PORTRAIT OF SADNESS

suemai

Fait vécu. Propos recueillis et rédaction du texte : Suemai. Il s’agit d’une libre adaptation, d’une histoire vécue par mon ami Jeff, photographe de l’agence...

... Comme il a beaucoup aimé ma rédaction et, toujours aussi reconnaissant, il m'a offert une glace à la pistache :-) Trois-Rivières se trouve à l'est de Montréal. Petite ville d'environ 120 000 habitants, là où se déroule l'histoire.

***

Seul et enrobé par une vaste nuit, les vaguelettes du fleuve semblaient entonner les premières notes d'une valse immortelle. La brume de mon regard s'estompant, j'aperçus une silhouette assise, la tête légèrement courbée et les genoux relevés. J'imaginais un sable doré, et encore tiédie, étreindre la rondeur de sa cheville. À peine cette petite brise s'amusait-elle à dessiner les contours de sa chevelure. Moteur éteint, je n'osais un souffle, un mouvement; de peur de briser le charme de cette scène enchanteresse. Je demeurais là, silencieux, en proie à de chaudes sensations. Illusion ou réalité ? Peu importe. La quiétude de ce moment apaisait les lourds tourments de cette si profonde et récente aventure.

M'entendit-elle venir ? Cette réponse demeurera cloitrée jusqu'à la fin des temps. Lentement je m'approchai et m'assied auprès d'elle. Mes pas respectaient la cadence de la nuit. Je me glissai dans les flammes de ces quelques bûches encore rougissantes. Je pouvais à peine deviner son visage, mais un regard triste bouleversait à nouveau mon cœur. L'odeur de ses larmes emplissait l'air d'un parfum nostalgique. Ce qu'elle m'apaisait ma princesse esseulée de St-Quentin, petite île perdue aux confins de la création des Trois-Rivières... Mais vite, mes souvenirs si récents me rattrapèrent…


***

Quelques heures auparavant :

Je roulais plein régime sur la BSA-500, qu'un ami, m'avait troquée pour ma moto-cross. J'adorais le rugissement de cette mécanique. Les feux de circulation jouaient à cache-cache. Je valsais entre les voitures et les klaxons des automobilistes furieux, m'en enivraient que davantage.

Arrivée à hauteur du disco «l'UTREQ», je fis halte et m'engouffrai dans les vapeurs d'alcool, de sueur et de cigarettes.

— Hey Jeff, me crie Langlois !

Je m'approchai. Les amis habituels trainaient leurs guêtres, comme toujours, dans ces harems à la recherche d'une torride fin de soirée.

Ayotte m'offrit une bière. Je l'acceptai sans le remercier. Il m'en devait une. J'en dégustai une bonne lampée. « Wont get fool again » jouait plein tube, et la piste de danse se bondait. Un rock à vous arracher les tripes. Il n'y avait que «The Who», pour soulever autant de frénésie.

— « Criss Jeff, me lançe Guèveur, kessé tu fais assis. R'garde cé deux là, elles dansent tu seules, envoye grouille.»

Il voyait juste. Les filles avaient du chien, mais l'idée, de me faufiler au travers de cette faune humaine, me rendait malade. « Guèveur » se distinguait par son originalité. Je ne sais trop comment il s'y prenait, mais il se courbait le dos vers l'arrière et se dandinait telle une oie en chaleur. Il se glissa entre les filles, tout en sautillant, et s'imposa. Je suivais et j'assurais. Nulle autre que « Guèveur » ne pouvait susciter autant de crainte. «Langlois», comme toujours, profita allègrement de la situation, et me piqua la fille avec qui je tentais d'établir un premier contact. Prisonnier de ce véritable «boxing-dance», je me retirai élégamment sans avoir, au préalable, salué les filles d'un arrogant petit sourire.

Tout en reprenant ma bière, des cris fusèrent de partout. Voilà «Mad» le magnifique, me dis-je, souriant. Les entrées de «Mad», peu importe le disco, demeuraient légendaires, de véritables pièces de collection, de petits chefs d'œuvre. «Mad» représentait la quintessence du charisme à l'état brut. Sa démarche, sa chevelure, ses poignées de mains; tout donnait à penser à un rituel aux couleurs mystiques. Il nous rejoignit, nous partageant ses nouvelles histoires toujours plus incroyables les unes que les autres.

— Hey ! Dit-il, « r'gardez ça. Cé d'l'Afgan. J'l'ai eu d'un chum de Montréal. « Crisse, Yé capotant ».

« Mad » sortit de sa poche un sachet de plastique contenant une assez bonne quantité de «hachisch.» D'expliquer alors la fumerie tiendrait de l'obscène. Le résultat par contre devenait digne d'une toile de maitre. Tous aplatis, les yeux rougis, nous espérions la soudaine apparition de «Mick Jagger.», «Satisfaction» nous chouchoutant les oreilles. L'extase des drogues douces agissait.

— Encore la fille en noir là bas, dit Bob, « moé j'prends une gagure, le premier qui ya fa danser.»

L'accord fut conclu. Treize pathétiques cavaliers devaient se farcir la demande à valser. Comme toujours, tous essuyèrent un refus catégorique. Je me réservais la dernière sollicitation, voulant utiliser l'une de mes stratégies tordues. La mise était forte : Deux bières et un joint en solo.

Je l'effleurai de la main et elle se retourna. Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans, toujours habillée de noir et sirotant une mixture inconnue. On la considérait comme l'un des vestiges de ces lieux. Tous les samedis soir, elle prenait place à sa table réservée. Elle s'y assaillait et consommait, refusant systématiquement toutes invitations. Elle repartait généralement vers les 0h30, aussi sobre qu'un moine tibétain.


— Salut, débutais-je.

Elle me regarda sans mots dire. Je sentais par contre une puissante montée d'adrénaline m'assaillir et je rappliquai.

— Tu permets que je m'asseye ?

Elle m'indiqua la chaise devant elle. Elle fumait cigarette sur cigarette, s'allumant à l'aide d'un petit briquet argenté. Elle me fixa.

Alors là, me dis-je, c'est tout ou rien, mon Jeff, « tu mets la gomme.»

— Bonsoir, dis-je avec l'arête de poisson coincée à travers la gorge.

Elle se mit à rire. Ma voix invitant indéniablement à une petite risée.

— Si tu me racontais, me dit-elle, tu veux m'inviter à danser, c'est ça ?
— Heu... oui en effet, mademoiselle ?
— Michelle, me retourna-t-elle, et toi ?
— Jeff, tout simplement, m'entend-je dire d'une voix chevrotante.
— Ce sont tes amis, ces gens là bas ?

Reprenant de l'assurance, il le fallait, j'adoptai une attitude noble, mais tout de même déterminée.

— Oui, ce sont mes copains.

Là je risquais gros, je devais utiliser cette fameuse stratégie et d'urgence.

— Ok Michelle, nous avons fait un pari, au premier qui réussirait à t'inviter à danser.

Je retenais mon souffle. Il semblerait qu'ainsi les gifles s'encaissaient plus aisément.

— Alors parle-moi de l'enjeu, si tu veux bien, enchaine-t-elle...
— Deux bières et un joint de hach carabiné, voilà.

Tout ce temps, elle me scrutait de pied en cape. Je me sentais l'une de ces bibittes venue de je ne sais où, le dernier des troglodytes. Puis, à ma plus grande surprise, elle me saisit la main, se leva et m'entraina sur la piste. Toujours aussi veinard, la petite séquence des «slows» débutait. J'en rougissais.

Je titubais, prêt à m'effondrer, lorsqu'elle passa ses bras autour de mon cou, et déposa sa tête tout contre moi. Je sentais les formes de son corps me transpercer. Elle dégageait l'odeur d'un de ces parfums troublants et capiteux, qui, d'une simple inhalation, pouvait vous anéantir. À un certain moment, je sentis sa cuisse se glisser furtivement entre mes jambes. Je m'initiais aux splendeurs de l'érotisme. Elton John participait à cette féérie, et King Crimson en scellait l'apothéose. Le disco tout entier découvrait enfin, cette femme farouche, s'illuminant sous les étincelles de projecteurs multicolores. La dernière note me fit très mal. J'eus droit à un baiser langoureux, au goût de la plus grande des solitudes. Elle me regarda une dernière fois et retrouva sa table fétiche. Je ne pus que la regarder s'éloigner, avec ce petit pincement qui m'agrippa le cœur à tout jamais.

Bien entendu, j'eus droit à un tollé d'applaudissements. Ce dont je me serais privé volontiers. Elle se leva, remballa ses choses et disparut dans l'ombre d'une détresse, que je me sentais seul à percevoir. C'est ainsi que la dame en noir m'offrit le premier cadeau de cette si incroyable soirée.

Je me levai, et d'une traite, je fis faux bond à ces avides curieux, qui fantasmaient toujours sur ce si futile exploit. Je ne désirais que fuir, éviter tout ce questionnement, ces palabres vides de sens.

Enfin l'air libre. Les évènements de cette soirée m'enseignaient les premiers balbutiements de principes qui m'accompagneraient ma vie durant. Je sautai sur ma moto et je roulai aussi vite que je pus. Mes cheveux dénoués claquaient au vent. Je pleurais. Il me fallait un refuge pour éponger autant d'émotions. Je me dirigeai tête bêche vers l'ile St-Quentin.

***

De retour à l'île :

Elle me saisit la main spontanément, avec une infinie douceur. Elle déposa sa tête et se lova contre moi. Son parfum embaumait l'île toute entière. Elle me charmait, sans que je n'y puisse rien. Sa chevelure me fouettait d'un désir, qui me secouait de partout. Nos regards s'alignèrent et nos bouches se palpèrent. Nous fîmes l'amour, accompagné du discret clapotis d'une eau me brulant le cœur. Longtemps, je la caressai. Ses yeux se perdaient dans d'inaccessibles labyrinthes. À un certain moment, elle se leva, se rhabilla et me demanda de la déposer quelque part en ville. Je roulais de nouveau, pressentant le désarroi et le vide que provoquerait cette seconde séparation. Coin St-Maurice et Laviolette, je la déposai. Elle se fondit dans le brouillard du petit matin, son corps tout entier me balbutiant des adieux.

Depuis, lorsque la lune se voile et que souffle le vent chaud des amours, je me laisse griser par le souvenir de cet étonnant, émouvant, mais combien magnifique été 92.

***

Pour toi Jeff. Puisse ce moment te suivre à chaque instant. Il demeure aussi précieux qu'une pierre d'opale rouge.

Signaler ce texte