Pour un oranger
Sève Maël
Elle dormait à poings fermés. Mathis consulta l’heure de son réveil. Sept heures trente du matin.
Ils avaient fait l’amour comme deux amants retrouvés avant de tomber, ivres de plaisir et de fatigue, dans un sommeil éveillé. Blottis dans les bras l’un de l’autre, ils s’étaient mutuellement écoutés respirer jusqu’à ce que la nuit les emporte. Toutefois, vers les minuits passés, la faim les avait réveillés. Mathis s’était levé pour leur préparer un plateau repas qu’ils avaient dégusté au milieu des couettes devant un vieux western des années soixante-dix. Puis la séance de cinéma avait tourné en une séance massage improvisée, elle-même maquillée en un moment de sensualité intense. De nouveau repus et épuisés, ils s’étaient alors endormis, leurs corps enlacés dans le même rêve.
Ce furent les premiers rayons du soleil qui le réveillèrent. Il avait oublié de fermer les volets la veille au soir et le jour lui avait méchamment tapé dans l’oeil. Alissa, allongé sur le ventre de l’autre côté du lit, avait été épargné de sa lumière. Elle dormait encore. Charmé par sa nudité, Mathis descendit le drap à hauteur de ses fesses et la contempla un instant, dans toute sa splendeur. La pâleur de la pièce ombrait ses formes d’incertitude charnelle et cambrait davantage son dos fin. Il se surprit à imaginer ses doigts parcourir son corps et à ressentir le piment électrique de ce contact frémir dans ses veines. Cependant, il n’esquissa pas un geste. Elle était trop belle pour être réveillée. Prudemment, il remonta le drap sur ses épaules et s’extirpa du lit. Alissa gémit faiblement avant de se renfoncer dans les profondeurs de son rêve.
Debout, Mathis attrapa un jean, un t-shirt, une paire de chaussettes, un caleçon propre et sortit de la chambre. Il s’habilla à la hâte dans le salon, fourra son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon, saisit les clés suspendues dans l’entrée et quitta l’appartement. Il pensa bien à lui laisser un mot mais à quoi bon ? Il serait rentré avant qu’elle ne se réveille.
L’air matinal était encore frais malgré la saison mais cela lui fit du bien. Il força l’allure et quitta la rue Notre Dame des Champs pour rejoindre le grand boulevard. Il savait qu’il y trouverait une boulangerie ouverte à cette heure-là où il pourrait acheter des pains au chocolat tout frais et une bouteille de lait.
Alissa ouvrit les yeux et se retourna vers le côté gauche du lit qu’elle trouva vide.
- Mathis ? Appela-t-elle sans succès.
Elle se leva prestement et alla dans le salon. Personne. Etonnée, elle retourna dans l’entrée. Les clés du studio avaient disparu tout comme ses baskets. Il était sorti. Elle réfléchit un instant. S’il était parti au travail ou pour un long moment, il lui aurait laissé un mot. Par ailleurs, on était samedi matin. Alissa savait que les membres de son groupe étaient tous allés dans leurs familles pour le week-end et que son manager ne travaillait jamais le samedi. Il avait dû sortir faire des courses, tout simplement. Peut-être même était-il allé s’acheter un paquet de cigarettes, ce qu’elle ne manquerait pas de lui reprocher quand il rentrerait ! Rassurée, elle fila se recoucher, bondissant dans le lit et se glissant sous les couettes chaudes avec délice. Toutefois, elle se redressa bien vite car elle n’avait plus sommeil. A tâtons, elle chercha la télécommande par terre et la trouva enfouie sous une serviette roulée en boule. Elle zappa et arrêta sa recherche à la cinquième chaîne, qui diffusait une émission sur les éléphants d’Afrique centrale. Elle se cala sur l’oreiller pour la regarder.
Ils n’avaient plus de lait. Résigné, Mathis poussa jusqu’au petit épicier du coin, un sac contenant des pains au chocolat tout chaud dans sa main droite. Il trouva ce qu’il cherchait au fond du magasin, en profita pour acheter également une bouteille de jus d’orange et paya le tout au marchand. Alors qu’il ressortait de l’épicerie, il remarqua que le fleuriste au coin de la rue était en train d’ouvrir. Des pots de fleurs avaient déjà été sortis et la devanture du magasin se parait lentement de couleurs attirantes. Mathis eut envie d’acheter un bouquet de marguerites pour Alissa. Il savait à quel point elle aimait ces fleurs, simples et raffinées à la fois. Déjà encombré par les pâtisseries, le lait et le jus d’orange, il décida tout de même d’y aller. Prudemment, il traversa la rue et rejoignit l’échoppe.
L’émission sur les éléphants se révéla n’être finalement pas des plus passionnantes. Alissa zappa à nouveau. Le reste des chaînes nationales présentait des programmes encore plus ennuyants. Elle se souvint subitement que Mathis lui avait dit qu’il s’était abonné au câble le mois dernier. D’un bond, elle s’extirpa du lit, alluma le boîtier de la TNT et attrapa la télécommande qui allait avec. Pleine d’espoir, elle alluma la première chaîne en quête du programme. Il lui fallut moins d’une minute pour trouver ce qu’elle cherchait : MTV Hits, qui repassait les tubes des années passées. Elle courut à la cuisine chercher un paquet de biscottes et retourna se blottir sous les couettes devant la télévision.
Mathis n’en revenait pas. Le fleuriste n’avait pas de marguerites blanches ! Des jaunes, des roses, des bleues, il y en avait à foison mais des blanches, aucune ! Dépité, il parcourut les rangs de fleurs à la recherche d’un bouquet qui lui plairait. C’est alors qu’il l’aperçut. Un oranger tout en fleur, encore très jeune et ne dépassant pas les quatre-vingts centimètres. C’était exactement ce qui lui fallait. Alissa serait ravie, il en était certain. Le fleuriste voulut enrouler l’arbuste de cellophane pour faciliter son transport mais Mathis lui assura que ce n’était pas la peine car il habitait tout près. Par ailleurs, un oranger emballé comme un saucisson ne ferait pas le même effet qu’un oranger libre au feuillage épanoui. Il paya le fleuriste, heureux et quitta la boutique.
- Vous êtes sûr que vous allez y arriver ? S’entêta ce dernier.
- Oui, répondit Mathis, j’ai l’habitude d’être encombré ! »
Le fleuriste ne comprit pas l’allusion à son métier.
- Je suis musicien, précisa le jeune homme devant son air d’incompréhension, et croyez-moi, une guitare et une montagne de partitions, ça pèse son poids !
- Ah oui, je comprends mieux ! S’exclama le fleuriste, tout sourire.
- Bonne journée !
- A vous aussi Monsieur ! Répondit-il avant de retourner dans sa boutique.
Mathis comprit vite qu’il avait méjugé ses facultés de transport. L’oranger en équilibre dans sa main gauche, les pains au chocolat et la bouteille de jus d’orange dans sa main droite et la bouteille de lait calée dans la poche arrière de son jean, il ne voyait plus grand chose de la route et des alentours. Heureusement qu’à cette heure-ci, les rues étaient encore potentiellement désertes car en pleine journée, il n’aurait pas fait un mètre sans heurter quelqu’un. Il longea le trottoir jusqu’à son extrémité et tourna à gauche. Toutefois, l’oranger devint de plus en plus lourd et Mathis eut de plus en plus de mal à faire tenir le tout en équilibre. Il pensa qu’il avait bien fait de ne pas acheter la bouteille de lait en verre qu’il avait trouvé si jolie. A la réflexion, il aurait tout bonnement mieux fait de ne pas acheter ce fichu arbuste ! Ne pouvait-il pas prendre un bouquet de roses simple et conventionnel comme tout le monde ? Tant pis ! Au moins Alissa rirait-elle de le voir débarquer ainsi dans l’appartement, gauche et empoté par son chargement. Tout à ses réflexions, il quitta la ruelle et s’engagea machinalement sur le boulevard. Le soleil levant jouait avec les feuilles des arbres, aveuglant désagréablement les passants et les automobilistes. Mathis chercha de vue le passage clouté mais ce dernier était bien trop loin. De toute façon, il avait pris la mauvaise habitude depuis qu’il habitait à Paris de traverser toujours n’importe où. Il jeta un coup d’oeil à gauche et à droite et traversa.
Alissa n’en revenait pas. Le clip suivant était « Don’t speak » du groupe No Doubt. Elle n’avait pas entendu cette chanson depuis une éternité ! A bien y réfléchir, la dernière fois qu’elle l’avait entendue remontait aux soirées pyjamas qu’elle faisait à la faculté, six ans auparavant. Quoique, déjà à cette époque, la chanson était considérée comme totalement désuète. Elle l’avait pourtant toujours adoré. Etait-ce à cause de cette franche indépendance et de cette liberté sans vergogne qu’affichait la chanteuse ou bien à cause du clip complètement révolutionnaire pour l’époque ? Gwen Stephani l’avait toujours fait rire avec son maquillage outrancier et ses faux orangers. Le refrain arriva et Alissa le fredonna avec elle. Puis, en gaillardie par la musique, elle se mit carrément debout sur le lit et dansa et chanta à tue-tête.
La bouteille de lait tomba de sa poche au moment même où il atteignit le trottoir. Furieux, Mathis se retourna. Heureusement, elle avait tenu le coup. Il posa alors l’oranger sur le sol et saisit la bouteille de sa main libre, faisant tomber les clés de sa poche à leur tour.
- C’est malin ! S’écria-t-il à lui-même, furieux.
Il se releva en soupirant d’agacement, attrapa l’arbuste et le hissa sur son épaule avec fatigue. Une voiture déboula de la rue parallèle au moment où il reprit sa marche mais il l’aperçut trop tard... Par réflexe, il lâcha l’oranger et courut sur le bas-côté. Il ne fut pas assez rapide. La voiture heurta l’arbuste de plein fouet avant de faucher son propriétaire juste après. Mathis n’eut même pas le temps de crier.
La chanson s’acheva sur le visage éperdu de Gwen Stefani qui venait de perdre son meilleur ami et sur celui tout souriant d’Alissa qui n’avait plus de voix. Le clip changea. Essoufflée, elle tomba à genoux sur le lit et se mit à rire de ses enfantillages. C’était si bon.
Le téléphone sonna au même instant.