POLISSONNES II : Fantasmes révolutionnaires

Dina Mann

POLISSONNES  II  Nouvelles Érotiques

Fantasmes révolutionnaires (texte intégral)

 

23 avril 1789

Depuis deux jours il pleut, quelle guigne ! Les journaliers sont dans les granges où se déroule la grande affaire des saillies. Bien évidemment je n’ai pas droit d’y assister, comme si la vue du membre de l’étalon en rut suffirait à me vouer à la damnation éternelle. Ça bêle et ça hennit si fort que Mère a fait fermer toutes les fenêtres. Le Ciel lui-même a fait pleuvoir de grosses averses sur Dame Nature en chaleur. C’est l’abbé qui doit être content.

Donc je m’ennuie, à tel point que j’en perds même le goût d’écrire.

2 mai 1789

Mon mariage ne se fera pas cette année. La nouvelle m’a été annoncée par Père dans une lettre qui se voulait rassurante. Guillain et son père ont beaucoup à faire et les États Généraux risquent de durer plusieurs semaines, ce qui nous mènerait en été où les travaux requièrent la présence des hommes sur leurs terres.

Je ne sais si je dois m’en attrister ou au contraire m’en réjouir. Mon trousseau n’avance guère, je me complais dans une certaine paresse que Mère me reproche quotidiennement. Pourtant je la sens presque soulagée à l’idée de garder sa fille auprès d’elle un an de plus. Certes le château de Guervalec n’est qu’à quelques lieues mais mon départ la plongera dans une irrémédiable solitude seulement agrémentée des quelques visites de nos voisines aussi ennuyeuses les unes que les autres.

Et justement quand on parle de visite, la Baronne de Laumont est venue sans s’annoncer. C’est une lointaine cousine de Père, une de ses rares parentes avec laquelle il entretienne une correspondance depuis des années. Si j’en crois Thérèse, il aurait même eu un béguin pour elle durant leur jeunesse, mais Hélène a épousé le Baron et Père s’est lui-même marié avec Mère quelques mois plus tard. Le Baron de Laumont était un vieil homme avare et grincheux, tout à l’opposé de sa jeune et avenante épouse. Il a néanmoins eu le bon goût de mourir assez vite, la laissant veuve, libre et à l’abri du besoin. Hélène de Laumont s’est donc installée à Paris où elle tient salon et mène une vie des plus distrayantes. Elle est même régulièrement reçue à la Cour. De nombreux prétendants ont tenté de la faire renoncer à ce prématuré veuvage, mais elle les a tous éconduits, aucun n’ayant apparemment réussi à la convaincre de renoncer à sa liberté. Intelligente, instruite, Hélène sait à merveille s’adapter à tous les publics et toutes les situations. Avec Mère elle parle aiguilles comme si ses longues soirées solitaires n’avaient pas d’autre loisir, avec Père elle parle affaire, avec moi elle joue les grandes sœurs. J’adore sa manière de dire les choses simplement et sans détour, mais sans brusquerie non plus.

Au cours d’une de nos promenades, elle m’a interrogée sur mes sentiments envers Guillain :

― L’aimez-vous comme une femme doit aimer son mari ?

Sa question était appuyée d’un regard sans détour, je me suis sentie rougir malgré moi.

― Oui. Enfin, pour autant que je le sache.

Ma réponse l’a amusée, mais elle ne s’est pas départie de son expression sérieuse.

― Voyez-vous, jeune fille, l’amour est une chose trop sérieuse pour être traitée conjugalement. Je m’explique : je me suis moi-même vue imposer un époux qui a eu la seule délicatesse de mourir quelques mois après nos noces. Les plus plaisantins vous diront que c’était une bonne opération que cette union-là, en tant qu’amie je vous épargnerai le récit de ces mois d’horreur à partager la couche d’un homme sénile qui me répugnait. J’avais à peine votre âge et pourtant cela m’a tant marquée qu’il m’a fallu de nombreuses années avant d’oser retomber dans les bras d’un homme. Oh, ne me faites pas ce regard de vierge effarouchée, il faut bien nommer les choses comme elles sont et si j’en crois Monsieur votre Père vous n’êtes pas de ces dindes qu’on couve dans nos provinces.

― Non, ris-je, Mère dit que je suis une petite dévergondée. Et j’ai lu quelques livres.

Ma remarque était idiote et prétentieuse mais Hélène a eu le bon goût de ne pas le relever.

― Donc, si vous aimez cet homme, vous êtes prête à être sa femme et à répondre à son désir ?

C’était un langage tout à fait inhabituel pour moi, cependant le sérieux de son ton a suffi à me convaincre de son à-propos et je me suis laissée aller à la confidence.

― Guillain est un très bel homme et je ressens en sa présence un trouble indéniable. Je suppose que c’est ce qu’on nomme de l’amour. Quant à l’idée qu’il pose ses mains sur moi…disons que j’en éprouve une certaine curiosité.

Elle a eu l’air satisfaite, du moins c’est ce que j’ai cru jusqu’à ce que nous atteignions la falaise où nous avons mis pied à terre. L’air était vif, l’océan grondait sourdement au-dessous de nous et Hélène m’a passé négligemment la main sur la joue.

― Jeune fille, votre mère ne vous a-t-elle pas dit que la curiosité est un vilain défaut ?

Ses grands yeux étaient d’une couleur indéfinissable, entre le brun et le vert, sa peau très pâle en accentuait l’éclat malicieux.

― Ma mère ne dit que des choses ennuyeuses, vous le savez bien. Apprenez-moi.

Elle s’est alors approchée, et sa main a couru sur mon épaule, mon bras, ma taille, déclenchant un frisson que je n’ai pu maîtriser. Ses doigts ont encerclé ma hanche, serrant lentement la chair par-dessus l’étoffe tandis que ses yeux puisaient dans les miens la flamme de l’incendie qu’elle allumait en moi. Elle était d’une beauté inattendue, silencieuse et sérieuse, sa main ne bougeait plus mais insufflait dans mon corps également immobile une ardeur nouvelle que je n’avais encore jamais ressentie. Dans l’instant, j’aurais hurlé pour qu’elle s’approche encore de moi et que nos peaux se rencontrent, je me sentais défaillante, incapable de mettre un terme sur mon bouleversement et pourtant sauvage jusqu’à vouloir offrir mon corps à son corps immobile, me vouer toute entière à la magie de ses mains et m’oublier totalement.

Mais elle s’est éloignée et a ôté sa main, balayant la magie de l’instant dans un sourire énigmatique.

― Voilà jeune fille, quand un homme pourra vous faire oublier cela, vous saurez ce qu’est l’amour.

Je suis demeurée interdite tandis qu’elle reprenait le chemin vers nos montures. Pendant le reste de son séjour elle m’a à peine adressé la parole, je crois même qu’elle m’évitait. Sa leçon m’avait laissée interdite et oserai-je l’avouer profondément meurtrie. Ce que j’ai éprouvé par la seule force de son regard et de sa main sur moi, Guillain ne m’en avait laissé deviner qu’une ébauche grossière. Ses gestes n’ont jamais la même mesure délicate et ferme à la fois, ses yeux ne m’ouvrent pas un tel paysage de désirs à partager, trop encombrés de son propre assouvissement. Mais le plus effrayant pour moi, demeure l’idée que ce soit une femme qui m’ait ainsi éveillée au mystère du désir, alors que mon corps inassouvi était voué à l’amour d’un homme. Quel qu’il soit, je prie pour qu’il sache me faire oublier ce regard, cette main.

4 mai 1789

Que dire ? J’ai le sentiment que d’innommables démons ont pris le pouvoir sur mon âme tourmentée.

Le Roi va ouvrir les États Généraux, Père et Guillain sont représentants de leur ordre et passeront donc les prochaines semaines à Paris. Dans la campagne, de nombreux cahiers de doléances ont été remplis, les députés du Tiers sont venus sur le domaine pour entendre et noter. L’ambiance est tendue, Mère m’a défendue de traverser les villages pendant ma promenade, je dois donc couper par le bois et parcourir trois lieues de lande. Hélène m’a envoyé une lettre étrange, à la fois sérieuse et badine. Elle m’y raconte ses soirées chez des Ducs et des Duchesses, nomme des Princes étrangers tous plus séduisants les uns que les autres. Elle me dit avoir songé à me faire venir quelques jours à Paris, et en avoir informé mon Père. Je me prends à rêver de ces salons éblouissants où l’on danse dans les reflets des miroirs jusqu’à perdre la tête, de ces boudoirs où l’on cause comme des philosophes en jetant des œillades derrière les éventails.

Mais surtout je rêve d’Hélène, de son rire en cascade, de sa voix claire, de son regard franc et amusé, de sa main.

Je voudrais être à ses côtés simplement pour la regarder évoluer dans son monde et ensuite partager de longs silences complices dans la solitude et le calme. Je n’ose dire ce à quoi je rêve encore.

16 mai 1789

La tristesse et la monotonie des journées ici sont amplifiées par les nouvelles qui tombent presque quotidiennement.

Père écrit que le climat est trop tendu à Paris pour pouvoir y envisager un séjour chez Hélène, Hélène qui annonce partir en voyage pendant quelques jours à l’étranger, Guillain qui décrit son rôle de député et l’ambiance surchauffée des séances. Mère se contente de hocher la tête sans quitter son ouvrage. Pour elle, ce sont des histoires d’hommes, nous devons nous consacrer au trousseau et à la prière. Je trouve son attitude ridicule, caricaturale. Je voudrais pouvoir lui livrer les secrets de mon âme, mais je ne m’autorise aucun confesseur, si ce n’est le silence des mots sur la page. Qui pourrait comprendre ?

21 mai 1789

Pluie, tristesse, silence.

Dina MANN - Oeuvre soumise à droits d'auteur

Signaler ce texte