Poignets d'amour

violetta

La soirée s'éternisait mais personne ne songeait à donner le signal du départ… Les bouteilles vides commençaient à s'accumuler, mais ils n'étaient pas ivres, juste très gais. Ils avaient refait le monde, raconté leur souvenir le plus drôle, le plus humiliant, le plus terrifiant, le plus tout ce qu'on voulait, et tout avait été prétexte à taquinerie et à rires, avec bienveillance et légèreté.

- De quoi on parle, maintenant ?

- Mais pourquoi parler ?

- C'est vrai, on a déjà trop parlé, ça donne soif, j'ai trop soif !

- J'ai une idée !

- Oh la la ! Une idée d'Auriane ! je crains le pire !

- Ah oui ça va être : comment vous faites quand il n'y a plus de PQ dans les toilettes publiques ?

Tous s'esclaffèrent, mais Auriane ne se laissa pas démonter :

- Pfft ! Elle est très bien mon idée ! Mais si vous continuez comme ça, vous ne la saurez jamais.

Et comme finalement chacun savait que les idées d'Auriane étaient plutôt sympas, ils se récrièrent tous et l'encouragèrent à s'exprimer.

- Allez, dis-nous !

- Vous êtes sûrs ?

- Mais oui, on veut.

- C'est sincère, hein ? Parce que sinon…

- Ah mais dis-le, enfin !!!

- Bon. Alors voilà. Ma question est : « quelle est votre zone la plus érogène ? ».

Un bref silence accueillit la question, et une voix isolée s'éleva :

- Oh la la ça devient chaud.

- Mais non, dit Auriane ! Ce n'est pas forcément des endroits secrets !

- Moi c'est l'oreille gauche !

- Pas la droite ?

- Non, de la droite je suis sourd !

- Ah ça c'est la masturbation !

- D'un seul côté ?

Quand les rires se furent calmés, les échanges reprirent plus calmement. Ils étaient presque dégrisés.

- Moi je vais le dire. Devant témoins. Parce que depuis le temps que je le dis à JP, il n'a toujours pas compris !

- Eh tu exagères, je fais tout pour te faire plaisir.

- Non, pas complètement tout.

- Alors ? C'est quoi ?...

- Les aisselles.

- Ah berk !

- Ah non, c'est bon, ça les aisselles…

- Moi c'est la paume de la main. Des lèvres gourmandes qui me picorent le creux de la main, et je fonds ! Pour peu qu'il y ait une moustache, alors là, ça me rend folle !

- C'est bon à savoir ! Je vais me laisser pousser la moustache !

- Moi c'est pas sorcier, c'est le bout de la…

- Stop ! on a compris !

- Oui, c'est le bout de la queue, je le dis, j'en ai pas honte, c'est normal !

Et ils continuèrent ainsi, tantôt rigolards, tantôt sérieux. Certains avaient demandé des verres d'eau et des cachets contre la migraine. Ils seraient bientôt murs pour la tisane. La conversation continuait plus sérieusement. Ils s'étaient mis à parler du plaisir, de la complexité des rapports humains en général, et de la sexualité en particulier, qui pouvait être source d'épanouissement ou de frustration, de plaisir ou de souffrance… Mais soudain une voix s'éleva :

- Hé ! On n'a pas entendu Laurence, depuis tout à l'heure, elle n'a rien dit ! Laurence, c'est quoi ta zone la plus érogène !

Laurence soupira, elle se serait bien passée d'avoir à faire un aveu sur ce sujet.

- C'est le cerveau, comme tout le monde ! dit-elle

- Eh voilà, ça c'est bien Laurence ! Elle s'en sort toujours par une pirouette.

- Oui mais là elle ne s'en sortira pas comme ça, nous on a tout dit, elle sait tout sur nos zones érogènes, et nous on ne sait rien sur les siennes.

- On ne sait pas grand-chose sur elle, de toute façon.

- Oui c'est vrai ça. Laurence, pourquoi es-tu aussi secrète ?

- Je ne suis pas secrète, je suis discrète.

- Encore une pirouette !

- Ce soir, tu ne nous échapperas pas !

Toutes ces taquineries étaient amicales, mais Laurence ne voulait pas avouer cela, car même si sa zone érogène n'était en rien située dans des zones sexuelles, la révélation entrainerait des déductions immanquables qu'elle voulait à tout prix éviter. Ils en sauraient vraiment trop sur elle… Que faire ? Mentir ? Dire n'importe quoi ? Ils la connaissaient trop bien, ils remarqueraient la supercherie.

- Eh bien, essayez de deviner. Si quelqu'un trouve, je le dirai.

- C'est sur quelle partie du corps ?

- Je ne réponds pas aux questions, j'attends juste vos propositions.

Les propositions commencèrent : la nuque, le creux des reins, la pointe des seins, les épaules, le nombril, et tant d'autres…

- Bon, vous n'avez toujours pas trouvé. Pendant que vous continuez à chercher, je vais faire du café. Qui en veut ?

Quelques mains se levèrent. Laurence compta et s'éclipsa dans la cuisine, en espérant bien qu'ils ne trouveraient pas. De toute façon, même s'ils trouvaient, elle ne le dirait pas, et ils finiraient par se lasser. Elle avait commencé à s'activer autour de la cafetière quand Jérôme la rejoignit.

- Je peux vous aider ?

- Si vous voulez. Les tasses sont là. Le sucre ici.

C'était la première fois qu'ils se voyaient. C'étaient Julien et Lilas qui lui avaient demandé s'ils pouvaient venir avec un nouveau collègue de travail, et Laurence avait accepté volontiers.

Jérôme ne disait rien, mais scrutait Laurence avec intensité, détournant parfois le regard pour ne pas être impoli, mais il y avait comme une tension en lui, que Laurence ne pouvait pas ne pas remarquer. Elle en ressentit un trouble… Jérôme n'était pas ce qu'on considérait couramment comme un bel homme, mais elle le trouvait plutôt attirant. Son physique n'était pas désagréable, sans être remarquable, mais surtout il se dégageait de lui quelque chose de fort, d'intense, même dans les attitudes et les gestes les plus banals. Jérôme se râcla la gorge comme s'il allait dire quelque chose, mais il ne dit rien. Le trouble de Laurence s'accentua.

Elle tendit la main pour saisir la cafetière, mais Jérôme lui saisit prestement le poignet et le garda serré, puis serra un peu plus fort, et Laurence frémit. Elle leva vers lui des yeux affolés, et lut dans son regard à lui une lueur de triomphe, mais un triomphe bienveillant et heureux. Laurence releva la tête, et essaya de prendre une expression neutre et un ton glacial :

- Pas la peine de sourire ainsi, vous faites fausse route.

Pour toute réponse, il lui attrapa l'autre poignet et Laurence gémit.

- Oh mon dieu, murmura-t-elle… Comment avez-vous deviné ?...

- Je n'étais pas sûr… Mais j'ai senti quelque chose… Comme une correspondance entre vous et moi… Je ne saurais pas l'expliquer plus clairement…

Il ajusta plus fermement sa prise et la serra un peu plus fort. Il sentit un amollissement de tout corps de Laurence contre le sien, et il vit ses pupilles chavirer. Elle baissa le front, déjà soumise, et l'appuya contre l'épaule de Jérôme tandis que celui-ci, la tenant toujours par les poignets, lui passa les bras dans le dos.

- Oh quel bonheur de t'avoir trouvée, dit-il dans un soupir.

Elle leva vers lui un visage bouleversé :

-  Je vous en supplie, ne dites rien ! Ne dites rien aux autres !

- Ne t'inquiète pas, je le garde pour moi. Je te garde pour moi.

- Mais, prostesta-t-elle…

- Oh comme je vais bien m'occuper de tes poignets, mon amour.

-  Oh comme je vais bien m'abandonner à toi, mon aimé.

Signaler ce texte