POsologie
Robert Arnaud Gauvain
Posologie
Ca c’est une belle ordonnance, complète, détaillée, lumineuse, tracée d’ une belle écriture de physicien, incompréhensible sauf pour les apothicaires dans le secrets des dieux. Me voilà pourvu d’une respectable quantité de boîtes de médicaments, sur lesquels le pharmacien a jugé bon de noter la posologie, au cas où il me prendrait de les prendre. Les contenants, emballages et notices que je ne lis jamais, directement flanqués à la poubelle, les contenus rejoignent ma commode suédoise-trois tiroirs-en kit à pharmacopée, qui déborde tant que la nécessité d’une annexe se fait jour. Cette remise médicamenteuse est un trésor, car on y trouve de tout, des cachets, suppositoires, infusions, gélules, poudres, pommades, pastilles, gommes, gouttes, un inventaire à la Prévert de la médico-diversité, qui au train où vont les choses, sera bientôt plus diverse que la bio. Je possède sans doute une des plus belles collections privées de cachetons du royaume.
Mais que voulez-vous, un patriote comme moi aime contribuer à l’ identité culturelle de mon pays à travers le monde. Les élites répètent à l’ envi que nous autres Français sommes les champions toutes catégories de la surconsommation de médicaments, et bien moi je m’enorgueillis à participer de ce record national, de notre place parmi le peloton de tête des états dominants. La France d’aujourd’hui ne brillant plus pour ses idéaux révolutionnaires, il est du devoir de tout citoyen de perpétuer notre rayonnement planétaire dans le concert des nations. Nous avons une réputation à tenir et nous la tiendrons, il y va de l’ honneur du pays. Finalement, je ne fais rien de plus que reproduire à mon échelle les marottes et violons d’Ingres des grands collectionneurs, des amateurs d’art avisés, des princes éclairés. N’ étant pas Magnifique, je ne suis le mécène d’aucun peintre ou sculpteur de génie, mais j’aide modestement, en rapport avec mes moyens, ces artistes à la sensibilité exacerbée, ces modestes petites mains artisanales que sont les grandes multinationales pharmaceutiques. En acquérant leurs œuvres, j’ espère ainsi par mon écot les détacher des contraintes matérielles pour qu’ils donnent la pleine mesure de leur talent sans soucis de liquidité. J’améliore leur sort pour qu’ils puissent vivre décemment, c’est tout. Chaque fois que je regarde mon meuble médicinal, menaçant de s’effondrer, je sais que malgré toutes mes vilenies, je fais au moins cette bonne action, je suis capable de compatir aux malheurs d’ autrui, de venir en aide à une classe de travailleurs défavorisés: les patrons des industries médicales. Et ça me réconforte, je me dis que je ne suis pas complètement pourri, il y a au moins une chose dont je peux être fier. Cette curative caverne me le rappelle tous les jours, et croyez-moi, ça fait du bien.
D’ailleurs, vu le nombre de drogues, de calmants ou d’antidépresseurs qu’elle contient, c’est une vraie caverne d’ Ali Baba-Cool.
Cependant, mon devoir mécénal rempli, je lis ou j’entends parfois que la bienséance républicaine voudrait que je collecte les médicaments dont je ne me sers pas ou plus pour les envoyer aux populations du Tiers-monde qui manquent de tout et donc à fortiori de gouttes pour le nez. Le geste serait à la fois noble car généreux, et également totalement désintéressé car gratuit. Hélas, je me trouve freiné dans ce bel élan par la culpabilisation qu’on instille dans l’esprit des gens qui ne désirent que se soigner correctement, la crainte d’une réprobation publique me paralyse dans mes bonnes résolutions. Si je vidais la grande salle de l’ échiquier qui me tient lieu de réserve à pharmacie, me manquerait le courage d’affronter les regards ébahis et scandalisés des collecteurs lorsque j’apporterais à leurs bons soins un semi-remorque de médicaments à destination de l' Afrique Noire. Quand on sait ce que facturent les compagnies aériennes pour les excédents de bagages…
Du coup, je me console en me disant que ces peuplades éloignées n’ ont pas besoin des remèdes que je comptais leur céder. Ils sont en si bonne santé, ont une telle résistance au fléau des -riches- temps modernes qu’ils auront la formidable chance de ne jamais connaître cette horreur, cette terrible maladie des pays industrialisés. Trop occupés à crever de faim et à enterrer leurs gosses, ils ne savent pas comme j’envie leur immunité à ces grandes pestes qui nous consument nous autres souffreteux occidentaux, parfois sans attendre la fin de notre cinquième repas. Ces horreurs sans nom nommées stress, déprime, dépression, hypocondrie...
Tout compte fait, la vie est belle pour eux qui n’ ont que DU mal à vivre. Mais moi j’ai LE Mal de Vivre.