PLACE CHARLES DULLIN

Henri Gruvman

PLACE CHARLES DULLIN

Quand je vais à ta rencontre  par la rue des 3 frères, tu te découvres progressivement et c’est charmant. Tu  m’offres tout d’abord tes arbres. Quand j’aperçois ta parure, si changeante  selon les saisons, je ralentis le pas, pour que ma vue plongeante sur toi, me dévoile le plus lentement possible, la beauté discrète de tes parfaites proportions .Quand finalement tu m’offres sans pudeur, ton joyau, ton théâtre, c’est un ravissement !  

Ce que j’aime aussi c’est venir à toi par la rue d’Orsel. Ce qui me plait, ma jolie, ma familière, ma changeante, ma consolatrice, c'est ton surgissement  inattendu, dans cette rue d’Orsel, qui vient mourir  et renaître dans  le  creux de ta présence bienveillante. Tu es mon îlot de rêverie  bordé par les « rues-vières » qui déversent leur flot de passants. Il y a alors des noms qui chantent à mon oreille, dans lesquels mon imagination aime à se tremper, pour porter par les eaux de leurs  sonorités et tout empli d’eux, tout nettoyé par eux, tout réchauffé par eux et leur  souvenir, je peux alors m’arrêter au milieu de toi, ma place Charles Dullin, et te clamer mon amour. Tu es mon or, tu es mon sel, et ta dent qui court entraîne, des noms d’acteurs, d’auteurs, qui viennent se nicher dans le ramage de tes quinze arbres et de tes six réverbères. Des noms  qui me  soufflent le timbre de leurs voix inimitables, des noms porteurs d’histoires, de visions, d’émotions : André  Barsacq, Jean Anouilh, Eugène Ionesco, Jean Vilar, Michel Bouquet, Delphine Seyrig, Jean Dasté, Maria Casarès, Roger Blin, Alain Cuny, Loleh Bellon, Suzanne Flon, Samuel Beckett, Thomas Bernhardt, August Strinberg, Laurent Terzieff…

 Par-dessus tout, j’entends la voix nasillarde de Volpone, son profil d’aigle, son œil narquois, avec la passion, l’exigence de Charles Dullin, son interprète, dont tu portes  si bravement le nom. Pour moi, tu n’es pas qu’une place du 18ième arrondissement de Paris, ma roublarde, ma concentrée de sensations, toi, qui  comme une fille me fait de l’œil, mais une piste de décollage ! Tu  me regardes, je te regarde et je  m’envole. Ton iris, le théâtre, peut alors s’ouvrir et se fermer, comme au cinéma  et nous partons ensemble. Tout  se mêle, fait la noce, tout se pare, tout se défait, tout entre en résonance. Ô toi, pourtant si  parfaitement immobile, campée  sur les quatre pieds  de ta modestie. J’aime ainsi te traverser très tard  la nuit, ou très  tôt le matin.  Tu es alors toute à moi, tu t’abandonnes. Est-ce toi qui me prends par la main ou moi qui t’invite  à enjamber les siècles ? D’un bond nous voilà avec ton ancien nom Dancourt, au 4 pour être précis, devant une boutique  d’instruments de musique. Henri Selmer, le fameux  fabricant de saxophones et de clarinettes, pose là pour l’éternité depuis 1908. Parfois aussi, tu m’ouvres  ton coeur, tu  t'abats brutalement  comme un château de cartes.  Alors il n'y a plus de verticales, mais une belle horizontale  et je peux à loisir, comme une flèche, filer vers ton centre, la   scène, pour étreindre  le grand André Barsacq  et me souvenir. C’était  l’une de mes premières émotions théâtrales. C’était « L’idiot” joué par Philippe Avron et ses complices, Catherine Sellers et Charles Denner. Encore un Charles. Et pour moi ce fut  inoubliable. On n’oublie pas les premières fois. 

Puis magiquement  se reconstruit  ton enveloppe.  Comme un livre d'enfant qui s'ouvre  et fait surgir de nouveau tes verticales, tu redessines tes volumes, les petites colonnes  et le charmant balcon de ton théâtre, les six réverbères, les quinze arbres si harmonieusement plantés  et les immeubles  aux alentours  si sagement  disposés.Toi passant, regarde bien cette place Charles Dullin. Tu y verras  un joli public  d’immeubles, de cafés, de devantures, de fenêtres, d’appartements,  et tous sont attentifs et tous admirent  et applaudissent, avec leurs  yeux d’enfants, comme les miens,  leur théâtre, en son centre. Le théâtre  de L’atelier. 

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