Photographies de théâtres

laracinedesmots

Noah cherchait frénétiquement son pass de théâtre dans le buffet du salon. Fièrement, il finit par le dénicher sous une pile de feuilles volantes. Le jeune homme perdait tout constamment et ce depuis qu’il avait quitté le domicile familial quatre ans plus tôt.

- Et merde, jura-t-il en regardant sa montre, je suis encore en retard !

Il attrapa son sac à la volée et partit en courant dans les rues pour vaincre le temps. Son attirail de photographe battait sa cuisse et son long manteau noir fouettait l’air. Tout les soirs de cette semaine il allait assister à une adaptation moderne de « Roméo et Juliette », interprétée par une jeune troupe dynamique. Cette troupe était encore inconnue il y a un ans mais grâce à cette pièce, elle brûlait les planches et était devenue La nouvelle référence. Les théâtres se l’arrachaient. C’était comme un honneur pour lui d’avoir été choisis par le journal local pour couvrir l’événement. Après tout, Noah ne savait faire que ça : de la photo.

A ses débuts dans le domaine, il se prenait comme modèle, n’ayant rien d’autre sous la main. Le contraste étrange de ses yeux vert avec sa chevelure ébène, éternellement en bataille avait fait exploser le nombre de ses admirateurs, ou plutôt admiratrices. Il y avait toujours de la retenue dans ses photos, il le savait et c’était là son plus grand défaut. Aucunes photos n’étaient entières, passionnées, vivantes. Aucunes n’aspiraient les yeux badauds. Noah n’osait pas ou ne savait pas se donner à la photo, à l’environnement ou à ses modèles. Toujours cette retenue, ce recul comme une protection.

Le jeune homme monta les marches de l’entrée du théâtre deux à deux et se précipita à l’accueil.

- Je suis Noah, le photographe envoyé par Anim’ Vie. Désolé du retard, articula-t-il une main sur le cœur pour reprendre son souffle.

Il suivit la sculpturale hôtesse d’accueil, qui lui indiqua un petit poste, près de la scène. La pièce n’avait pas commencée, il en profita alors pour régler d’ultimes détails, se plongeant dans le seul état qui le rendait vraiment heureux. Le noir se fit, progressif et l’appareil se fit lourd dans ses mains.

Boum. Boum. Boum.

Les trois coups étaient lancés et la magie du théâtre emporta le jeune homme dans son tourbillon impitoyable et passionné. Inéluctablement.

Il en oublia de prendre des photos. Ses yeux brillants ne quittaient pas la scène et son cœur battait avec celui des personnages. Puis elle fit son entrée. Ce fut la première fois qu’il ressentit une telle onde de choc ; il en fut cloué par terre, tétanisé et sans souffle. Juliette et sa longue robe rouge sang. Son cou gracile où brillaient milles étoiles, cette chute de reins qui l’étourdissait dès qu’il la regardait. Elle avait un visage fin, avec des grands yeux noirs d’encre et des sourcils impeccablement dessinés. Ses cheveux étaient relevés à la va-vite et des mèches rebelles s’échappaient de son chignon, venant se perdre sur sa nuque. Son regard était attirant, diabolique, presque sauvage.

- Ce n’est qu’une actrice, pensa Noah bouleversé, une actrice … actrice ..

Mais rien n’y faisait. La jeune femme ne jouait pas son rôle, elle le vivait, elle l’incarnait. Noah était hypnotisé. Il était le spectateur inutile et bête qui contemplait cette romance factice, en ressentant la douleur âcre de la jalousie. Quand le rideau tomba, le jeune homme pleura. Il partit rapidement, sans attendre la possible rencontre avec les artistes. Sans revoir Juliette. Il voulait rentrer chez lui et dormir. Dormir, oublier et rêver.

En vain. La silhouette gracile le hanta et il entendait sa voix partout. Pour tenter d’atténuer ce feu dans son ventre, il saisit le livre de Shakespeare Roméo et Juliette et le lut d’une traite, cherchant l’étourdissement des planches. Mais ce fut inutile. Il détesta la pièce originale, détesta cette Juliette. Une seule existait, une seule …

Il s’endormit à l’aube après avoir retourné milles questions dans sa tête, son appareil photo serré contre lui.

- Demain …. Demain … Serai-je assez doué pour la capturer ? La figer, pour l’éternité. Cette flamme … Cette présence …

Il avait trouvé son objectif, son but. Le moyen de reconnaître son talent. Demain, il la prendra en photo. Oui, demain il aurait peut-être la chance de réaliser son rêve.

 *

Il arriva à l’heure le soir suivant. Il remercia distraitement l’hôtesse, dévorant déjà la scène du regard. Lorsque le noir se fit, il tait prêt. Le ballet des personnages commença, le bruit de l’appareil l’accompagna . Mais quand elle entra, majestueuse, il fut dépossédé de ses moyens, ne pouvant plus esquissez une geste.

Clic-Clac … Clic-clac …

Tout les personnages étaient enfin fixés sur la pellicule. Sauf elle. Elle se dérobait continuellement et il devait présenter ses travaux dans deux jours. Il ne lui restait donc que la représentation de demain conclut-il en rangeant ses affaires. Alors qu’il longeait la rue adjacente au théâtre, il tomba sur la troupe, adossée près d’un van de la période hippie.

- Oh, Monsieur le photographe ! l’interpella Roméo, vous avez deux minutes ?

- Bien sûr, répondit-il simplement.

- J’ai vraiment hâte de voir votre travail, avoua Hermione.

- Elle a raison ! Quand on tend bien l’oreille, on entend en permanence votre appareil crépiter ! Ajouta en riant Mercutio.

- Oui, nous vous remercions d’avance de votre bon travail, mais la fête est finie les enfants : il y a encore deux représentations ! dit le Duc Montage en roulant les yeux d’un air faussement contrit.

Désemparé, Noah regarda les acteurs monter un à un dans le van, répondant poliment aux signes de mains énergiques de Mercutio. Puis, cachée derrière Tybalt, elle lui apparut. Sa splendide muse de silence. Ses longs cheveux tombaient en cascade sur son corps, semblant la protéger. Elle ancra son regard troublant dans les yeux du photographe, qui en fut tout retourné. Ses yeux sauvages avaient la même force que sur les planches.

- See you soon … Noah, souffla-t-elle.

Ce dernier crut défaillir. Juliette, la belle Juliette lui souriait ! Autant de promesses sur des lèvres aussi fines … Juliette, l’inaccessible Juliette !

La jeune homme contempla le van qui s’éloignait, les paroles de la jeune fille gravées en lui.

- Juliette, mon fol espoir, je te rendrait éternelle. Je ne m’inclinerai pas face à ce fourbe de Roméo, j’en fais la promesse. Avec moi, jamais tu n’aura à renier ton nom et ta vie ! Ô Juliette, lumière de ma vie, doux éclat de folie …

 *

Le lendemain, Noah se leva déterminé. Il passa la journée à préparer son matériel, nettoyant minutieusement ses objectifs. Il enfila sa plus belle chemise et ébouriffa encore plus ses cheveux en tentant de les coiffer. Il n’osa pas se regarder dans le miroir, de peur d’y voir l’absurdité de sa quête.

Il se retrouva à sa place habituelle, au théâtre, sans trop savoir comment. Plongé dans son monde, concentré, il ne voyait plus rien autour de lui. Les lumières baissèrent, il prit une grande inspiration et se glissa derrière son appareil. Son ultime barrière venait-elle de céder ?

Dès qu’il fut rentré chez lui, il fila sur son ordinateur pour continuer à travailler. Juliette qui marche, souveraine. Juliette qui danse. Juliette qui pleure. Juliette qui rit. Juliette en mariée maudite. Juliette aux yeux amoureux, tourné vers lui.

Il voulut supprimer la photo mais en fut incapable, happé qu'il était par l’abîme de ce regard.

*

- Votre travail est formidable, s'extasia la directrice du journal, photos en mains. Je vous achète tout !

Noah acquiesça distraitement, signa le contrat et partit. Il y avait une dernière représentation ce soir, sa dernière chance de voir Juliette et de briser le cercle de l'histoire. Juliette ne pouvait pas partir avec Roméo, dans ce van. Roméo n'était pas fait pour Juliette.

Le soir habilla la ville de son manteau sombre et Noah se dirigeait d'un pas déterminé vers le théâtre, mains dans les poches. Après avoir salué amicalement l'hôtesse d'accueil, il grimpa quatre à quatre les marches mais il ne s'installa pas à sa place habituelle. Discrètement, il se glissa dans une porte dérobée et pénétra les coulisses. Alors que le père de Juliette venait de passer près de lui sans le voir, Mercutio lui barra la route.

- Hé, le photographe, qu'est ce que tu fais là ? Ce sont les coulisses !

- Laisse moi passer ...

- Désolé mon gars, je ne peux pas. Les coulisses sont réservées aux artistes alors je vais gentiment te demander de sortir.

Toujours cet air agaçant, toujours à couvrir Juliette. Il lui décocha une droite bien sentie et son corps assommé coula à terre. L'attrapant par les épaules, il tira Mercutio à part et le dissimula sous des costumes de velours lourds. Une fois le méfait accomplit, il continua sa route. Sur scène, la vie continuait inexorablement, attendant dans sa fin, la création d'un couple éternel. Noah rageait contre ce destin semblant immuable, il serait la pierre qui détourne la rivière.

Enfin il l'avait trouvé. Juliette était là, coiffant ses merveilleux cheveux devant un miroir faiblement éclairé. Sans bruit, il approcha derrière et mit sa main sur la bouche de sa bien-aimée. Cette dernière tressaillit et ses yeux s'agrandirent de peur.

- Ne bouge pas Juliette, murmura-t-il, je vais changer ta vie, changer ton destin. Le monde est bâtit sur un mensonge, tu n'es pas faite pour Roméo. Je vais t'ouvrir les yeux.

Sous les doigts, la jeune femme tenta de se dégager et de protester, des larmes perlant à ses yeux. Prudemment, Noah prit le chemin de la sortie, esquivant ces hommes qu'il détestait tant.

Le vent gifla son visage déterminé. Juliette se débattait de plus en plus. Pourquoi ? Pourquoi voulait-elle s'échapper alors qu'il lui offrait sa liberté ? D'un coup sec, il l'assomma et porta son corps délicat jusqu'à chez lui. Il l'allongea sur son lit, la bâillonna et l'attacha aux barreaux. Le déroulement de ce jour l'avait obsédé de nombreuses nuits, tournant dans sa tête comme une litanie. Dans la cuisine, il prépara le cocktail d'amour qui ferait comprendre à Juliette la vérité. Roméo ne serait pas le plus rapide.

Il revint dans la chambre, deux fioles dans les mains. Juliette était réveillée, le visage ravagé par ses larmes.

- Juliette, Juliette ... Tes larmes me fendent le cœur. Tu es une prisonnière depuis si longtemps, je ne suis là que pour ton bien, ta liberté, te sortir de ton marasme!

Sa voix douce effraya encore plus la jeune femme qui essaya de se libérer en se démenant de tout les diables.

- Juliette, ô Juliette, je ne te demanderai jamais de renier ton nom, ajouta Noah en caressant ses cheveux. J'ai amené ta délivrance.

Il déboucha la première fiole qu'il approcha près des lèvres carmins de sa princesse. Celle-ci grognait, tournait la tête ... Impétueuse Juliette ! Noah l'attrapa par les cheveux de main libre et l'immobilisa. Il fit couler les quelques gouttes ambres afin de sceller leur pacte. Il jeta le premier flacon vide et saisit le deuxième. Il but l'intégralité de con contenu d'une traite. Sur le lit, Juliette pleurait de ravissement. Noah saisit son appareil photo et enclencha 30 secondes de retardateur. Un vertige commença à l'étourdir, il devait faire vite. Juliette respirait de plus en plus mal.

- Ma bien-aimée, ne t'affoles pas, tu ne partiras pas seule. J'ai étudié notre cocktail pour que l'on parte exactement en même temps. Pauvre Roméo, stupide Roméo qui t'avait abandonné ! Tu vois ma chérie, mon astre, je t'avais dis que je ferai mieux ...

 *

La macabre scène fut découverte le lendemain et fit les gros titres : Juliette avait quitté Roméo.

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