Phénomènes extraordinaires

riyet

Rien que d'y repenser, ma poitrine se serre. Ce sont des doigts fébriles qui attaquent le clavier de l'ordinateur. J'ai besoin d'en parler, j'ai la sensation que si je ne le fais pas, je vais exploser. Je viens d'être témoin de l'expérience la plus vraie, la plus forte et la plus touchante et déchirante à la fois. Ca a emporté une partie de moi. D'une certaine façon je ne serai plus jamais le même. J'ai vu la foudre s'abattre si près que j'ai cru en mourir. Un amour instantané tombé du ciel à la vitesse de la lumière sur un presqu'inconnu assis en face de moi.

      Le coup de foudre, je n'y croyais pas avant aujourd'hui. Si vous pensez que j'étais cynique, vous êtes loin du compte. Ceux d'entre vous qui me connaissent, le savent, je suis un rêveur doublé d'un grand romantique. Je crois en l'amour, je crois en la passion dévorante qui fait trembler les corps. Mais les livres, les films et la télévision ont tellement utilisé, rabâché, et détourné cet amour inconditionnel au premier regard qu'il en est devenu un mythe à mes yeux. Une chimère. Du bonheur à l'hollywoodienne. Les femmes de ma vie m'ont conquis, avec pugnacité. Une lutte quotidienne pour obtenir le monopole de mon coeur. J'avais donc du mal à imaginer qu'une si parfaite et totale reddition puisse exister. Mais ce que j'ai entrevu dans les yeux de ce quasi inconnu, le miracle dont tout le monde parle mais que personne n'a jamais vécu.

      Assis tous les deux à la terrasse d'un café parisien, nous attendions la venue de X, notre ami commun. C'était la première fois que nous nous retrouvions seuls tous les deux sans la présence d'une tiers personne. Il était de ces "amis" que l'on ne voit qu'aux soirées des autres. Assez souvent pour se souvenir de nos prénoms ou pour apprécier notre compagnie mutuelle, un verre à la main. Mais pas assez souvent apparemment pour ne pas se trouver gêné par un long silence qui s'installe. En avance l'un comme l'autre à notre rendez-vous, nous échangeâmes des banalités polies, des souvenirs et anecdotes mondaines, feignant une complicité surfaite. Pourquoi ne pas profiter de ce moment pour mieux faire connaissance? Repartir sur de réelles bases amicales? C'eût été admettre que les simagrées que nous venions d'échanger n'étaient que de la poudre aux yeux. La timidité et la maladresse sont l'apanage des hommes.

      Après un chassé croisé de regards fuyants, j'aperçus au loin derrière lui, une femme qui se rapprochait. Corsaire ocre, talons aiguilles rouges, tunique chamarrée au tissu léger laissant les épaules pratiquement nues. Une belle métisse aux cheveux coiffés en une longue natte reposant au creux de la clavicule. Apprêtée avec goût, sans excès. Le genre de beauté qui ne me touchent pas d'habitude, et pourtant mes yeux ne pouvaient se détacher tandis qu'elle avançait vers nous, sans doute pour s'installer en terrasse elle aussi. Bientôt je fixais mon regard sur mon "ami", absorbé dans l'étude des nuages au dessus de mon épaule. Je voulais ne rien rater de sa réaction lorsqu'il verrait apparaître la féline créature.

      Distraitement, ses yeux l'accompagnèrent du regard alors qu'elle dépassait notre table pour s'installer. Curiosité paresseuse du mâle Lambda. Et puis, comme si quelque chose d'étrange avait capté son attention, il commença à se redresser pour mieux l'observer. Une lente ascension. Peut-être quelque chose dans la grâce de ses mouvements. La bouche entrouverte, sans un mot, il la fixa plus attentivement. Avant qu'un orage n'éclate, on ressent comme une tension électrique au niveau de l'épiderme. Les poils des bras se dressent. A fleur de peau. En observant les pupilles de mon "ami" se dilater c'est ce que je ressentis. Sans doute le reflet du Soleil sur la peau cuivrée de son cou. Peut-être cette mèche de cheveux qui avait échappé à la brosse et qu'elle remit d'un geste négligé en s'asseyant sur son siège en osier. Je devenais peu à peu transparent. Le monde entier était en train de disparaître autour d'elle. Les mains de mon acolyte agrippèrent soudain la table, et tout dans son corps indiqua qu'il était sur le point de se lever, saisi d'une folie passagère. Ça tient à peu de choses. La clarté de ses yeux noisettes. La façon élégante qu'elle eut de croiser les jambes. Cette petite langue rose qui vint attraper la paille de son diabolo. Les poumons de mon voisin se gonflèrent violemment. Comme s'il s'éveillait d'un rêve oppressant. Comme si c'était la première fois de sa vie qu'il respirait. Sous mes yeux, elle venait de frapper. La foudre. 

      Cet homme d'habitude si ordinaire, venait d'être transfiguré sous mes yeux en une existence supérieure. Je me sentis tout à coup ému aux larmes. Chaque fibre de son être se mettait à vibrer à l'unisson. On eut dit, l'espace d'un instant, qu'il dégageait de la lumière. Terriblement gêné aussi. J'assistais à cette scène si intime, mais qui étais-je pour lui? A peine une connaissance assistant au plus bel évènement de sa vie. Je ne me l'avouais qu'après coup, mais j'étais incroyablement jaloux également. Des sentiments que jamais je ne connaîtrai le possédaient si violemment qu'il failli en éclater. Il voyait soudain avec des yeux nouveaux, des choses que je ne verrai sans doute jamais. Investi par un désir de vivre et d'aimer d'une intensité hors de portée des simples mortels.

      Je ne sais pas si vous avez jamais été témoin d'une pareille scène, mais si oui, vous comprendrez alors pourquoi j'ai voulu la partager avec vous. C'est incroyablement beau, et ça m'a rendu si triste pourtant. Il a été voir la fille bien entendu. Les fous ne connaissent pas la timidité ni la peur, l'amour donne des ailes. La suite de l'histoire, je ne la connais pas. Je suis parti juste après. Je n'avais plus ma place dans ce tableau. L'effroyable sensation de n'être né que pour cet instant m'étreint. Etre le témoin de ce moment fugace où l'homme se transforme en dieu. Quand l'amour déchire le cocon d'une existence. Une chenille condamnée à regarder voler les papillons, pour toujours.

Signaler ce texte