Pourpres déferlantes

tibs

Sans surprise, j'arrivai parmi les derniers invités. La centaine de personnes déjà présente, patientait dans la cours parfaitement gravillonnée qui donnait sur l'entrée principale du manoir, selon l'axe que créait le tapis de soie pourpre déployé pour l'occasion. Attitudes, discussions, garde-robes, tout était d'une arrogance exaspérante.Tout le monde était distingué, raffiné, du moins en apparence. Ça étalait sa science, parlant cinéma, littérature et peinture, ça critiquait aussi beaucoup pour se donner un air bon chic bon genre détestable, mais, plus que tout, ça spéculait. Ça spéculait, coupe de champagne à la main, sur cette soirée tant attendue, mais dont personne ne savait grand chose. Si autant de monde était agglutiné là pour quelque chose dont ils n'avaient aucune idée, c'était pour une seule et unique raison: Eugène Raymond. 

Célèbre créateur américain, Raymond, était aussi connu pour ses talents artistiques que pour ses frasques. Il faisait occasionnellement les gros-titres grâce à un concept unique en son genre: ses fameuses "mystery nights". Londres, New-York, Paris, Rio, Tokyo ... Raymond choisissait un lieu, selon son envi, et y organisait une exposition, à laquelle il rajoutait toujours quelque chose de fou, relevant parfois de la psychiatrie. Le dernier exemple en date était sa grandiose présentation d'oeuvres d'art sur le thème de l'Afrique, présentée un an plus tôt à Berlin. Tout se déroulait parfaitement bien, jusqu'à ce qu'Eugène Raymond décide de lâcher dans la foule, les trois lions apportés directement de la savane pour l'occasion. Résultat, une personne grièvement blessée, et un mouvement de panique digne des plus gros blockbusters américain. Tout le monde connaissait parfaitement la réputation d'Eugène Raymond ce soir, mais absolument personne n'aurait, pour le moins du monde, raté cet évènement. Malade mental pour certains, génie pour d'autres, Raymond était, pour sûr, un être aussi intriguant qu'atypique.

À peine après avoir présenté mon coupon d'invitation aux énormes gorilles faisant office de vigiles, l'imposante porte d'entrée à double battant s'ouvrit. Le silence s'imposa à l'apparition d'Eugène Raymond. Sans commodités, ni fioritures de ce genre, il entra directement dans le vif du sujet, dans son style toujours aussi déganté, agrémenté d'un accent franglais à coucher dehors !

"Ce soir mes amis, vous  allez vivre une expérience hors du commun. Vous n'allez non pas voir, ni toucher l'art; vous allez le vivre pleinement. Homo... homini... lupus: L'homme est un loup pour l'homme. Tel était la pensée d'un grand visionnaire. Régalez-vous !"

À la suite de ces quelques paroles, bues par la foule comme du petit lait, le signal pour entrer dans la galerie fut donné. Oublié les codes de politesses, c'est alors un véritable troupeau qui s'agglutina en masse vers les portes d'entrée, tel un torrent dans un entonnoir. Bien trop en retrait, je dû me résigner à fermer la marche. 

Une fois entré dans l'impressionnant hall spécialement aménagé pour l'occasion, dire que je fus surpris eut été un euphémisme. Pas une photographie, pas un tableau, pas une sculpture. Rien. Rien mis à part cet énorme buffet au centre de la pièce. La table qui le soutenait devait au minimum mesurer dix mètres sur dix, mais elle débordait de mets plus alléchants les uns que les autres. J'aurais bien voulu y gouter, mais rien n'était accessible. La meute d'invités, qui semblait tout à l'heure si à cheval sur les principes de bienséance, était désormais amassés sur le buffet tel des vautours sur une charogne. Il me fallut abandonner, bien malgré moi, l'idée d'approcher le buffet pour partir à la recherche de Lou, ma fiancée, le temps qu'une place se libère. Dans un des seuls coins relativement calmes de la salle, je composa machinalement son numéro. 

"Vous perdez votre temps. Ils ont placé des brouilleurs réseau".

Je compris vite que l'inconnu qui m'interpella fondait son affirmation sur une tentative déçue. Le téléphone collé à l'oreille, il était clair, d'après la sonnerie, que mon interlocuteur, Max Kratovski d'après le badge qu'il arborait, disait vrai. Sans prendre la peine de le remercier, je me précipita vers la porte par laquelle tout le monde était entré, dans l'espoir de pouvoir passer mon coup de téléphone à l'extérieur. Fermée à clef. Eh merde !

C'est alors qu'un bruit de verre brisé, me détourna de son objectif. Un des nombreux rapaces entrain de se remplir la panse sur le buffet s'accroupit, le buste plié en deux, poussant des grognements semblables à ceux d'un de ces chiens de garde, style Rottweiler que je détestais tant. À première vue, le pauvre homme passait un sale moment; peut-être le mélange champagne-petits fours avait-il du mal à passer. Un nouveau silence s'imposa, mais celui-ci avait la particularité d'être glacial. 

En temps normal, dans ces situations, il y avait toujours un connard prétentieux, médecin auto-agrée, pour venir déballer sa science et imposer la marche à suivre, mais vu la violence l'agitation bestiale dont était prit le malheureux, personne n'avait le courage de dire quoi que ce soit. Plus les secondes passaient, plus la douleur semblait croître. Aux grognements vinrent s'ajouter un tremblement frénétique, et l'impression que cet invité avait terriblement chaud. Il s'allongea sur le marbre blanc, et d'une force incroyable, arracha sa chemise jusqu'à lors impeccablement repassée, dévoilant sans complexe aux yeux de tous, le corps trop gras d'un quinquagénaire en mal d'activité physique. Ses spasmes se transformèrent alors en d'amples gesticulations compulsives, ressemblant à s'y méprendre à des coups de griffe par la crispation de ses mains. D'un esprit très pragmatique, je pensais tout d'abord à un acteur; hypothèse tout à fait plausible sachant ce qu'il était dit d'Eugène Raymond. C'est alors que, jusque là focalisée sur ce spectacle d'une rarissime brutalité, la foule se retourna sur un autre homme, complètement avachi contre l'un des mur de la salle, entrain de régurgiter bruyamment un mélange jaunâtre indescriptible, absolument répugnant. La thèse de la mise en scène commençait sérieusement à perdre en crédibilité. C'est alors que j'aperçu Max à l'extrémité de la salle. Visiblement pas non plus dans son assiette, je l'observais, incrédule, se jeter sur une femme assez frêle, qui, prise de court, se fracassa le crâne contre le sol. Profitant de l'étourdissement de la victime, Kratovski s'affala sur elle la bouche collée à son coup. Sam pensait a priori qu'il tentait de la violer. Qu'est-ce que c'est ce putain de bordel ?!

Tout ceci n'était évidemment pas le fruit d'une coïncidence; j ne croyais de toutes façons pas aux coïncidences. Cette soirée virait à l'abjection absolue, et, pour sûr, Eugène Raymond avait un lien direct avec tout ça. 

La femme, toujours fermement plaquée au sol, hurlait. Elle hurlait d'une force à peine croyable, tandis que sa robe immaculée virait progressivement au pourpre. L'homme ne tentait pas de la violer, il croquait à pleine dents dans la fine chaire blanche de son cou qui se déchirait sous le tranchant de ses incisives. Une fois la jugulaire tranchée, reconnaissable aux geysers d'hémoglobines qu'elle projetait sur les murs, la femme ne hurlais plus. Ce n'était pas la mort qui l'avait faite taire, mais simplement le flot de sang qui pénétrait ses voies respiratoires, réduisant toute tentative de gémissement à l'état de râle inaudible. Mais l'ennui n'était pas tant que cette femme se fasse littéralement dévorer sous les yeux impuissant de la foule. Non, le véritable ennui fut qu'elle n'était pas la seule proie; et, que par voie de conséquences, son agresseur n'était pas le seul prédateur.

L'homme, qui tout à l'heure le premier, grognait sur le sol, se trouvait désormais dans un état de transe incontrôlable. Il semblait avoir une faim de loup. Il Saisit l'énorme couteau utilisé par les groom pour trancher le jambon de parme, et le planta dans la première chose qui se trouvait à la porté, à savoir l'épaule d'un homme d'une trentaine d'année, qui tomba d'agonie. Tentant de ramper comme il le put, l'homme fut stoppé dans son élan par la lame du couteau de boucher qui vint se planter dans son lombaire droit. La douleur atroce de la lame, ferme et glacée, qui vint se nicher dans son dos, le paralysa complètement. Cinq, dix, quinze, vingt, ... au bout d'un nombre incalculable de reprises, la douleur l'empêcha de poursuivre le décompte. Il abandonna. Il s'abandonna, suppliant n'importe quelle divinité de lui accorder la grâce de mourir. Allongé là, seul au monde, il ne sentait plus que la chaleur de son sang encore chaud venant lui caresser les côtes. Son dernier supplice fut de sentir sa main arrachée dans un craquement d'os, cédant sous la pression d'une mâchoire. 

Observant cette monstrueuse boucherie, je repris mes esprits l'espace d'un instant, me rappelant avoir une fiancée dans ce merdier. Scrutant attentivement la salle, je l'entrevu, quelque part entre les restes d'une cuisse mastiquée et d'un amoncellement de tripes encore rougeâtres, recroquevillée la tête dans les bras, surement entrain de prier pour ne pas être déchiquetée. Je tentais de m'approcher d'elle, mais soudain, des relents acides me broyèrent l'estomac, m'empêchant de faire un pas de plus. Surement n'aurais-je pas dû m'enfiler tout ce champagne à mon arrivée...

Signaler ce texte