Pour revoir Alice

Muriel Roland Darcourt

C'est surtout la nuit. Quand je m'allonge auprès d'elle. Que je sens son petit corps chaud contre moi, palpitant de vie, piaffant de rêves. C'est toujours son odeur qui me guide, sa respiration sourde, ses boucles dorées qui crissent sous mes doigts et que je repousse doucement plus loin sur l'oreiller. Lorsqu'elle se blottit sagement au creux de mon ventre sans quitter le sommeil. Que je la sens proche, si proche que les battements de mon cœur épousent les rythmes du sien.
C'est surtout la nuit, gorgée de silence, que je pose mes lèvres avides le long de son petit bras frêle dont les effluves me tournent les sens et me plongent dans l'extase infinie. La nuit, vibrante de larmes contenues où les cris de douleurs deviennent de chastes murmures , la nuit remplie de paix, de nos chairs qui se retrouvent dans un ensemble parfait pour noyer de repos nos âmes chavirantes et qui ne se quittent plus jusqu'au petit matin.
C'est surtout la nuit que l'amour se soulage, qu'il est plus grand que tout, que la peine s'effondre que la peur s'amenuise, que je ferme les yeux de délices, oubliant le désarroi, le supplice, de l'absence, du manque. Je me sens pleine, heureuse, sereine et je suis bien.

 

Le réveil sonne et je me glisse sans bruit hors du lit. La tête me tourne un peu, quelques cauchemars subsistent. Les persiennes filtrent le soleil et dans la pénombre je retrouve la fermeté du sol, je marche à tâtons le pas engourdis et l'estomac lourd de remords jusqu'à la porte de la chambre pour me saisir de la poignée.
- Maman je voudrais mon petit déjeuner s'il-te-plaît.
Je me retourne, elle est assise.
- Mon bébé tu ne dors plus ?
Je reviens vers elle pour la prendre dans mes bras, la serrer fort, repousser les mèches sur son front et appliquer le plus tendre des baisers.
- Tu n'as plus sommeil ?
Elle se lève et la pièce résonne de ses petits pas sautillants, elle me prend par la main, ouvre la porte en esquissant un bâillement et trottine jusqu'au palier.
- Je voudrais du lait mais pas de chocolat. Dans un bol avec une paille.
Elle m'attend de pied ferme en bas de l'escalier.
Je vais essayer de trouver ça. Le réfrigérateur est plein de victuailles, du lait il y en a. De la nourriture pour plusieurs jours.
- Tiens ma grande assieds-toi.
Bois mon ange, bois en toute quiétude. Prend ton temps, réveille toi. J'attendrais jusqu'à ton premier sourire pour te parler. Te donner le programme de la journée, répondre à tes questions peut-être.
Je me fais un grand café, noir, fort et je te regarde manger. Les larmes montent mais je m'interdis de les faire couler devant toi. Bois mon ange, ne t'occupe pas de moi. Je suis là près de toi, je suis ta mère, à tes côtés et je veux juste t'entendre respirer.

On frappe à la porte, je sursaute, je frémis. Immédiatement je plaque un doigt sur mes lèvres en regardant ma fille avec de grands yeux ronds.
- C'est qui Maman ?
- Surtout ne dis rien, viens par-là.
Je chuchote à son oreille et je la tire par le bras vers une pièce au fin fond de la maison.
- Mais qui c'est maman qui tape à la porte ? Des coups résonnaient de nouveau.
- Je ne sais pas ma puce. Mais il ne faut pas qu'il nous entende…
- Est-ce qu'il est très méchant celui qui tape à la porte ?
Probablement. Je mène ma guerre pratiquement toute seule, tous les autres sont des ennemis potentiels, celui qui frappe et tous les autres tu m'entends.
- Oui Alice, il est très méchant.
Elle me sert fort dans ses bras en écarquillant ses grands yeux noirs l'air soucieuse.
- Tout va bien, je suis là… Le méchant va partir.
Quelques secondes de silence et le bruit de la grille qui claque. Nous sommes seules.
- Mais qui est-ce qui tapait à la porte Maman ?
Personne. Peu importe. Il ne faut pas que l'on sache que nous sommes là. Je préfèrerais mourir que de me rendre.
- Viens
Je lui tends son bol de lait et un sourire réconfortant.
- Peut-être que c'est seulement le facteur…
- Alors pourquoi tu n'ouvres pas ?
- Je t'ai déjà expliqué mon amour. Je t'ai déjà tout dit hier soir…
- Il ne faut pas que l'on nous trouve c'est ça ?
- C'est ça ma fille. Tu veux un gâteau ?
Elle secoue la tête, me regarde un instant, ravale sa question et part sur la pointe des pieds pour se mettre à jouer avec quelques papiers qui traînent. Elle ne s'ennuie jamais. Et moi non plus en la regardant. On pourrait vivre comme ça. On pourrait vivre de ça. Si tu savais Alice tout le parcours qui nous attend. Si tu savais ce que ce jour nous réserve et demain… à supposer que le soleil se lève encore pour nous. Que nous serons encore vivantes.

Hier après-midi il pleuvait. Je suis arrivée assez tôt, juste au moment où la porte s'ouvrait, au milieu de la foule je me frayais un chemin. J'ai grimpé les deux étages rapidement, j'ai attrapé ton gilet au portemanteau et j'ai passé le seuil de ta classe. Un clin d'œil. Ton visage s'est éclairé de joie. Tu as couru vers moi. La maîtresse a relevé la tête, elle me connaissait déjà, elle t'a donné un dessin et nous sommes descendues en trombe. Tu sautillais en me prenant la main.
- Maman, Maman je suis contente de te voir !
Tu me réclamais de t'embrasser. Je t'ai pris dans les bras et j'ai couru, couru, couru, tourné au coin de la rue jusqu'au bus qui nous a enlevé plus loin.
- Pourquoi c'est pas dada qui vient me chercher ?
- Il n'a pas pu… On va rester quelques jours ensemble, c'est bien non ?
Elle a hoché la tête avec un grand sourire, m'a réclamé un croissant et nous avons roulé en silence.
Je ne l'avais pas vu depuis deux longs mois, depuis la dernière visite au foyer des tulipes. Depuis ces cruels sanglots qui résonnaient dans l'espace. De ses cris lorsqu'ils nous ont séparé.


J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps et du sang aussi, de mon nez, de ma bouche, de mon ventre. On me retirait tout ce que j'avais, ma vie mon enfant.
- Allons allons calmez-vous, prenez ça…
Et j'avalais ces comprimés de fortune pour pouvoir fermer les yeux et dormir. Pour oublier la douleur de la perte. A chaque fois qu'elle s'en va, je sens que je meure un peu plus.


- Après on prend le métro ?
- Non ma puce, on ne va pas à Paris.
Ils nous attendent tous à Paris, peut-être que la police est déjà sur place, peut-être que tout le monde s'inquiète.
- On va à la Grange aux Cercles
J'ai dit sur un ton mystérieux et avant qu'elle ne me demande ce que c'était que la Grange aux Cercles j'ai voulu qu'elle me raconte sa vie, l'école, est-ce que ça va bien. Elle ne s'est pas faite priée et elle continuait toujours de jacasser quand nous avons pris le train, un autre bus, puis elle s'est déclarée fatiguée et s'est assoupie dans mes bras.


Il était tard lorsque nous sommes arrivées. J'avais téléphoné la veille à Mara pour lui annoncer ma visite.
- Je serais avec Alice que tu ne connais pas.
Elle ne savait pas que j'avais un enfant. Il faut dire que je n'étais pas revenue depuis près de vingt ans et que bien sûr elle m'a trouvé changée. Quelques rides et le visage plus grave aussi. Il faisait nuit quand le dernier bus nous a déposé et de là j'ai marché avec la petite sur mes épaules, je baissais la tête lorsque les voitures nous croisaient, je ne voulais pas que l'on se souvienne de mes traits dans quelques jours, lorsque les recherches se feront plus pressantes.

Mara n'a rien dit. Elle a ouvert la porte et s'est approchée d'Alice, l'a regardé sous le nez, a fait de même avec moi.
- Entrez donc, il fait un froid ce soir.
Le feu de cheminée crépitait et une loupiotte éclairait faiblement l'autre coin de la pièce. Les volets étaient clos.
- Je vais me coucher. Il y a tout le nécessaire pour vous deux là-haut. Nous nous verrons demain. Bonne nuit. Faîtes comme chez vous.
Et c'était tout.
J'avais dis « écoute Mara ne me pose pas de questions… Ce que je vais faire c'est mal mais tu me connais je t'expliquerai tout quand je serais chez toi je te le promets ». Et lorsqu'elle a vu Alice de ses deux bras m'entourer la taille dans un retentissant « je t'aime Maman» elle n'a pas éprouvé le besoin d'en savoir plus sur l'instant.


- Ma puce ma puce je suis si contente d'être avec toi !
Et c'était vrai. J'avais l'humeur joyeuse malgré les circonstances.
- Qu'est ce que tu veux qu'on fasse aujourd'hui. Tu veux aller voir les chevaux ?
- Oh oui oh oui mais est-ce qu'ils sont grands ?
- Je ne sais pas. Mets tes chaussures. Il a l'air de faire beau c'est une chance.

Et nous sommes sorties dans le jardin, par la porte de derrière. Une pelouse immense pleine d'arbres robustes, un potager. Je lui prends la main et nous empruntons le chemin. L'herbe est toute mouillée de la veille. Le vent est frais et ça sent bon la nature flottante. Tout au bout après la grande barrière on aperçoit le garrot d'un cheval qui déjeune. Les autres sont un peu plus loin.
- Oh il y en a un petit aussi !
- Oui, tu vois un peu comme ils le protègent…
- Comme toi avec moi parce que je suis un enfant !
Oui ma fille je te protège puisque tu es un enfant. Mon enfant. Et que je suis adulte. Enfin pas entièrement.


Le psychiatre a dit que j'étais fragile. Ce doit être vrai. Et alors, est-ce que cela m'empêche d'élever un enfant normalement ? Apparemment, à moins qu'il n'y ait autre chose. Je suis partie de la clinique hier matin. J'ai fais mon sac et Mathias m'a demandé où j'allais. « Chercher ma fille » et je lui ai donné les deux livres que j'avais terminés. Il avait l'air content.
- Pas un mot hein ?
Il était fier de pouvoir garder un secret, que je lui fasse confiance après deux mois à partager la même souffrance.
J'ai attendu un groupe de visiteurs et je suis sortie avec eux. Il faisait froid pour un matin d'avril. Je suis passée à la banque pour prendre avec moi tout l'argent que j'avais. J'ai erré dans les rues en attendant mon train, pour aller chercher la petite à l'école.

 
Des jours et des jours que je ressassais tout cela dans ma tête. Ma première pensée du matin jusqu'à celle du soir, il faut dire que je n'avais pas grand-chose d'autre à faire. Des journées à tourner. Les derniers temps j'écoutais de la musique, cela faisait renaître en moi des sentiments que les médicaments étouffaient.
- Dis Maman, on a le droit d'être ensemble maintenant ?
Maman le prend ce droit ma fille. Maman a décidé toute seule. Maman n'en peut plus de toutes ces histoires, de ne plus entendre ta voix. De ne plus te serrer contre elle, de ne plus entendre ton rire et de s'endormir sans t'avoir dit bonne nuit. Maman n'en peut plus qu'on lui lave le cerveau, qu'on le baise. Que c'est pour ça qu'il est dans cet état-là. D'être séparée de sa raison, de vivre sans toi. Maman ne sait plus qu'une seule chose c'est que tu es la chair de sa chair et que dorénavant sans toi Maman n'ira nulle part. Plus rien n'existe à part ça.



www.murielroland.com


  • Style agréable. On perçoit aussi un réel travail sur le rythme. Avec la touche additive qui ça bien.
    C'est un extrait (le début?) d'un roman ?

    · Il y a environ 8 ans ·
    332791 101838326611661 1951249170 o

    wic

Signaler ce texte