Peut contenir des traces de fruits à coque et d'oeufs

padam


Dans une seconde il lui adresserait la parole.

Elle ne se douterait de rien. La discussion commencerait simplement. Il lui demanderait depuis combien de temps  elle travaille ici, vous ai jamais vue avant, sympa ce lieu pour lire son journal.

Il lui ferait une ou deux blagues. Des allusions gentilles au design du comptoir, too much, dirait-il, pas besoin d’en faire autant, on a compris le principe.

Les informations arriveraient à toute vitesse dans son cerveau, il aurait peur de dire quelque chose d’inadéquat, alors il regarderait la cervelle cuite dans le comptoir réfrigéré et lui demanderait si les gens en consomment souvent.

Elle lui expliquerait que c’est un met somme toute assez raffiné, servi avec une petite confiture d’oignon et relevé au vinaigre, elle lui proposerait de gouter.

Il déclinerait la proposition, pas qu’il n’a pas envie de céder à la dégustation d’un aliment nouveau, mais à cause de ses allergies.

On n’est jamais sûr dirait-il. Même avec les salades.

Troublé, il commanderait un second café, sans lait, sans sucre.

Elle s’agiterait derrière son comptoir. A ce moment-là de la journée, les gens auraient déserté le lieu. Elle aurait donc tout le temps pour le servir. Séduite à sa façon, elle en profiterait.

L’allusion aux allergies l’aurait gênée.

Elle aborderait un autre sujet davantage axé sur la vaste question des alternatives végétariennes.

Il hésiterait à enchaîner. Il connaitrait le sujet sur le bout des doigts et ne voudrait pas l’embarrasser devant une si belle maîtrise de la question.

Il ferait mine de se replonger dans son journal pendant qu’elle donnerait l’impression de s’activer, disposant méticuleusement des tasses sur des sous-tasses.

Elle penserait à toute vitesse, se maudissant d’avoir été si peu subtile en voulant parler de produits végétariens alors qu’il venait d’aborder la difficile question de ses allergies.

Elle comprendrait son silence. Elle se flagellerait mentalement mais n’en montrerait rien.

Il toussoterait deux ou trois fois, un gratouillement dans le fond de la gorge.

Pour donner le change, elle lui demanderait s’il veut une pastille à la menthe. Il accepterait puis, tout de suite après, comme saisi par une peur incontrôlable, il refuserait.

Elle aurait alors un léger froncement de sourcil, un mouvement imperceptible, presqu’un réflexe. Il le remarquerait. Elle pas.

Il remballerait son journal, ouvrirait sa besace de cuir et tenterait de l’y fourrer maladroitement.

Elle lui expliquerait qu’elle n’est là que depuis quelques jours, qu’elle découvre l’ambiance du lieu, la particularité des plats proposés. Il rirait de la voir curieuse, de la voir parler avec autant de fougue des plats politiquement incorrects que la direction a décidé de remettre au goût du jour.

Elle obliquerait le regard vers la cervelle cuite.

Il observerait à quel point on distingue parfaitement les circonvolutions du cerveau.

A ce moment là elle regarderait la langue de bœuf reposant benoitement aux côtés de la cervelle cuite. Elle regretterait de ne pas avoir rehaussé l’ornementation du plat au moyen d’un charmant bouquet de verdure (persil, coriandre, roquette et basilic). Le vert, lui dirait-elle, tranche avec le rose-rouge de la langue.

Il boirait son café et lui parlerait du temps. Il éternuerait.

Elle lui dirait « vos allergies » et deviendrait aussitôt toute rouge.

Il ressortirait son journal de sa besace de cuir. Il oserait un regard prolongé.

Machinalement, comme pour oublier l’embarras dans lequel elle se trouverait, elle plongerait sa main dans un paquet de biscuit et en porterait un à sa bouche. Elle croquerait goulument dans le cookies aux noix de pécan.

Il baisserait définitivement les yeux, replacerait convenablement le journal dans la besace et déposerait la tasse posée sur la sous tasse sur le comptoir.

Puis, alors qu’elle serait toujours occupée de mâchouiller tranquillement son cookies mi- cuit, il avancerait vers la sortie.

Elle tenterait un vague, « vous partez déjà ? », sentirait son cœur s’emballer quelque part, entre sa poitrine et ses poumons.

Sans se retourner il tenterait d’articuler un inaudible « entre vous et moi il y aura toujours ce gouffre : peut contenir des traces de fruits à coques et d’œufs ». Il franchirait la porte ; elle replongerait la main dans le sac à cookies, jetant un œil dépité à la cervelle cuite.

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