Pilier de Bar
dany-p
Il est là, immobile, le regard vide, figé sur son verre de whisky. Pilier de bar.
Au dehors, les voitures déferlent. Spectres éphémères, illuminant l'instant pour disparaître, hurlant dans la nuit leur plainte fantomatique.
Il pioche une cigarette dans son paquet, la roule entre ses doigts meurtris et, d'une traite, finit son verre.
Son âme vit encore dans le passé, la belle époque des vagabonds, celle dans laquelle la liberté et la démocratie ne se trouvaient pas dans le multimédia mais dans l'humain.
Il se lève, admire la pièce, scrute les personnes assises autour de cocktails et se dirige vers le piano à queue au-dessous des lumières incandescentes d'un gigantesque lustre de cristal. S'asseyant sur le tabouret, il laisse glisser ses doigts enrobés de pansements sur les quatre-vingt huit touches recouvertes d'ébène et d'ivoire.
La mélodie sonne ses premières notes. Les oreilles se tendent pour écouter la valse des ancêtres. Certains se lèvent, pour danser au rythme de leur passion. La douce harmonie continue. Une jeune femme s'approche, habillée d'une prodigieuse robe noire moulant son corps avec perfection. Une lolita aux yeux pétillants qui déposa sa flûte de champagne sur le piano.
« Jouer du piano ivre comme d'un instrument à percussion jusqu'à ce que les doigts saignent un peu.
- C'est exactement ça. Bukowski...
- Tu es doué, mon vieux.
- Et tu es mon diamant, chérie. Un fruit interdit.
- Incroyable musique.
- Laisse-moi finir, on en reparlera plus tard. »
Elle disparaît dans la masse agitée au gré du pianiste. La musique, il n'y a que ça de vrai. Les hommes, les femmes, les hypocrites, les cons, les génies, tous se déhanchent en cadence, tous oublient leur misère, le temps d'une chanson.
Et il frappe encore l'instrument. Ses doigts saignent un peu et il rigole. La lolita est dans sa tête. Les lumières s'éteignent. La mélodie se meurt.
« On se réveille, mon vieux.
- Quoi ?
- On ferme.
- Merde. »
Il est là, immobile, le regard encore rêveur, figé sur son verre de whisky. Pilier de bar.