s’approcha des deux antagonistes. Elle parla, couvrant dans l’instant les bruits du métro, elle impressionnait du haut de son mètre quarante cinq, couverte des fines et profondes rides du soleil de la Méditerranée. Quelques mèches blanches et éparses dépassaient de son fichu noir, une longue robe cachait chaque parcelle d’un corps qu’on imaginait sec et rabougri. Elle tendit le doigt vers l’adolescente.

— Honte à toi, fille ! Si j’avais des forces, si je connaissais tes parents, je te tirerais par les cheveux jusqu’à leur maison, je te jetterais à leurs pieds et tu leur demanderais pardon. Je t’ai vue ! Je le jure sur mes enfants, tu es une voleuse, ta main était dans la poche de son imperméable.

L’homme commençait à respirer, à regarder les autres passagers dans un regard signifiant :

— Vous voyez : je suis honnête.

Il fut abondement servi par la grand-mère.

— Et, toi, grande andouille ! Il parut tout de suite plus petit. Tu n’es même pas capable de te défendre contre une petite garce. Tu es … minable. Les mots sonnaient comme des jugements définitifs. Tu viens jamais demander ma fille … tu n’as pas assez de courage pour être un homme.

Instantanément l’interpelé reprit sa pose prostrée et fit face à la porte pour fuir l’évènement dès l’ouverture des portes de la rame.

La jeune fille frappait frénétiquement sur le clavier de son téléphone. Le métro arrivait à Nation. L’homme s’enfuit tête baissée, la petite vieille sortit en claudiquant après avoir saisi son gros cabas coloré dont les larges hanses remplissaient la paume de sa main. La jeune fille suivait. Des Abymes instinctivement, leur emboîta le pas pour rejoindre un couloir de la station, il doubla la fille. Deux hommes arrivaient en sens inverse, crâne rasé, visage fermé, leurs chemises retroussées exhibaient des muscles ronds et volumineux. La fille s’arrêta presque, jeta un cou d’œil en arrière et hocha la tête. Le premier musculeux s’approcha de la mamie, poings fermés et l’apostropha :

— Eh mémé ?! Tu t’excuses tout de suite ou je te plante mon poing dans la gueule jusqu’à tes hémorroïdes.

Le second voyou avait ôté sa ceinture et la faisait glisser dans ses mains, une grosse boucle figurant une tête de mort se bloqua dans sa paume.

— La petite vieille a perdu sa voix.

— Je ne crois pas. Axel s’approchait.

— T’es qui toi ? Ils le scrutaient de la tête au pied. Dégage, ou même ta mère te reconnaîtra pas.

— Partez tout de suite et il y a une chance infime que je ne vous abime pas.

Un temps de repos. Son sac à dos glissa et tomba sur le sol. — J’ai su me battre … il y a longtemps. Je risque de vous démolir alors, s’il vous plaît … pour vous … dégagez.

Le dernier mot claqua et rebondit dans le tunnel.

Il entendit le déclic si caractéristique d’un cran d’arrêt et sentit plus qu’il n’entendit une présence arriver derrière lui ; il se retourna et d’instinct saisit la fille par les cheveux. Son bras gauche fit un mouvement de faucheur d’un quart de tour et cogna la tête de celle-ci sur la paroi du couloir. Un bruit sourd, la peau éclata, du sang jaillit en larges stries sur le carrelage, elle s’affaissait, inconsciente. En un même temps il se pencha, replia la jambe droite et frappa du talon, juste sous le genou de son second adversaire. L’homme tomba en hurlant, se tenant la jambe à deux mains, la regarda, beugla encore plus fort. Des Abymes se pencha pour récupérer le poignard de la fille, le soupesa, un Jim Wagner, quasi neuf, bien équilibré. Il le prit et fixa son dernier adversaire. Moins courageux ou plus réaliste que ses copains, il s’enfuit en heurtant méchamment la vieille magrébine. Elle bascula, tendit la main vers le sol pour amortir le choc. Axel entendit le crac de la fracture, elle gémit doucement ; femme habituée à la douleur et à la dignité elle aurait préféré se taire. Des Abymes referma le couteau, le mit dans sa poche, s’approcha de la vieille dame, la fit s’asseoir.

— Je suis désolé, j’ai peur d’avoir causé plus de dégâts que si je n’étais pas intervenu.

De nouveaux bruits de course lui parvenaient : un agent de sécurité entendant les hurlements ininterrompus avait remarqué un homme partir visiblement trop pressé. Axel avait remis son sac à dos et son air innocent. Le vigile courut vers la vieille dame :

— Vous avez un malaise madame ?

— Je crois qu’elle a le bras cassé.

— Vous avez vu quelque chose monsieur ?

— Je viens d’arriver.

—Il est préférable que vous partiez, je m’occupe de tout.

Axel prit le sac de la vieille dame et le posa à côté d’elle. Elle lui fit un sourire aussi grimaçant que chaleureux et intrigué. Lui commençait à sentir la chaleur humide du sang envahir sa manche et il partit le plus nonchalamment qu’il put sous les insultes de l’autre blessé.

*

— Lorsque les policiers l’ont interrogée, elle a dit qu’elle avait été bousculée dans une bagarre entre jeunes. Le garçon et la fille avaient un discours très différent, ils ont affirmé qu’ils avaient été violement agressé par un inconnu alors qu’ils se baladaient tranquillement dans le couloir. Leurs casiers ne les ont pas aidés à être crus.

— Et ?

— Le policier chargé de l’enquête est un consciencieux. Il a visionné les enregistrements des caméras de la station, il a remarqué que vous étiez entré dans le couloir juste après la jeune femme, et vous a retrouvé sur un escalator avec une large tâche brune au niveau du coude.

— …

— Vos empreintes sur le cabas, Monsieur des Abymes.

— Pourquoi n’ai-je donc pas été entendu par la police ?

— Le flic en question est un type bien, entre les innombrables ennuis que vous auriez eus, entre le procès et la famille des blessés et une affaire non résolue, il a choisi après nous avoir envoyé ses conclusions.

— Et à chaque fois qu’un jeune homme se porte volontaire pour faire son service militaire dans les paras, il a un dossier chez vous.

— Exact, surtout lorsqu’il demande et obtient de sa future école d’ingénieur, un délai d’un an pour s’engager comme simple soldat dans la légion pour la même durée. Je peux vous appeler Axel ?

— Ma femme va être … étonnée en apprenant que j’héberge une enfant, elle était déjà insistante au téléphone, maintenant elle va devenir l’inquisition même !

— Votre épouse ? Votre avocat, celui que nous avons choisi, l’a contactée. Je doute qu’elle vous ennuie beaucoup.

— Ne la secouez pas trop, elle vaut mieux que ce qu’elle paraît.

— Vous êtes … adorable.

*

Cette dernière se souvenait parfaitement des évènements. Son avocat l’avait prévenue que le défenseur de son mari souhaitait la rencontrer, elle, personnellement, seule. Il avait ajouté que c’était inhabituel mais pas illégal, qu’au pire ça ne changerait rien et au mieux il pouvait être intéressant que l’adversaire abatte son jeu. Elle devait en dire un minimum. En fait elle était restée muette pendant une bonne partie de l’entretien.

Elle avait laissé entrer un homme, petit, mince, le cheveu dru et ras, vêtu d’un costume foncé, d’une chemise blanche, d’une cravate noire brodée de fleurs presqu’invisibles, et seule note d’originalité, de santiags grises en croco. Après un bref signe de tête il entra et se posa en bout de table sans attendre d’invitation plus formelle, déposa, sans l’ouvrir, un fin classeur en cuir noir sur le bureau.

— Bon, je résume : vous avez quitté le domicile conjugal il y a quinze jours. Vous demandez le divorce pour faute, exigez que votre mari déménage et demandez une pension alimentaire égale aux deux tiers de son salaire pour subvenir à vos besoins. C’est bien cela ?

— Oui.

— Votre mari veut récupérer tout ce qui est dans la cave : outils de jardinage, de bricolage, équipements de muscu, livres et équipements informatiques.

— Ok, il peut même reprendre ses fringues, ça me débarrassera.

— Je vais me permettre de décrire votre train de vie : vos dépenses vestimentaires, les sorties, restaurant, théâtre, cinéma, sont élevées, vous dépensez plus de mille euros par mois en esthéticienne, le façonnage de votre nez, vous a coûté quatre mille euros en septembre, celui de votre menton, encore plus. Bref, vos dépenses dépassent fortement vos revenus et vous n’êtes pas endettée.

— Et alors ...

— Le dentiste, le chirurgien et l’esthéticienne ont eu un contrôle fiscal ces derniers jours. Ils ont reconnu avoir reçu de fortes sommes en liquide de votre part. Je peux vous fournir les copies de leur comptabilité parallèle.

— C’est faux !

— Vous allez à Annemasse tous les deux mois chez votre tante ?

— J’y vais parfois.

— Elle a déménagé en Bretagne il y a cinq ans et ne se souvient pas de votre dernière visite. En revanche le loueur de voitures de la ville nous a fourni les récépissés de toutes vos locations pendant les dernières années. Les véhicules que vous avez loués, étaient photographiés à la frontière suisse aux mêmes dates…

Il ouvrit son classeur et lui tendit une feuille.

— Reconnaissez-vous cette suite de caractères ?

Elle saisit le papier, blanchit.

— Je devrais ?

 — Les dernières fois, lorsque vous avez demandé un retrait d’argent à votre chargé de compte, vous les écriviez sans trou de mémoire.

— C’est faux.

— Voici un relevé bancaire que j’ai obtenu, ne me demandez pas comment. Vous voyez il y a un dépôt de plus de six millions de francs suisses qui vous permettent de vivre quelques années dans un luxe acceptable. Tenez voici un second numéro utile, celui de la cellule de dégrisement du fisc. Ils seront moins méchants si vous allez spontanément les voir que si l’information est fournie par un informateur qui demandera sa commission, généralement dix pourcents des montants. Vous souhaitez toujours une pension ?

— Oui.

— Bon, c’est votre choix. Nous arrivons aux pages très privées de votre existence. Souhaitez-vous que votre mari connaisse les résultats des tests ADN de votre fille ?

— Comme vous voudrez …

—Le conservateur du musée dispose d’une garçonnière que vous partagez assez souvent. Des artistes locaux la connaissent aussi et vous y rejoignent régulièrement.

— C’est un endroit tranquille pour discuter.

— Regardez ces photos, des discussions passionnées.

Elle les prit, silencieuse.

— J’oubliais votre voisin, celui dont le chien vient régulièrement chez vous.

Elle hocha la tête.

— Il adore filmer. Il a installé un micro système vidéo dans votre chambre. J’ai quelques copies de ses œuvres. La qualité artistique, je ne parle pas de vos ébats, mais des films, laisse à désirer mais on vous y reconnait très bien. J’ai aussi rendu visite au président du club de golf. Pour éviter des poursuites, je lui ai suggéré de rembourser l’intégralité des sommes qu’il avait détournées pour vous offrir une longue liste de petits cadeaux dont le diamant que votre tante vous aurait légué.

Elle était affaissée, rabougrie dans le fauteuil qui semblait l’engloutir.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je vous présente ce document. Il indique que vous conservez vos biens, que vous autorisez votre époux à reprendre ses divers outils dans un délai de huit jours, que vous ne souhaitez aucune pension.

— …

— Vous vous demandez ce qui arrivera si vous refusez : des ennuis madame, des ennuis, je n’aurai sans doute pas le temps de retirer la dénonciation au fisc, des photos circuleront sur votre profil facebook, des plaintes pour détournement et pour vol seront portées par le musée et le club de golf, d’autres choses encore.

— Mais qui est mon mari …

— Vous avez eu plus de vingt ans pour le connaître. Un avis ? Un homme qui ne vous aurait pas épousé si vous n’aviez pas été enceinte, qui était trop épuisé par son boulot pour mener la bataille du divorce. Je vous rappelle que c’est vous qui l’avez quitté. Un dernier détail, votre époux ne vous laisse pas la jouissance de son nom.

Elle blêmit.

— Le saligaud !

— Je me permets une remarque : vous l’avez traité comme un chien depuis des années. Je le trouve d’une grande mansuétude d’avoir refusé que j’attaque vraiment. Il fit glisser quelques feuilles jusqu’à elle. Je veux que vous soyez à mon bureau demain matin à neuf heures, avec votre avocat et que vous signiez et paraphiez ce document en quatre exemplaires. J’ai fini. Bonsoir madame.

Il referma son classeur, le prit et partit. Elle feuilletait les photos, son relevé bancaire, le protocole de divorce. Un quart d’heure plus tard elle se leva, fit le tour de la maison et découvrit sans grande difficulté la caméra miniaturisée coincée dans un spot, la laissa choir sur le carrelage. Enfin, elle prit son téléphone.

— Pierre ?

— Bonsoir.

— As-tu des informations sur l’avocat de mon mari.

— Peu, c’est un type qui plaide rarement. La plupart de ses dossiers sont traités à l’amiable.

Elle rit … l’allégresse du désespoir sans doute.

— Tu peux venir.

— Non. Comment vous dire … je souhaite que désormais nous nous limitions à votre affaire. A l’avenir, adressez-vous à un confrère.

— Bien, retrouvez-moi demain matin à neuf heures à son office.

Elle raccrocha ; elle qui se faisait appeler Elisabeth des Abymes redevenait Jeannette Dupôt. Plutôt que celui de la haine, le temps des regrets venait.

*

Quelques jours plus tard, des Abymes abandonnait l’hôtel pour s’installer dans la maison familiale dans la banlieue, à Meudon, proche du bois, délabrée, les détritus étaient les seules taches de couleur d’un jardin devenu friche. Un livreur inattendu était arrivé pour lui remettre des tas de cartons, il aida l’homme à les porter. Une fois le déchargement terminé, il entreprit de ranger comme il le pouvait les objets posés en vrac et effleura l’enclume de ses doigts. Elle était quasi identique à la première et pourtant les éraflures, son usure, les points d’impact montraient que ce n’était pas celle qu’il avait achetée. Il était admiratif.

Une semaine encore et Hélène était arrivée avec la petite fille et une autre femme :

— Bonjour Axel, je vous présente Jennifer, c’est le nouveau prénom qu’elle s’est choisi. Nous ne pouvions plus attendre. Cela évite quelques commérages.

La seconde femme, jusqu’alors en retrait, s’approcha :

— Je viendrai ici quelques heures par jour pour que tous les deux vous fassiez connaissance, vous apprivoisiez, que vous appreniez votre couverture, votre légende dans notre jargon.

Lui se baissa, posa ses fesses sur ses talons :

— Bienvenue chez toi, Jennifer.

Elle le regarda de ces grands yeux qu’ont les enfants lorsqu’ils ont peur et ne peuvent le montrer. Elle prit la main qu’il lui tendait. Ils parcoururent une trentaine de mètres sur un chemin de terre qui serpentait au milieu d’une jachère  jusqu’à un perron surmonté d’une marquise couverte de vitres ébréchées. Axel poussa une double et lourde porte de chêne massif et ils entrèrent dans la maison, traversèrent une pièce en ruine, parcoururent un couloir. Axel ouvrit enfin une porte, découvrant une grande chambre toute blanche éclairée par une lumière douce, un lit couvert d’un gros édredon rose sur lequel se pâmait un énorme nounours brun. Elle entra silencieuse, regarda son grand lit, alla vers l’armoire que quelques draps et une grosse couverture ne parvenaient pas à remplir.

— Je n’ai rien à me mettre …

Axel faillit rire devant cette remarque. Il lui répondit sérieusement :

— Cet après-midi nous irons à Paris pour t’acheter tout ce qu’il te faudra, et demain aussi pour être sûrs de n’avoir rien oublié.

*

Après quelques jours, elle paraissait s’habituer à cette nouvelle situation, jolie, gentille, distante. Il lui parlait souvent, la laissait regarder la télévision, étalait ses courses pour sortir avec elle, parcourir un marché, deviner ce qu’elle aimait. Il pensa aussi aux activités auxquelles les écoliers participaient. Elle lui dit que ses parents la forçaient à jouer de la guitare mais qu’elle ne voulait plus, qu’elle allait souvent dans la piscine du club de ses parents, qu’elle aimait être dans l’eau et voir les nageurs. Il l’emmena au stade nautique, elle nageait sans technique mais avec une glisse certaine, elle avait le sens de l’eau et s’appuyait naturellement sur elle pour avancer. Ils firent la course sur une longueur de bassin, elle, toute frêle et énergique, lui, musclé  et amoureux de la natation, il s’arrangea pour ne la devancer que  d’un demi mètre. Toute essoufflée, elle expira, joyeuse :

—   Je te battrai !

—   Chiche !

Il était content : elle l’inscrivait dans la durée. Le soir même, ils étaient tous les deux membres du club de natation.

*

— Ne croyez-pas que c’est gagné Axel, elle souffre mais face à l’inconnu elle fait front. Elle craquera et ce jour-là il est important que vous la preniez dans vos bras, que vous deveniez un peu son papa, qu’elle retrouve confiance. Ne l’élevez pas comme vous l’avez été.

— Il n’y a aucune chance, rassurez-vous.

— C’est bien le pari que nous avons fait en vous la confiant.

— Il vous arrive souvent de gérer ce genre de situations ?

— Comment dire … c’est mon métier, mais je ne le fais pas uniquement dans le cadre que vous pouvez penser. Je vais vous parler d’un point délicat, votre tissu relationnel : elle est inscrite à l’école, elle y rentrera en janvier, elle va se faire des camarades, vous connaîtrez leurs parents, faites-vous des amis, je sais vous n’en avez pas l’habitude. Bientôt, invitez quelques connaissances, des collègues de travail, montrez-lui, par vos yeux que le nouveau monde dans lequel on l’a plongée, n’est pas désert.

Le ton de la femme était doux, calme. Elle le persuadait tranquillement mais ce n’était pas le genre de problèmes auxquels il était préparé.

— Viendriez-vous ?

— Non : je dois m’effacer lentement, je suis un trait d’union transitoire et artificiel, je vais m’estomper, je ne viendrai plus mais je reste à votre disposition si vous le souhaitez, je vous contacterai aussi mais je crois que tous les deux vous êtes en train de créer des liens. Au fait, je pense qu’Hélène acceptera votre invitation.

Cela faisait une invitée, restait à trouver les autres. Combien ? Qui ? Franz évidemment et son épouse et Hélène, cela ne devrait pas poser de problème. Il téléphona à Franz Kastell après l’avoir contacté sur la messagerie instantanée de la boite.

— Bonjour Franz, j’ai des petits soucis.

— Ah, si même les experts se mettent à en avoir, la situation est grave.

— Pas de la nature à laquelle tu penses. Je te la fais courte, ma femme m’a quitté, je déménage dans la maison de mon enfance qui n’a pas été entretenue depuis des lustres et j’ai adopté une petite fille depuis huit jours.

— Je ne sais pas quoi dire ? Tu attends des félicitations ou un réconfort ? Un simple délégué du personnel ne peut pas grand-chose pour toi …

— La psychologue me dit que tout se passe bien mais qu’il serait bon que Jennifer, c’est son prénom, voit de nouveaux visages, qu’elle n’ait pas l’impression que rien d’autre n’existe pour moi en dehors d’elle.

— Si je comprends bien, en simplifiant, tu me demandes de devenir tonton Franz ?

— C’est bien vu.

— Quand ?

— Samedi vers dix-neuf heures ? Tu peux venir avec ton épouse.

— Ah, là ça sera plus difficile, pas de madame Kastell, il n’y en a plus, je suis devenu un vieux garçon qui ne changera plus. Ecoute, si je pense à quelqu’un, je t’en fais part. Ok ?

Axel pensa à son n+2, un type brillant, humain, qui utilisait souvent sa position pour atténuer les ordres et contre ordres qui pleuvaient des Etats-Unis, laissant à ceux qui les recevaient, l’impression de n’être que des pions interchangeables.

Il composa son numéro.

— Bonjour Axel, un nouveau problème ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Drapeau vert, mer calme, la boîte m’étonnera toujours, elle me donne une note catastrophe et m’augmente mais c’est un détail. J’ai une demande inhabituelle à te formuler.

Il reprit son récit.

— C’est totalement inattendu. Je suis très sincèrement touché, a priori la réponse est oui mais je dois consulter ma femme pour savoir si nous n’avons pas d’empêchement.  A tout de suite.

Bip : un SMS, Kastell avait été efficace, il s’était souvenu qu’ils avaient une amie de travail commune, Elsa. Il lui avait parlé du but de la soirée, elle était enthousiaste, des Abymes beaucoup moins : inviter un supérieur hiérarchique avec sa femme et sa maîtresse ne lui semblait pas du meilleur à propos.

Le téléphone sonna, il décrocha :

— Mon épouse est ravie, nous venons tous les deux, donne-moi juste l’adresse et l’heure.

Axel retint sa respiration. Le plus simple étant de dire la vérité, il se lança et indiqua la présence inattendue d’Elsa. Le chef prit une voix moins enjouée.

— Ca tombe bien, je souhaitais te remercier pour ta discrétion, je suis sûr que tu n’as parlé à personne de ce moment … particulier. Elle et moi nous travaillions jour et nuit sur le procès qu’intentait une société d’assurance à la boîte. On venait de terminer et je l’ai invitée au resto du Mercure. Après le dîner rapide, au moment de repartir, elle a trébuché, je l’ai retenue et … tu connais la suite. Elle m’a sérieusement engueulé lorsque je l’ai comparée à un dossier, elle avait totalement raison, je l’ai priée de m’excuser et l’histoire en est restée là. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu quelques jours de flottement mais c’est du passé. C’est quelqu’un de bien et je suis ravi qu’elle vienne. En plus ça dissipe un malentendu. Qu’est-ce qu’on apporte ?

Le premier travail d’Axel  avait été de débroussailler  le chemin  pour  rendre la maison accessible à ses invités. Les hautes herbes coupées découvraient une bâtisse à deux étages qui avait été belle quelques décennies plus tôt, délabrée aujourd’hui : les volets cassés, des vitres  remplacées par des plaques de bois, un enduit  bleu passé qui se détachait par plaques. L’endroit était vaguement inquiétant. Quelques fenêtres ouvertes malgré la température glaciale permettaient d’apercevoir trois hommes qui nettoyaient leurs outils. L’un d’entre eux sortit, son bleu maculé de plâtre.

— A lundi, le ton était chaleureux.

Ceux restés à l’intérieur répondirent en cœur.

— Bon dimanche.

Ils s’étaient assis sur des tabourets et buvaient leur bière au goulot.

Des Abymes éleva la voix :

— Jennifer … Ta chambre est rangée ?

— Hummmm.

Il se tourna vers son ami.

— Les invités arrivent dans trois heures.

Franck le fixait :

—  Il t’aura fallu beaucoup de temps pour tuer cet homme. Pourquoi es-tu passé à l’acte si tard ?

— Je n’ai pas trop envie d’en parler.

— Et pourtant, nous sommes plusieurs à t’avoir sauvé la mise.

— J’imagine … je n’aime pas l’idée de vendetta et ce type avait déjà assez payé ;  pendant des années il a eu la trouille : il était totalement sûr qu’un jour il y passerait. Mets-toi à sa place, plus de vingt ans à savoir que tes meilleurs amis sont mutilés. A chaque bousculade, à chaque appel téléphonique, il a tremblé. Le type qui s’est mangé l’enclume, ça fait des années qu’il n’a plus de copain, de copine, que ses parents sont au courant de ce qu’il a fait, son humanité se réduit à sa trouille.  C’est un pauvre type dont j’ai eu pitié en lui envoyant cinquante kilos de fonte dans la gueule et  il n’y a pas eu grand monde à son enterrement.

— Alors pourquoi maintenant ?

— Je n’ai pas de réponse rationnelle, peut-être parce que contre toute évidence, j’ai espéré longtemps que Jeannette arrêterait de me faire payer. Bon on passe à autre chose ?

— Si je ne t’avais pas proposé cette année sabbatique, rien ne serait arrivé.

— Tu as bien tort : grâce à toi, j’ai réalisé des rêves de gamin.

— Raconte-moi ?

Les deux hommes sursautèrent, Jennifer était arrivée sans qu’ils l’entendent.

— Nous avons un peu de temps avant que les invités n’arrivent. Tu peux raconter le début Franck.

L’homme se concentra.

—  J’étais sergent instructeur dans les paras, touts les deux mois je recevais une centaine de têtes brûlés, des Rambo ou des capitaines Fracasse prêts à montrer qu’ils étaient capables de tout mais surtout de n’importe quoi. J’étais chargé de les former, d’en tirer quelque chose. Un beau matin d’août, j’ai vu mes habituels culturistes bas du cochant une case dans un formulaire, et une espèce de fil de fer, à la consistance d’un marshmallow qui se tenait bien droit et qui faisait tout pour avoir l’air courageux. Celui-là m’intriguait. Je l’ai pris dans ma compagnie. Les autres avaient vu qu’il savait lire et écrire, qu’il parlait bien : ça les rendait vaguement jaloux. 

— C’est vrai ?

— Oui. Je me souviens des premières nuits dans le dortoir. Un soir je lisais tranquillement quand un type m’a arraché le livre des mains. Il l’a feuilleté et a grommelé quelque chose comme y a pas d’image la dedans ! et me l’a balancé au visage.

— Axel avait choisi de faire son service militaire dans les paras, comme simple soldat, avant de rentrer dans son école d’ingénieur, c’est rare. Les autres ne le comprenaient pas, il les dérangeait : c’était le  bouc émissaire idéal. Quelques bousculades dans les rangs, un type lui a pissé dessus en pleine nuit, il a réagi, s’est battu, je crois qu’il a perdu ; le lendemain il n’était pas beau à voir. Quand j’ai vu sa tête j’ai compris qu’il se passait quelque chose, je n’ai fait aucun commentaire, j’ai ordonné une marche de trente bornes, un sac de vingt kilos sur le dos, je fermais la marche et engueulais ceux qui trainaient.  J’observais aussi ce qui se passait : Axel marchait comme un somnambule, il n’a pas fait attention aux deux types qui l’ont encadré : le premier lui a fait un crochepied,  l’autre lui a donné un grand coup dans le dos. Axel est tombé de tout son long, atterrissant sur les paumes de ses mains, le front cognant sur les cailloux du chemin.

— J’étais KO, j’ai vaguement senti qu’on me prenait par le col du treillis. Franck m’a trainé sur plus de cinquante mètres  l’air de rien jusqu’à un abreuvoir en pierre et m’a posé sur la margelle, je commençais à émerger, il a mis mes mains sous le jet d’eau, a pris sa trousse de soins et m’a soigné tranquillement, même chose pour ma tête.

— Juste après on est reparti.

— Tu n’as pas puni les méchants ?

— Trois kilomètres plus loin on longeait un ruisseau rempli de ronces, les deux gars se marraient encore de leur blague. Je leur ai donné une bourrade et ils se sont retrouvés dans l’eau, enfermé dans un écheveau d’épines. Je leur ai dit ce que je pensais d’eux, que s’ils voulaient jouer au plus con avec moi, ils perdraient toujours, que j’étais chargé de former des soldats et pas de supporter des types comme eux, que s’ils n’arrivaient pas les premiers à la caserne ils ne seraient jamais para.

— Et je n’ai plus jamais été embêté.

La petite fille était perplexe.

— C’est comme ça que vous êtes devenus amis.

— Pas à ce moment là, j’étais soulagé sur le coup, puis un jour, ça devait être en avril, j’ai entendu Franck parler de ses fils qui allaient passer le bac, de sa fierté, de ses craintes aussi. Je lui ai proposé de leur donner des cours de math et de physique. Il a été surpris et quelques jours plus tard, il m’a dit oui.

— Ouais, je lui ai dit de passer à la maison. Il a rencontré les jumeaux et au bout d’une heure, je les entendais rire tous les trois comme des fous. C’était pas tout à fait l’idée que je me faisais des cours particuliers.

— J’ai eu de très bons profs qui nous proposaient parfois des problèmes sympas, du genre : quelle est la force d’Obélix s’il veut faire décoller un romain de quatre-vingt kilos, ou l’impulsion qu’un crapaud doit donner pour embrasser une princesse, des trucs bêtes mais qui t’aident à comprendre. Les fils de Franck étaient très loin d’être idiots, ils ont accroché et quand il est arrivé, nous faisions un concours : nous rapprocher le plus possible d’un résultat en calculant de tête et ils rigolaient comme des fous parce que je m’étais trompé.

— C’est ce soir-là que nous somme devenus amis : quand j’ai compris qu’ils s’amusaient en apprenant. J’ai invité Axel à diner et il est revenu deux fois par semaine quand il n’était pas en manœuvre. Mes deux fils ont eu la mention très bien au bac.

— Le futur a montré qu’ils étaient très brillants, qu’ils n’avaient sans doute pas besoin de moi et de mes cours particuliers pour réussir.

— Bref, c’est pour ça que nous sommes là aujourd’hui.

— La rencontre improbable d’un ingénieur et d’un soldat.

— L’histoire ne s’arrête pas là. A la fin de mon service, l’armée m’a proposé quelque chose d’exceptionnel : le colonel du régiment m’a convoqué, c’était rare et plutôt synonyme de sanction et j’ai été très étonné quand il m’a proposé de rempiler,  de partir un an dans la légion, au deuxième REP, Le régiment étranger de parachutistes, l’élite absolue des corps de combat. Je lui ai dit que je ne pouvais  pas, que je devais reprendre mes études. Il m’a tendu une lettre du ministre de la défense, qui avait demandé et obtenu une dérogation.

— Axel a accepté sans hésitation.

— Bon si je veux être présentable, je dois faire un brin de toilette. A toute à l’heure.

Franck et Jennifer continuèrent leur conversation, elle riait des anecdotes que lui racontait l’homme si impressionnant, il donnait une image formidablement positive de son protégé, de sa façon de faire semblant de ne pas avoir peur lors de son premier saut en parachute, de sa façon de manger comme un affamé lorsqu’il venait diner chez lui, de la silhouette d’Axel : il n’avait plus rien d’un fil de fer ni d’un marshmallow. Il lui raconta aussi qu’il savait très bien écrire, que certains venaient au début en cachette pour le voir, pour qu’il lise la lettre de leur fiancée, y réponde. Il s’est piqué au jeu, s’est fait des copains. Elle riait en voyant des Abymes sous un nouveau jour, un peu farceur aussi lorsqu’il écrivait des déclarations d’amour délirantes.

— Tu ris Jenny, mais j’ai peur que certaines jeunes filles n’aient été déçues en se rendant compte plus tard que leur mari était incapable de leur écrire les jolies lettres qu’elles avaient reçues.

— Et lui, il avait une copine ?

— Dans les paras ? Non. Pendant l’année qu’il a passé à la légion, il a eu la plus superbe petite amie de tout le régiment. Il s’est marié … et le gros homme s’interrompit.

— Bon, à mon tour de faire un brin de toilette.

Quelques minutes plus tard une voix parvint du jardin.

— Y aurait-il quelqu’un pour accueillir une vieille dame ?

Des Abymes sortit, une torche électrique à la main, pour retrouver une petite femme blonde et mince d’une soixantaine d’années, impeccable, en tailleur noir et chemisier blanc les épaules couvertes  d’une large écharpe nacrée.

— Bienvenue Sarah, heureux de te retrouver.

Il descendit les marches et lui tendit les bras, elle s’y réfugia. Arrivée sur le perron, elle se tourna vers lui :

— Ah mon garçon, ça fait trop longtemps qu’on ne s’est pas vu. Quand Franck m’a dit ce qui t’est arrivé, m’a demandé si je voulais venir à ton invitation j’étais folle de joie. Où est-il d’ailleurs ?

— Il s’occupe de Jenny. Tu sais que je lui dois un grand merci, sans lui et son ouvrier je ne sais pas où nous logerions.

— Je sais que j’ai le meilleur homme de la terre mais ne lui dit surtout pas, il le croirait ! Ah le voilà.

L’homme, costume sombre, légion d’honneur à  la boutonnière, apparut : malgré son changement de vêtements, il avait toujours l’air d’un catcheur qu’un chirurgien réparateur de talent aurait opéré. Son visage rayonnait de joie.

— Ah ma Sarah, toujours à l’heure. Il l’a prit sans effort par les hanches et lui posa un baiser sur les lèvres.

— Arrête ! Tu vas me chiffonner.

La petite fille sortit à son tour et courut vers la vieille dame. Elle ne l’avait pourtant vue qu’une seule fois lorsqu’elle avait déposé son mari à la maison en ruine. Depuis elles  avaient parlé souvent au téléphone, entre filles. Leurs conversations limitées au début duraient maintenant des heures ce qui ravissait la vieille dame, et soulageait les hommes qui pouvaient se consacrer entièrement à la réhabilitation de la maison. Jenny n’était plus du tout impressionné par Franck. Derrière son allure de dur des durs, il l’avait  séduite. Il était si prévenant, si gentil, l’aidait parfois à couper sa viande, lui achetait quelques bonbons en cachette, lui parlait de son père d’accueil avec un immense respect.

Ils entendirent bientôt, provenant de l’extérieur,  un brouhaha joyeux accompagné par les bruits de sussions des chaussures se décollant de la boue. La grosse voix de Franck Kastell  retentit :

— Axel ? On est là !

Il reçu le faisceau de la torche en plein dans les yeux et se protégea. Des Abymes orienta la lampe de telle façon que ses invités puissent voir le chemin de planche qui conduisait aux marches et les emmena vers la salle à manger après avoir traversé une entrée en devenir dont les tommettes s’émiettaient sous leurs pieds.  Le décor qui les accueillit était étonnant. Le plafond tout d’abord était presqu’invisible, Franck avait profité de la période de noël pour acheter un filet de petites diodes blanches dont les lumières pulsaient doucement, une large cheminée répandait une lueur orangée sur des couvertures militaires utilisées pour l’occasion comme des tentures cachant portes et fenêtres décaties, la lumière des bougies enfin effleurait des meulières que l’on devinait fraichement sortie de leur gangue de plâtre. Les deux amis avaient déployé un certain génie pour rendre l’endroit agréable.

Chacun avait apporté un cadeau à la petite fille.

— Installons-nous à table, le salon n’est pas terminé … à dire vrai, il n’est pas commencé.

Un silence gêné aurait pu commencer à s’installer. Franz regarda le décor avec ostentation.

— D’ordinaire, on pend la crémaillère après la fin des travaux.

— Certes …  Tout d’abord merci d’être venus. Comme vous le savez je voulais vous présenter un bonheur inattendu : Jennifer  qui est arrivée dans ma vie la semaine dernière. Je profite de son absence d’un instant pour vous résumer en quelques mots comment elle est arrivée ici. Son père est moi étions des copains d’internat du collège au lycée. Ca crée des liens, ensuite il a choisi de faire médecine militaire et moi de devenir ingénieur. Bien après il est devenu médecin dans un ONG du Guyana et a eu cette enfant que sa mère lui a confié avant de repartir en Amazonie, il l’a donc élevée seul. Un jour le père de Jenny m’a confié son angoisse, se demandant ce qu’elle deviendrait si lui disparaissait. Je lui ai proposé que dans ce cas je la prenne en charge. Je ne pensais pas que cela arriverait et la voilà et je compte sur vous pour qu’elle se sente bien dans sa nouvelle vie.

— En somme, tu nous demandes de devenir des oncles, des tantes, de créer une famille, alors que c’est la première fois que nous nous voyons les uns les autres autour d’un repas ? Joli challenge …

— Je ne l’aurais pas exprimé comme ça mais il y a du vrai. Jennifer tu peux venir. Un détail, ne me jugez pas sur la cuisine : le repas vient du traiteur, entre la course de vitesse pour retaper la maison et la préparation d’un repas j’ai choisi.

Jenny était arrivée, timide, réservée et s’était assise à la droite d’Axel, juste à côté de Sarah. Franz prit son verre :

—Bonsoir jeune fille, dans un monde de plus en plus inhumain, je suis très heureux qu’Axel m’ait proposé cette invitation et donc de faire ta connaissance.

Les invités devisaient sur leur vie courante, ils étaient aussi pris entre leur curiosité et le désir de ne pas mettre Jennifer mal à l’aise. Hélène peu bavarde jusque là se tourna vers l’homme en costume.

— Franck, vous êtes parmi nous, et vous ne dites presque rien, qui êtes vous …

—  Moi, je suis un fonctionnaire en retraite, un assistant social épisodique …

Sarah posa la main sur son bras.

— Non mon amour, non. Je connais ton discours par cœur. Je vais vous dire, moi, qui il est. Mon mari est un soldat, il est né comme ça, il est bâti non pas pour se battre mais pour protéger. Lui et moi nous paraissons différents, je suis médecin. Ma famille, des gens biens parait-il, l’a rejeté, j'ai cassé avec elle sans regret. Lui, Je l'ai connu tout jeune engagé, je l'ai vu progresser, former de simples recrues, leur apprendre à se laver parfois, à vivre, non pas avec de bonnes manières mais dans le respect des autres. Je l'ai accompagné partout et plus généralement là où on se fait tuer. Il a gravit bien des grades pour devenir major, vous savez ou pas, c'est l'échelon qu'on a créé pour empêcher les hommes issus du rang de devenir officier.  Aujourd'hui, parce qu'il est comme ça, né pour aider, il se promène en métro deux ou trois jours par semaine, pour repérer ceux qui croient être des épaves, les empêcher de faire des conneries, leur faire remonter la pente. Mon mari n’évoque presque jamais les recrues  mais lorsqu’Axel est arrivé, il me l’a décrit longuement,  je m’en souviens très bien, il m’en a parlé plusieurs fois, j’ai découvert son passé aussi, un grand-père mort à Monte Cassino, son père tué en Algérie avant même la naissance de son fils, Axel des Abymes est comme Franck, ataviquement un soldat, il ne se bat que si il défend des valeurs.

La tirade était terminée. N+2 la regardait, l’écoutait avec l’attention rare qui lui était coutumière.

— Vous avez raison madame de défendre ceux que vous aimez surtout quand la société, sans le savoir leur doit tant. Franz, j’ai l’impression que par un chemin différent, tu es toi aussi, altruiste. Tu as abandonné une belle carrière de directeur de projets pour le syndicalisme.

Axel admira la manœuvre, permettre à chacun de dire qui il était sans formalisme.

La grosse voix de ce dernier résonna.

— Je ne recherche pas la comparaison. J’admire sincèrement l’homme que vient de décrire Sarah en quelques mots et je ne veux pas rivaliser pour savoir qui est de nous, celui qui donne le plus à la société. Tu as évoqué le syndicalisme mais au fil du temps je me suis demandé ce qu’était être syndicaliste. Jusqu’à une période récente, lorsqu’un homme se présentait à moi et me disait vouloir adhérer, je cherchais ses motivations suivant trois axes : cherchait-il à aider les autres ? à se protéger parce qu’il avait peur de se faire lourder ? ou le pouvoir que l’entreprise lui refusait ?  Et puis j’ai trouvé une quatrième motivation, mystique celle-là : se sentait-il un devoir d’aider. J’ai peur que ce quatrième paramètre ne soit dominant chez moi. Je ne suis pas un humaniste : je suis un homme qui craint Dieu et qui se soumet à lui.

Axel reprit la parole.

— Vous êtes bien sérieux, je vous présente mon invitée, il prit Jennifer par l’épaule, et vous me parlez philo !

Elsa était très attentive, elle parla longuement avec la petite fille, évitant d’évoquer son passé. Elle essayait de deviner ses goûts, ses envies, sa façon de découvrir la France après avoir vécu si longtemps ailleurs.

— Je suis impressionnée, Jennifer, par tes réponses par la force qui se dégage de toi, parce que tu es très jolie aussi.

Elle reflétait ainsi la pensée de tous les commensaux : la petite qui était face à eux, avec ses cheveux bouclés d’un noir de jais, ses yeux en amande, sa peau cuivrée, était  d’une beauté rare à son âge, elle paraissait consciente de celle-ci mais ne souhaitait pas en jouer.

Sarah regarda sa montre.

— Il est temps de te coucher petite fille !

Elles quittèrent la pièce ensemble après un petit signe d’au revoir de Jenny.

Un peu plus tard, Elsa regarda sa montre.

— Je dois y aller.

— Déjà !

— Bien à regret : je crée mon cabinet d'avocat, toute seule comme une grande, pour ne pas gâcher mes rêves de jeune fille et j’ai beaucoup de travail entre ma sortie de la Boîte et l’activation de mon réseau.

Franz :

—  Pourquoi pars-tu ?

— Après la splendeur et les servitudes des sociétés de service, je voulais retrouver ma liberté.

— Et quand ?

— Je quitte la Boîte à la fin de l’année, après la clôture des comptes. Je vais faire un ultime coucou à Jenny et je m’enfuie.

— Je pars également reprit Axel. Jusqu’à présent seul Edmond était au courant. J’ai envie de créer ma propre entreprise, de ne plus dépendre que de moi.

— Les moins bons sont vidés, les meilleurs s’en vont, ne reste que le magma enchaîna Franz. Et vous Edmond que devenez-vous ?

— Je savais que Sarah et Axel quittaient un navire bien décati. Le rôle d’un vrai manager est d’aider ceux qui restent et ceux qui partent. J’essaye de le remplir jusqu’au moment où l’entreprise me fera comprendre que je dois la quitter. Je ne pense pas avoir à attendre très longtemps et à ce moment là je découvrirai les charmes de la retraite. J’ai tellement de chose à faire.  

Un peu plus tard, se conformant à des conventions désuètes, Sarah, Hélène et la femme de N+2 desservirent la table pour faire la vaisselle alors que Franz proposait aux hommes de fumer le cigare dans le jardin.

Vers minuit, Axel accompagna ses hôtes jusqu’au perron. Au milieu des effusions traditionnelles, chacun insista pour inviter rapidement Jennifer et son père d’adoption pour ne pas briser les liens naissants.

Des Abymes éteignit le voile, souffla sur les bougies pour découvrir que le carrosse redevenait citrouille. Sans éclairage, le plafond se montrait tel qu’il était avec sa peinture écaillée, les murs révélaient des pierres dans leur gangue d’enduit : beaucoup de travail restait à faire. Il se leva pour aller poser un baiser sur le front de Jenny : elle n’était pas dans sa chambre ; un instant d’inquiétude et il passa dans la sienne. Il  eut une surprise : Elsa et Jennifer dormaient profondément devant une télévision allumée. Que faire ? Les réveiller ? Il n’en avait pas le cœur. Il saisit la couette et la posa avec délicatesse sur elles, prit quelques couvertures au passage et installa son nid devant le feu mourant de la cheminée.

*

— Thé ou café ?

Il ouvrit les yeux pour découvrir une paire de styletto, deux longues, longues jambes enserrées dans un collant noir, un buste et la tête d’Elsa.

— Désolé, je n’ai pas voulu vous réveiller. Quelle heure est-il ?

— Huit heures.

Il reprenait rapidement ses esprits.

— Comme vous.

Alors qu’ils étaient collègues, il l’avait toujours tutoyée mais là, en dehors du contexte professionnel, il avait repris le vouvoiement.

— Croissants ou pains au chocolat ou …

— Comme vous, répondit-elle.

Il revint un quart d’heure plus tard, le voile pulsait à nouveau de sa lumière chaude, trois bougies étaient disposées sur la table mais la lumière du jour dévoilait  le chantier. Jennifer était éveillée et parlait joyeusement avec Elsa. Il mit le monceau de viennoiseries sur la table et se joignit à la conversation.

— Axel, vous saviez que Jenny comprenait le chinois ?

Il essaya de rester naturel, au plus perplexe.

— Hier soir lorsque je suis venue la voir, elle était endormie devant une chaîne hongkongaise.

Un silence s’installa. Jennifer finit par dire.

— Je n’ai pas l’habitude de la télévision, j’ai essayé de tout voir et … je me suis endormie.

— Je dois repartir pour travailler.

— Oh non pas tout de suite, reste avec nous.

— Comment résister à une invitation dans un palais. Je mets une condition … je ne reste pas sans rien faire.

Axel intervint.

— D’accord.

Vers midi ils se firent livrer des pizzas, à vingt heures Elsa déclara qu’il était temps qu’elle parte.

— A bientôt.

—Quand vous voudrez, Elsa.

Jennifer cria joyeusement.

— Ce soir !

Les deux adultes sourirent. La femme, son sac à la main, réfléchit un instant.

— Qu’en pensez-vous Axel ?

— Nous sommes ravis de vous accueillir, vous pourrez travailler autant que vous voudrez, Jenny et moi nous occuperons de tout.

Elsa regardait alternativement Jennifer et cet homme qu’elle ne connaissait qu’à peine, qui attendaient sa réponse pleins d’espoir. Si elle hésitait c’était par conformisme mais tout en elle lui criait d’accepter.

— Ok, je fais un aller-retour chez moi pour prendre quelques vêtements.

 

Elsa était revenue avec une valisette et un gros sac Le Nôtre qu’elle posa sur la table ainsi qu’une bouteille de Chassagne-Montrachet blanc.

— Mon vin préféré, je ne l’ouvre qu’aux grandes occasions.

Axel avait déjà dressé la table.

Ce soir là, ils parlèrent devant un plateau de fromage, un autre de charcuterie, longtemps, Elsa, involontairement posait parfois une question à Jenny sur son passé. La petite fille regardait invariablement Axel.

 

  • Sur un format aussi long, la lecture à l'écran n'est pas vraiment idéale.
    Dommage qu'il n'y ait pas une fonction permettant de télécharger les textes en pdf par exemple (tout en respectant les droits de propriété intellectuelle bien entendu).
    Donc impression d'ensemble toujours aussi bonne mais, désolé, j'ai calé avant la fin, j'y reviendrai une autre fois.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Lange02b

    Johann Christoph Schneider

  • ce à quoi rêvent les cadres dans leurs tours de rêve ...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Default user

    biloba1

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