Phobiques

Giorgio Buitoni

Extrait de mon Roman : Phobiques. Bonne lecture.

-- Waouh, dit Clarisse, ça fait genre tellement baiser d'Hollywood !

Son visage lisse, comme sculpté dans du plastique velouté,  glisse entre les deux sièges avant :

-- Mais j'ai l'air obèse sur la photo, non ?

Clarisse me colle son portable sous le nez.

Le site d'information à l'écran titre : l'amour platonique, la solution au harcèlement ?

La photo en couleur nous montre de profil et en gros plan. Ma bouche est écrasée par les lèvres de Clarisse. Et je dis :

-- Putain...

-- Avec ta couverture sur le dos, glousse Clarisse, on dirait que je roule à patin à E.T.

Nous avons dépassé depuis longtemps le seuil d'amour et d'attention que je suis sensé être capable de supporter. Et j'ai à peine les mains moites et une légère nausée. De discrète sueurs froides. Est-ce l'effet salutaire de ma première érection depuis 1985, lors de ma cérémonie de castration avortée, il y a deux jours ?

Derrière le pare-brise, la ligne jaune et la cicatrice bleutée de la highway 101 partage en deux portions symétriques la forêt de Redwood. Des kilomètres de séquoias aux troncs ocres et nervurés, dressés tels des matraques géantes et léchant les nuages. Des arbres aux cimes invisibles depuis l'habitacle et comme crée par Dieu pour une race de géants supérieure à la notre. La bagnole, c'est une Plymouth grand confort, louée à San Fransisco par Amanda-Armand. Nous roulons en direction de l'ancien employeur d'Amanda et la Silicon valley.

Au volant, Amanda-Armand est agité de tics. Planqué derrière une paire de Rayban Wayfarer, il dit :

-- C'est pas plus mal toute cette affection médiatique autour de toi, Giorgino. C'est aussi comme ça qu'on guérit les tocs. Tous ces types qui s'évanouissent d'avoir les mains sales, les psychiatres les obligent à plonger les mains dans la boue.

Il louche nerveusement dans le rétroviseur extérieur et dit :

-- Putain, je ne pensais pas refoutre un jour les pieds ici.

Il caresse le petit cœur USB autour de son cou maigre et dit :

-- En tout cas, la presse ne trouvera rien sur toi sur internet, Giorgino. Aucune saloperies humiliantes à exhumer sur ton compte. Pas de photos de tes fesses de bébé, pas de commentaires embarrassants. D'aucune sorte. J'ai tout effacé. Ton empreinte numérique est aussi vierge que celle d'un nouveau né. Je t'offre une nouvelle naissance, ne la gaspille pas.

Il ajoute :

-- Presque aussi vierge que celle de ton Francis Pineapple.

Sa pomme d'Adam proéminente, sans son habituel déguisement de pin-up des années cinquante, je ne vois plus qu'elle. Et les petits dards noirs de sa barbe de trois jours qui courent autour. Je dis :

-- Je n'ai pas vraiment donné mon accord, Amanda.

Ma phobie dit :

-- Ne te sens pas obligé de faire ça pour moi.

Au cas où il réclamerait une minuscule forme d'engagement affectif de ma part en retour.

Et je me hais d'être un tel connard. Je connais le prix de ce compromis et ce que ça coûte à Amanda d'affronter sa phobie complotiste en retournant en Californie par amour pour moi. Moi, je suis incapable d'endormir la mienne.

Je dis à Amanda, au cas où il souhaiterait le savoir : hors de question que j'envisage une quelconque technologie implantée dans mon derrière, ou ailleurs, pour me guérir de quoique ce soit.

-- Je ne veux pas finir avec un chargeur ou un port USB dans l'estomac, Amanda.

Amanda, un bras tendu sur le haut du volant et un coude à la fenêtre, tourne la tête vers moi. Il abaisse son menton de manière à me lancer un regard noir et très masculin par-dessus la monture de ses solaires.

-- Ici, tu dois m'appeler Armand, je te l'ai dit.

Depuis la banquette arrière, Clarisse glousse et lit sur son portable :

-- Le sauveur du serveur indien castré a toujours son pénis. Et il est amoureux.

Je jette un œil dans le cadre noir du rétroviseur intérieur vers Clarisse sur la banquette arrière. L'agencement de courbes et d'encoches de son visage, pâle et lisse, il converge vers la corniche magnifique de sa lèvre supérieure retroussée sur un sourire vanille de fumeuse. Depuis notre baiser, la lèvre supérieure de Clarisse, j'en ressens le contact mouillé chaque seconde. Moelleux et chaud. Et ce, chaque fois que je la regarde.

-- Il ne s'agit d'aucune technologie invasive, Giorgino, dit Amanda. C'est ce qui a été convenu au téléphone. Aucun traitement que tu ne puisses arrêter, si tu le souhaites. Ils m'ont promis juste le petit coup de pouce dont tu as besoin en échange de ça.

Il étire son pendentif USB en forme de cœur USB devant lui, puis lève le doigt vers le rétroviseur intérieur.

-- Et toi, inutile d'en rajouter. Je suis suffisamment jaloux comme ça.

La main velue et sans bijoux d'Amanda se pose sur ma cuisse : je sursaute. Je soulève avec deux doigts dégoutés son poignet et l'écarte de ma petite personne. Un pied nu se pose entre nous deux, là où se trouve normalement la boite de vitesse en France. L'apparence du pied, c'est lisse, blanc et doux sous le doigt. Clarisse dit :

-- Je ne suis pas amoureuse de Georges. Je lutte contre mon penchant naturel à choisir des enfoirés. J'essaye de guérir de cette vilaine manie par l'auto-persuasion active. En tant qu'orpheline, j'essaye de soigner ma tendance à chercher le père autoritaire que je n'ai jamais eu en choisissant des amants machos et violents. Et ton pote, c'est l'anti Clint Eastwood. Un genre de tue-l'amour en gélule.

Elle me pointe du doigt.

-- Si je parviens à l'aimer lui, je parviendrais à aimer n'importe quelle autre lavette plus appétissante et gentille. C'est ma manière de guérir mon toc à moi : mon attirance envers les connards.

Me voilà un genre de médicament.

Une sorte de méthode Coué pour dépendantes affectives aux enfoirés.

Merci bien.

Je dis :

-- Désolé de te décevoir, mais JE suis un super connard.

Elle lit sur son portable :

-- Émasculation manquée pour l'homme qui voulait être eunuque.

" Le Gourou de la castration est amoureux."

" Autant en emporte la verge ? " titre un autre article.

-- La mystérieuse jeune femme en compagnie du, désormais iconique, gourou du féminisme, Georges Beckett, fait des envieuses, lit Clarisse.

Heureusement, ma mère n'a pas la télé.

-- Hé, elle est pas mal, ta mère ! dit Clarisse.

Son pied se retire d'entre Amanda et moi. Son téléphone surgit devant mes yeux, au bout de son bras de la même blancheur que son pied. A l'écran, c'est une photo de Maman. Une interview pour Potin foireux magazine. Le titre : " la mère de l'apôtre pro-castration affirme : mon fils a toujours été célibataire."

J'imagine la teneur des propos de l'interview. Mon fils Georges a enfin trouvé sa compagne cosmique. L'unique voie vers le salut, la fusion d'un homme et d'une femme. Officiellement aux yeux du monde, Clarisse est désormais ma compagne éternelle. Ma Shakti bien aimée. Puis elle me brisera le cœur et je redeviendrai juste un connard de plus floué par l'arnaque de l'amour. Un suicide ambulant.

Mes doigt se crispent sur le rebord de cuir beige de mon siège passager. Je récite : Omne padme hum.

-- Détends-toi, Giorgino. Ton calvaire est bientôt fini.

Sur la photo à l'écran, maman a l'air si maigre qu'on dirait Amanda. Son sourire est toujours aussi véritable et aimant. Je ne parviens pas à imaginer cette femme saccageant des antres machistes de fumeurs de cigares ou quelques club privés pour messieurs avec serveuses à seins nus. C'est pourtant la jeunesse de ma mère selon mamie Jeannette. Mes doigts se crispent tant autour de l'assise de mon siège que mes ongles se plantent dans le revêtement de cuir beige, avant de glisser sous l'effet de la sueur. Je dis :

-- Il me faut du beurre de cacahuète.

Depuis l'arrière, Clarisse dit :

-- C'est un genre de déviance érotique ?

Voudrait-elle bien la fermer. Ne plus être là à me rappeler sa présence. Cesser de brandir ses lèvres mouillées près de mon visage.

-- Calme-toi, Giorgino.

L'épaule d'Amanda est prise d'un tic nerveux et sursaute, tandis qu'il louche encore dans le rétroviseur.

Notre voiture avalant la highway 101, à travers la forêt, c'est un genre d'arche de Noé de la névrose. Un catalogue des phobies dont vous ne voudriez PAS souffrir. Même moi, je choisirai, l'agoraphobie, l'arachnophobie ou le syndrome de la Tourette, plutôt que n'importe laquelle des phobies ici présente. Y compris la mienne. Mais je ne choisirais pas la podophobie, à cause du pied d'ange de Clarisse qui se pose à nouveau entre les sièges avant. Je dis en rongeant mes ongles :

-- En quoi ton petit cœur USB peut-il bien les inquiéter, Amanda ?

Il corrige :

-- Armand.

Depuis la banquette arrière, Clarisse lit : Georges Beckett, le nouveau messie de la pacification homme-femme ?

Je suis soudain ravi d'être privé de mon téléphone par la police.

Clarisse intercale son visage entre nos appuis-têtes. Ses cheveux noir apache, partagés par une raie médiane laiteuse, sont tressés en natte épaisse. C'est l'idée que l'on se fait d'une coiffure d'indienne dans un Disney.

-- Et c'est qui ce Pineapple, au fait ?

-- C'est potentiellement le père de l'idiot à côté de moi, répond Amanda.

Clarisse tourne les lèvres vers moi ; j'ose à peine y poser les yeux. Je reste de profil et mon regard oscille de façon épileptique entre la route et sa bouche.

-- Il ne s'était pas buté, ton père ?

-- Pas son VRAI père, dit Amanda.

Les incisives vanille de Clarisse Clarisse mordillent sa lèvre inférieure. J'écarte mon visage autant que possible du souffle chaud qui pulse hors de sa bouche quand elle dit :

-- Waouh, c'est Dallas, ta vie, mauviette.

J'ai des palpitations.

Des sequoias et encore des sequoias à perte de vue, masquant même le ciel.

-- Et pour répondre à ta question, Giorgino, dit Amanda.

Il tapote le petit cœur USB entre ses pectoraux inexistant.

-- Si ceci devient open source. Si je décidais de le partager en libre accès, mon ancien patron mettrait la clé sous la porte. Ces gens s'engraissent sur notre propension pathologique à chercher l'immortalité. A partager sur le web la moindre parcelle de nos vies. Et ils en font de l'or. Si chacun peut supprimer toutes ses data d'un clic de souris, leur business aura autant de viabilité qu'une voiture sans moteur.

Il désigne l'intérieur grand luxe de la Plymouth.

-- Pourquoi crois-tu qu'ils financent entièrement notre expédition ?

Ok, ok, mais je ne vois toujours pas en quoi son ancien employeur peut réparer ma phobie.

Amand soupire.

-- Il est temps que tu revoies tes cours de sciences naturelles et que tu vives un peu moins au temps de Zanzibar et de Sheba, Giorgino.

-- Shiva.

Sheba, c'est de la pâtée pour chat.

-- Tous tes troubles psychologiques ont une solution chimique, dit Amanda. Un organisme est aussi potentiellement hackable qu'un ordinateur.

Amanda-Armand pose à nouveau sa sale paluche aimante sur ma cuisse.

-- En tout cas, ça ne coûte rien d'essayer. Je te rappelle que ta vie en dépend, ainsi que celle de ta chère maman. Tu n'as plus rien à perdre que tu n'aies déjà perdu, non ?

Mes petits martyrs et mon attention guérisseuse d'un soir.

Mon appartement.

Ma dignité.

Et mon père.

Clarisse ajoute :

-- A part ta queue.

Ouais, le seul truc dont je n'ai pas utilité.

Amanda regarde au ciel par dessous le pare-soleil de la Plymouth. Son épaule droite est prise d'une nouvelle saccade nerveuse. C'est drôle comme la folie des autres, on la remarque beaucoup plus que la sienne. C'est donc à ça que je ressemble en présence de la moindre manifestation d'affection à mon endroit ? Une boule de nerfs et de tics ?

-- On arrive bientôt, dit Amanda. On sera fixé dans moins de deux heures.

Il oriente sa mâchoire couverte d'un chaume de barbe noire vers moi. Il sourit. Les petits trous de ses lobes d'oreilles, débarrassés de leurs habituelles breloques de vamps, sont légèrement dilatés et béants. Il ajoute tout bas :

-- Et là-bas, tu auras tout le beurre de cacahuète que tu voudras.

Enfin, une bonne nouvelle.

-- Ensuite, nous partirons à la recherche de tes origines et de ce Pineapple. On fera d'une pierre, deux coups. Essaye de dormir, maintenant.

Au moins quand je dors, je n'enclenche pas ma phobie. Je ferme les yeux. Le vent ébouriffe mes cheveux par la fenêtre entrouverte. Je sens une paire de lèvres, moelleuses et chaudes comme de la mie de pain, déposer un bisous mouillé sur ma joue creuse. Shiva me préserve de savoir qui me l'a donné. Je jette un coup d'œil discret vers la banquette arrière : Clarisse est carrée dans le fond de son siège, sage comme une image. Devant elle est ouvert un livre. Sur la couverture je lis : le tantrisme et la voie du Dharma pour les nuls. Et l'auteur, c'est mon vrai-faux père, Daniel Beckett.

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