Plus loin

Oskar Kermann Cyrus

J’ai arrêté quand j’ai senti dans tes yeux comme une absence. J’ai su que tu étais après. Après retrouvé, avoir la vie comme héritage, tu avais la mort comme passé. J’ai arrêté de te parler. Sur ton lit blanc, sorti de ton coma tu avais dans ton regard quelque chose qui tenait du miracle : plus loin, l’avenir trop proche était même devenu inutile, toi devenue une source de temps, plus loin dans tes pupilles seulement la surface blanche du plafond.

Mais tes iris étaient comme plus loin que le blanc. Pas le mur. Pas le bête plâtre ni la peinture blanche qui le recouvre, pas les autres murs, pas la surface lisse des fenêtres, ni tout ce qui se trouve derrière, pas les vitres. Quand tu regardais le mur, tu voyais plus loin, l’opacité. Quand tu regardais, prenant prétexte de l’extérieur, la fenêtre de ta chambre, tu regardais plus loin, la transparence. Au travers cette transparence, semblant regarder les arbres tu observais la vie. Les premiers balbutiements du printemps au travers les dernières brumes de l’hiver. Le soleil après la pluie.

J’ai arrêté de te parler. Je te racontais ma journée mais tu voyais après. Plus loin que le simple récit de faits banals et certains, durs comme la pierre, immuables, importuns. Tu as serré ma main très fort, tu voulais sentir mon sang passer tranquillement dans mes veines. Tout ça ne vaut pas une équation, c’est certain, ni toutes les pages d’un journal d’ennui, c’est simplement un sentiment, gratuit, irréfléchi, jeté là en bas d’une falaise d’affreuses certitudes et laissé aux vagues. Tes mots, rares, précieux, étaient à eux seuls quelque chose de la sérénité.

Quand j’arrivais dans ta chambre, ton sourire me montrait qu’en entendant mes pas, tu n’avais pas attendu un homme, mais moi. D’un regard tu me désignais une chaise entre ton lit et la fenêtre. Je m’asseyais et te racontais ma journée, qui t’ennuyais parfois. Ce n’est pas un fait très étrange que les choses banales ennuient les gens. C’est la petite routine énervante de ceux qui n’ont rien d’autre pour avancer qu’un pas assuré en un terrain trop connu : la sombre imbécillité de l’habitude. En fait de s’échapper, ils s’évaporent dans la lecture d’un roman ou de poèmes, dans le lit d’une symphonie ou d’une putain, prisonniers de ce qu’ils connaissent déjà. Leurs barreaux sont faits des choses de leur passé, de nœuds qu’ils ont noués, et pour les enfermer un lourd cadenas de lâcheté, dont la clé bien cachée est au fond de leur cœur. Il me semblait être de ceux-là, un imbécile heureux. Ou presque, tu sais, le soupçon est toujours présent, c’est celui qu’on ne soupçonne pas, aussi imbécile que nous, qui soupçonne dans le vide, soupçonne dans le présent, dans le passé, soupçonne, soupçonne, et ne réfléchit jamais. Ce n’est pas confortable. Voilà. Les gens n’aiment pas être dérangés dans leur confort. La liberté, partout, tout le temps, la liberté de tout, oui, certes, mais allongé.

Toi, tu me parlais peu. Ce n’est pas un reproche. Mais ton silence était la meilleure réponse à ma présence. Les mots, s’ils sont inutiles, ne valent pas la peine d’être dits, ni même réfléchis. Tu me regardais. Plus loin encore. Tu m’as parlé plus souvent. Tes mots n’étaient jamais inutiles. Tu voyais plus loin.

Notre dernière conversation, je m’en souviens encore. Pas que je m’ennuyais, ni toi… Mais la vie. Tu sais, quand je t’ai retrouvé… Enfin, tu vois, j’ai peut-être vu trop loin. Une petite déception. Un petit regret, d’avoir vu, au-delà de ton coma, trop loin. Quand tu en es sorti, après deux mois… enfin, … J’ai vu trop loin. Ta maladie, peu m’importait, en fait, j’ai vu plus loin, je t’avais trouvé vivant, tu étais là… Tout allait bien.

Quand je suis arrivé, tu étais assez pâle. Ce n’était pas grave, j’ai vu plus loin. Quand j’ai pris ta main, tu tremblais, tu étais chaud, mais ce n’était rien… J’ai vu plus loin. Je me suis assis, et puis tu m’as parlé :

« Je ne me souviens plus comment tu m’as retrouvé, je sais que je t’ai appelé et là…

-          Le fameux trou noir…

-          Oui. Gros et gras. J’ai beau essayer d’y échapper, de regarder à côté…enfin.

-          Et bien, je suis arrivé chez toi, et tu étais dans la baignoire… La couleur de l’eau, c’était rouge… Tu sais ça ne me plait pas beaucoup de…

-          Continue.

-          Tu n’as eu qu’un regard pour moi avant de sombrer. Tu pleurais sans vraiment pleurer, tu avais des spasmes. Je t’ai sorti de là et t’ai déposé sur le tapis de bain. J’ai fait en sorte que tu ne saigne plus et puis… Mais enfin, pourquoi ? »

Tu m’as regardé. Intrigué, hésitant. C’était trop peu pour parler. Tu voulais être bousculé plus fort. Tu as froncé un peu les sourcils, fait claquer ta langue et regardé le plafond.

« Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce geste ? La maladie ? Je ne sais pas, aide-moi un peu, que j’y comprenne quelque chose… Je ne sais même pas où je mets les pieds quand je viens te voir, j’avance dans un désert que tu as façonné…

-          Parce que quand j’ai regardé l’avenir, j’y ai vu la mort. »

Tu as fermé les yeux. Tu étais fatigué. D’ordinaire je t’aurais laissé là, sur une demi-réponse, sur une situation incomplète, jouant seul au funambule dans ton désert blanc. Une petite rupture dans le présent lassé de mes habitudes. Mais c’était trop peu. Je voulais voir plus loin.

« Alors, pourquoi m’avoir appelé ? »

Tu as ouvert tes beaux yeux bleus d’homme fatigué. Le regard flou, la voix incertaine, tu as ouvert la bouche et tu m’as répondu :

« Parce que quand j’ai regardé la mort, je n’y ai vu que la mort. »

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