Plan quinquennal

Michael Ramalho

Cinq ans dans la vie d'un homme

 

Incroyable ! Dans cinq ans je ne serai plus. C'était inscrit sur le papier officiel. J'avais réussi, il ne s'agissait donc plus d'une hypothèse mais d'une certitude. J'étais en droit de choisir moi-même la date de ma mort. Ou plutôt, j'avais la liberté de le faire dans l'intervalle de cette période.

Je n'étais pas fou. Malade seulement. Le processus normal, lorsque l'on demandait (poliment) l'autorisation de mourir, était d'être obligatoirement soumis à une expertise psychiatrique. Je plaidai si bien mon cas que j'en fus exempté. Directement qualifié pour le deuxième tour. Pourtant, je n'argumentai rien d'extraordinaire. J'affirmai avec conviction que j'aspirais à partir dignement sans devenir un fardeau pour mes proches et la société. Un collège de médecins se réunit afin de statuer sur mon sort. Condamné ! Rien de nouveau en somme. Par la suite, on m'expliqua sans pathos comment allait se dérouler mes derniers instants. Je n'écoutai qu'à moitié mais je compris que cela ne serait pas douloureux. Tant mieux, c'était l'objectif. Puis, je passai à la phase délicate de l'annonce de la nouvelle à mes proches. Marion ma compagne, Louise et Antoine mes enfants, maman et Grégoire mon meilleur ami. Il fallait s'y attendre. Ce fut un drame. Tous versèrent des torrents de larmes. Marion, en dépit de mon comportement discutable pendant notre vie commune me jura qu'elle me tiendrait la main jusqu'au bout. Grégoire, avec qui j'avais traversé toutes les stades de l'existence jura d'une voix chevrotante qu'il m'accompagnerait avec un air de guitare. Il choisit une chanson de Nirvana, la même que nous écoutions en boucle, lors de notre folle adolescence. Maman, étouffant un sanglot, m'offrit encore une fois son giron. Malgré ces marques de tendresse, je n'ignorai pas que la mort était une marche qu'il fallait gravir en solitaire. Les caresses, les baisers, les paroles apaisantes n'apportent qu'un réconfort superficiels face à la sensation effroyable qui nous étreint au moment de se lancer dans les abîmes de néant. Quant à Louise et Antoine, ils m'annoncèrent tout de go qu'assister à mon départ serait trop difficile et se murèrent dans un silence emplit de tristesse. J'essayai de me montrer le plus digne possible. Mais comment les apaiser ? Eux aussi devaient affronter leurs épreuves, seuls. Je jouai la carte de l'homme détaché de sa propre mort mais leurs yeux baignés de larmes et leurs accès de colère me renvoyaient à la figure, cette attitude ridicule. J'eus alors l'idée de constituer un carton avec à l'intérieur tous les livres que j'avais aimé ainsi que toutes mes tentatives d'écritures, avec l'instruction de l'ouvrir seulement après mon départ. Avec tout cela, peut-être arriveraient-ils à embrasser l'homme qui leur avait servi de père pendant une trop brève période. Sans leur dire, je glissai une lettre qui exprimait tout l'amour d'un père envers ses enfants et ma peine de ne pas être présent pour assister à la suite de leur existence. La rencontre avec leurs amoureux(ses), leurs unions, la joie peut-être de les revoir dans les petits-enfants qu'ils m'offriraient. 

Mes bébés. Cet amour absolu qu'ils m'évoquaient et le délicieux déchirement de les voir grandir, qui m'était ôté. Je sortis de cette étape, harassé émotionnellement comme si j'étais passé dans une moissonneuse batteuse de chagrin.  Je le savais, j'étais loin d'avoir trouvé les mots idoines pour les apaiser.  Mes bébés, ma belle Marion, mes tendres parents, je leur su gré de m'avoir aimé et d'avoir fait un bout de chemin avec moi. Je dressai ensuite une liste de tout ce que je tenais à faire avant de m'en aller. Elle n'était pas exhaustive évidemment. D'autres envies pouvaient encore surgir. Je notai : Faire l'amour (beaucoup), voyager, ne jamais évoquer mon départ, lire, écrire et le plus important, éprouver du plaisir à vivre du pas grand-chose. J'avais une envie folle de sentir l'odeur du café au petit matin, de m'asseoir sur un banc public et observer la course des passants, de boire un verre au comptoir et écouter les bruits de la vie et de tant d'autres choses… Je perdis presque un an à organiser le processus fatal et mes obsèques. J'avais bien travaillé, j'avais de l'argent, je pouvais m'acquitter des sept mille euros que me coûteraient les frais de mon suicide assisté. Pour le sans moi, je voulais trouver un endroit pas trop lugubre pour que l'on vienne, sans trop de déplaisir, se recueillir sur ma tombe. J'optai pour un endroit face à la mer dans le pays de mes parents. Cela me paraissait un excellent compromis. Ainsi, Marion et les enfants ne passeraient pas leurs dimanches au cimetière. Ils réussiraient plus facilement à tourner la page. Dans le même temps, maman pourrait me rendre visite plus souvent.

Lorsque ces moments pathétiques furent dépassés, je me sentis apaisé. Je ne fixais toujours pas de date pour partir. Je profitai de mon état de santé encore supportable pour m'occuper de ma liste. Avec Marion, nous fîmes beaucoup l'amour. Je redécouvris son corps que je n'avais plus caressé depuis des lustres à cause de l'angoisse dans laquelle la maladie nous avait plongé. Je connus d'innombrables petites morts avant de rencontrer leur grande sœur qui approchait. Son arrivée prochaine générait une intensité que je n'avais jamais expérimenté auparavant. Même au moment de la passion naissante, jamais nos ébats n'avaient été aussi grandioses. Les voyages en revanche ne suscitaient chez moi plus aucune envie. Le début de la fin sûrement... Je commençais à me sentir diminuer et las. Conformément à mes exigences, personne dans la famille n'abordait la question de ma mort. Son ombre planait mais chacun faisait semblant de ne pas l'apercevoir. Mes derniers mois se déroulèrent dans un rayon de vingt kilomètres autour de chez moi. Je me levais tôt, accompagnais Marion à son travail -j'avais insisté pour qu'elle continue de s'y rendre- puis en revenant, je m'arrêtais au troquet en bas de chez moi. J'y passais mes matinées à lire la presse, à parler avec Ahmed le patron et à écouter les discussions des habitués. Jamais je ne les informai de mon état. La veille de mon départ, je ressentis une grande tendresse pour eux au moment de les saluer. A midi, je déjeunai au Métro, le restaurant qui se trouvait à deux pas de mes anciens bureaux. J'y retrouvai Grégoire qui lui aussi jouait le jeu de n'aborder en aucun cas le thème de ma fin. Nous parlions de musique, de nos années de lycée, de nos enfants...Quand j'eus enfin décidé de la date, je préférai ne rien lui annoncer. J'espère qu'il réussira à me pardonner.

Le dernier jour était arrivé. J'étais terrorisé. Jusque tard dans la nuit j'avais parlé avec Louise et Antoine au téléphone. A la fin ni eux ni moi ne pûmes nous dire « Adieu ». En faisant glisser du doigt la pastille rouge du téléphone, leurs beaux visages disparurent de mon monde réel à tout jamais. A cet instant, j'enviais tous ceux qui avaient eu la chance de partir subitement. J'aurais adoré mourir d'une crise cardiaque, esseulé sur un chemin désert en faisant mon jogging ou fauché par un véhicule, plutôt que de vivre cela. Paroles d'égoïste. 

En fermant la porte d'entrée, je jette un ultime coup d'œil sur mon salon et tous les objets familiers qu'il abrite. Mon fauteuil fidèle et confortable, la photo sur laquelle j'embrasse Marion, le maneki-neko souvenir de notre voyage de noce au japon qui avait accompli la prouesse de résister aux assauts de deux enfants en bas âge, l'ilot de la cuisine autour duquel nous accueillions nos amis et tant d'autres choses. L'aube naissante éclaire à peine le jardin. Un vent crache dans les branches un air de peur emplit de mes derniers instants de vie. J'observe tout autour de moi. Les roses encore endormis me rappellent que je n'assisterai plus au spectacle de leur floraison, les nains décolorés que Louise adorait, disposés autour de l'érable, semblent se préparer à une haie d'honneur, la vieille balançoire rouillée que je n'ai jamais pris la peine d'enlever se dresse attendrissante. Un bref instant, je revois les enfants la faire grincer en s'envolant et colorer mon existence avec les pinceaux de leurs rires tonitruants. Un taxi m'attend. Marion passe quelques jours avec maman. Elles se reposent pour les épreuves à venir. Je leur ai menti à elles aussi. Elles croient que mon départ n'aura lieu que la semaine prochaine. J'espère qu'elles me pardonneront. La mission de mort s'accomplit en solitaire.  

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