Porté disparu

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Courte nouvelle sur le monde des pêcheurs au thon, en Vendée à une époque légèrement reculée.

Le vent faiblissait enfin, malgré quelques violentes rafales rappelant la fureur des éléments de ces derniers jours. En sortant de la conserverie flambant neuve près du port où elle avait pu obtenir un emploi, Marie se rendit directement sur les quais. A cause de la forte tempête qui venait de secouer l'île, il n'y avait pas eu de gros arrivage de poisson frais, et la journée de travail avait été courte. Elle avait un mauvais pressentiment. Elle espérait cependant que les vagues se jetant violemment sur la jetée qui protégeait l'entrée du port lui apporteraient quelques bonnes nouvelles du large. La mer faisait partie du quotidien de chaque Islais. Elle était généralement une alliée, apportant la vie. Mais en un rien de temps elle pouvait la reprendre, sans prévenir.

Rien ne pointait à l'horizon. Aucune voile, rien que l'immensité, et le continent, au nord-est, semblant si proche, et pourtant hors de portée. Marie ne manquait ni de courage ni de patience, mais cette fois-ci, c'était différent. Depuis plusieurs jours déjà elle attendait le retour du thonier sur lequel travaillait Yann, son mari. La vie de la femme de marin est faite d'attente et d'incertitudes, mais au fil des saisons elle avait pu s'y habituer. Elle avait confiance en son mari pour ne pas prendre de risques inutiles, mais surtout en la robustesse du Goéland, un bon dundee sorti des chantiers nautiques renommés des Sables-d'Olonne quelques années seulement auparavant. Il avait déjà fait ses preuves, et son patron, Louis Legarrec, le « Vieux Louis » comme tout le monde le surnommait, était un homme d'expérience. Il prétendait avoir navigué sur toutes les mers du monde dans sa jeunesse.

L'activité dans le port était inhabituellement intense pour la saison. La plupart des navires passaient normalement une grande partie du temps en mer. Mais pas aujourd'hui. Certes les chaloupes ne s'éloignaient jamais beaucoup des côtes, mais la flottille de pêche de Port-Joinville était l'une des plus importantes du littoral atlantique et comptait de nombreux dundees, dont le Goéland, l'un de ses fleurons. La tempête avait surtout surpris par sa force et sa précocité en cette fin d'été ; de mémoire d'ancien on n'avait pas connu une telle violence des éléments à cette période de l'année depuis des décennies. Pour l'instant aucune victime humaine n'était à déplorer, mais l'inquiétude augmentait concernant les navires qui n'étaient pas rentrés à temps. Même si les dundees sont des embarcations robustes, il est parfois vain de se débattre parmi les éléments déchaînés.

Marie salua certains des hommes au travail sur leur embarcation, les uns réparant une pièce de gréement, d'autres préparant leurs lignes afin de pouvoir reprendre la mer au plus vite dès que le temps le permettrait. Plusieurs personnes s'affairaient également dans les rues de Port-Joinville comme partout sur l'île d'Yeu pour effacer les traces indésirables que la tempête avait laissées : arbres déracinés, toitures endommagées, décombres de toutes sortes éparpillés dans les rues. Des chaloupes avaient cassé leurs amarres et s'étaient écrasées sur les falaises du port de La Meule, et même les solides murs de la fière citadelle de Pierre Levée avaient subi quelques dégâts. Les Islais sont comme les habitants d'un village de montagne, la solidarité est une valeur commune. Marie comptait bien elle aussi se rendre utile, mais pas avant d'avoir tenté d'obtenir quelques nouvelles de son mari.

Elle alla directement trouver le patron de la Biche, un autre dundee qui, lui, avait réussi à regagner le port juste avant le déchaînement des éléments. Les patrons de la Biche et du Goéland étaient amis bien que concurrents, et naviguaient souvent ensemble. Marie, qui n'avait pas encore pu le voir, espérait bien obtenir enfin des renseignements sur ce qui avait pu advenir du navire sur lequel travaillait son mari.

« Bonjour Monsieur Gendreau, je suis Marie Dalbert, femme de l'un des marins à bord du Goéland ; excusez-moi de vous déranger, mais sauriez-vous ce qu'il a pu advenir de lui? Ou au moins quand l'avez-vous vu pour la dernière fois?

- Oui, je vous reconnais. Mais je ne peux malheureusement pas vous dire ce qu'il est advenu du thonier et de ses occupants. Comme nous avions déjà fait bonne pêche, nous sommes revenus directement ici dès que le baromètre s'est mis à dégringoler ; mais la dernière fois qu'on s'est croisé il y a trois jours, le Goéland n'avait pas fait une pêche très fructueuse. J'imagine qu'il a voulu tenter de remplir ses calles plus au sud, et qu'il aura alors cherché refuge dans le port des Sables, ou même dans le Pertuis Breton. J'espère comme vous que tout le monde est sain et sauf à bord. Mais s'il a une avarie, il risque de relâcher dans un port le temps de réparer. Ne vous inquiétez pas trop, le « Vieux Louis » ne s'est certainement pas laissé avoir !

- Très bien, je vous remercie, mais je suis tellement inquiète, plus que d'habitude ; cette tempête est arrivée si subitement, si tôt dans la saison… Je vois que votre navire a subi quelques dégâts également, rien de grave j'espère ?

- Non, répondit le patron avec un sourire, juste quelques pièces de gréement et le pont à dégager ; rien de bien méchant ! Tout est déjà presque en ordre. Ne vous en faites pas, demain au plus tard vous retrouverez certainement votre mari ! »

Sur ces mots encourageants, la jeune femme quitta le marin en le remerciant de nouveau pour ses mots réconfortants, qui toutefois n'avaient pas apaisé son inquiétude ni vraiment répondu à ses questions. Se réfugier dans le Pertuis Breton, si loin au sud ? Est-ce que le Goéland aurait été assez rapide pour échapper à la tempête sur une aussi grande distance ? Toute à ses pensées angoissantes, Marie se dirigea vers les commerces autour du port et dans les rues étroites qui en partaient. Il lui fallait maintenant se changer les idées. Elle pourrait sûrement apporter son aide pour nettoyer des commerces envahis par les eaux de pluie et les embruns, ou remettre de l'ordre dans des étalages renversés et éparpillés. Sa voisine, la vieille Mado, lui rendait un grand service en gardant ses enfants, l'école étant bien entendu fermée à cause de ces circonstances exceptionnelles.

Après plusieurs heures d'un labeur pénible et sans fin pour nettoyer autant que possible des caves envahies par les eaux et des déchets de toutes sortes, un certain ordre paraissait enfin être revenu dans la ville. Un ciel d'un bleu pâle et maladif perçait à présent d'entre les lourds nuages qui se désagrégeaient peu à peu, chassés vers l'intérieur des terres. La mer s'était calmée, le grondement des lames sur les digues ne se faisant plus entendre, comme si les éléments aspiraient maintenant à la paix après s'être déchaînés. Un visiteur arrivant du continent ne pourrait imaginer la violence qui venait de secouer l'île, tout comme certainement le reste du littoral. Marie rassembla ses quelques affaires, salua et retourna sur le port, au cas où des nouvelles ou bien peut-être l'un des navires manquant encore à l'appel seraient arrivés.

Une fois sur l'une des digues protégeant les bassins, quelle ne fut pas sa surprise de voir une voile, encore distante de deux bons milles, se dirigeant droit vers l'entrée du port. Son cœur se mit à battre plus fort et elle se mit à courir vers la jetée pour aller à la rencontre du navire qui avançait à belle allure grâce au vent qu'il recevait par le travers. Quelques personnes se trouvaient déjà là, mais son espoir s'évanouit aussitôt lorsqu'elle entendit l'un des manœuvres du port présents se réjouir de l'arrivée du Hope, avec le courrier et peut-être la paie des employés municipaux et portuaires. Marie se dit qu'elle obtiendrait peut-être aussi quelques nouvelles du continent. Le « Vieux Louis » se serait certainement arrangé pour faire parvenir un message aux familles inquiètes de ses marins.

Arrivé à seulement quelques encablures de l'entrée du port, le cotre ralentit son allure, étant arrivé dans un calme dû au fait que l'île lui coupait le vent. Marie trépignait d'impatience pendant que le navire entamait les manœuvres d'appontement. Un petit attroupement s'était rassemblé sur le quai, avide d'informations. Ils aidèrent les marins à décharger les sacs de courriers et de diverses autres marchandises indispensables aux Islais. Enfin, on pressa le capitaine du Hope et ses marins de questions. Tout le monde ou presque sur l'île comptait de la famille et des amis sur le continent, et chacun voulait avoir des nouvelles, ou en donner. Marie parvint à s'approcher du capitaine pour lui demander s'il savait quelque chose au sujet du Goéland. Le marin répondit qu'un dundee de l'île d'Yeu avait tenté de trouver refuge dans le port de Saint-Gilles, mais son entrée exposée au sud-ouest avait rendu toute approche impossible, le danger que représentait Pilhours étant trop grand. Le navire avait fait demi-tour, prenant la direction des Sables. Mais il ne connaissait pas le nom du navire, ni ce qu'il était devenu. Marie remercia le capitaine, et repartit, ne sachant s'il fallait espérer, ou bien craindre le pire. La tempête était passée, et le thonier aurait dû pouvoir revenir dans la journée.

La jeune femme se rongeait d'inquiétude sur le chemin la menant à Saint-Sauveur, où elle résidait. En passant devant l'église, elle s'arrêta, y entra pour y faire une courte prière. Il lui fallait ensuite aller chercher ses enfants qui devaient s'impatienter. Elle avait encore beaucoup à faire, et c'était mieux comme ça, les tâches ménagères captiveraient son attention et atténueraient son inquiétude. Mais après avoir préparé le repas, fait manger les enfants et les avoir couchés, elle était trop fatiguée du labeur de la journée pour faire quoi que ce soit d'autre. Comme elle ne pouvait cependant rester inoccupée et que la nuit n'était pas encore tombée, elle décida de marcher jusqu'au port de La Meule. Des falaises, elle aurait un bon point de vue afin de tenter d'apercevoir si une voile faisait encore route vers l'île.

D'ordinaire, Marie aimait se promener dans les chemins creux entre Saint-Sauveur et le petit port inséré dans une crique invisible de la mer et encerclé de hauts rochers. Mais en ce jour, c'était l'inquiétude qui la poussait à avancer, malgré la fatigue. Et si son homme ne revenait pas, que deviendrait-elle avec ses trois jeunes enfants à nourrir ?

A peine arrivée sur la falaise, la jeune femme ne put s'empêcher de s'émerveiller devant le spectacle qui s'offrait à elle. Le vent était à présent presque tout à fait tombé, et les nuages de traîne encore présents dans le ciel prenaient une infinité de teintes, du jaune au rouge sang, se reflétant dans le soleil couchant. Toute occupée à contempler le mariage du ciel et de l'océan à l'horizon, son regard s'arrêta soudain sur un point plus sombre que l'eau, loin vers le sud ; son cœur se mit à battre plus fort. Aucun doute possible, un navire était encore en mer. Mais s'agissait-il du Goéland ? La distance était trop grande, impossible de savoir, et même de déterminer sa direction. Juste à ce moment-là, le navire alluma son fanal, comme un salut à la jeune femme solitaire sur la falaise. Mais il ne servait à rien de patienter, et les enfants ne pouvaient rester trop longtemps seuls. Marie fit donc demi-tour, le cœur tiraillé entre inquiétude et espoir.

Le soleil devait venir de se lever lorsqu'on frappa doucement à la porte. Les enfants se levèrent les premiers, suivis de peu par leur mère. Cette dernière ouvrit la porte. Le maire se tenait là, l'air tendu, son chapeau à la main. Il n'était pas seul. Derrière lui, un autre homme n'osait lever les yeux du sol. Et puis il y avait Thérèse Legarrec, la femme du « Vieux Louis ». Les yeux secs, mais rouges. Les Islaises ne montrent aucun signe de faiblesse, et restent dignes en toutes circonstances. Mais Marie avait compris. Le maire prit la parole : « Bonjour Marie, veuillez nous excuser de vous déranger si tôt, mais il est de mon devoir de vous informer d'une bien triste nouvelle. Le Tire-laine est enfin rentré, il y a moins de deux heures, après avoir réussi à trouver refuge dans le port des Sables pendant la tempête ; une mauvaise avarie l'a empêché de revenir plus tôt. Mais en reprenant la direction de l'île d'Yeu, il fit une macabre découverte au large du phare des Barges, les débris de ce qui semble être une épave… Parmi ceux-ci, le morceau d'un panneau assez abîmé sur lequel est inscrit le nom du bateau ; la peinture a souffert à plusieurs endroits mais la fin du nom est clairement reconnaissable. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit du Goéland. Le capitaine du Tire-laine, ici présent, a aussitôt lancé l'alarme, des recherches ont été entreprises depuis hier, mais ne sachant pas où le dundee a pu sombrer, il n'y a aucun espoir à avoir… »

Marie referma lentement la porte. Ses enfants la regardaient, stupéfaits, ne semblant pas prendre la pleine mesure de ce qui venait de se passer. Thérèse entra silencieusement, et les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre sans un mot. Les deux hommes, quant à eux, tournèrent les talons et s'éloignèrent tristement. La journée passa au ralenti, voisins et amis apportant leurs condoléances et proposant leur soutien. Marie les écoutait à peine, perdue dans ses pensées. Toute l'île était en deuil, comme à chaque fois que des marins disparaissaient en mer. Il faisait beau pourtant maintenant, le soleil brillait dans un ciel bleu azur alors qu'une brise fraîche soufflait doucement.

Le soir arriva enfin, voisins et amis étaient partis. Marie se retrouvait seule avec son désespoir. Elle allait devoir être forte à présent pour faire face aux multiples difficultés qui l'attendaient. Bien sûr, nombreux seraient les soutiens, mais elle devrait aussi ne compter la plupart du temps que sur elle-même. Mais alors on frappa à la porte. « C'est ouvert », dit la jeune femme d'une voix faible ; on refrappa plus fort. Surprise, elle se leva pour aller ouvrir. A peine la porte entrebâillée, la lumière de la lampe à huile éclaira le visage du visiteur. Marie se figea sur place. C'était lui. Yann, son mari. Elle faillit tomber à la renverse. Son homme s'en aperçut, et la rattrapa par la taille. Elle serra ses bras autour de lui du plus fort qu'elle put. « Où étais-tu ? » fut tout ce qu'elle eut la force de dire. « Ma Marie, je suis tellement heureux de te revoir ; j'ai bien cru que ça n'arriverait jamais ! Nous avons été pris dans la tempête. Ça a été horrible, personne n'avait jamais vu ça ; heureusement, le Goéland est solide ! Mais nous avons quand même subi de graves avaries, il a fallu réparer, en pleine mer, ce qui a pris du temps. Je suis désolé de t'avoir procuré tous ces soucis, surtout après l'épave qui a été retrouvée, on m'a mis au courant…

- Maintenant, tu es là, c'est tout ce qui compte », répondit-elle dans un souffle.

Quelques années plus tard, le « Vieux Louis » qui avait pris sa retraite et rejoint ses enfants aux Sables, entendit une curieuse histoire. Il ne s'éloignait guère du port, discutant avec les marins, distribuant les conseils d'homme d'expérience qu'il était et refusant rarement un coup à boire dans l'une des nombreuses tavernes près des quais. Un beau jour, un marin travaillant à bord d'un navire de commerce allemand lui confia qu'il craignait particulièrement ces eaux, où son frère marin, avait trouvé la mort quelques années auparavant. Son dundee avait disparu corps et biens. On n'avait cependant jamais vraiment su ce qui s'était passé. Le navire s'appelait le « Gutland ».

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