Histoire chuchotée d'un festin cru

damian-de-foussai

I.

C’était son regard qui d’abord m’avait attiré. Des yeux  fauves, humides dont les pupilles dilatées étaient un appel à la conversation. Elle avait envie de moi dans cette salle blanche aux murs vierges, lisses, éclatant de chaux.
Et j’avais envie d’elle, croquant dans mon esprit l’exacte courbe de ses seins qui transparaissaient à travers sa chemise laiteuse qu’elle portait lâche sur une jupe bleue nuit en dessous de laquelle des bas noirs encadraient de longues jambes. 

Des femmes grasses, aux cous fournis de rubis, glissaient en silence sur le parquet clair, accrochées aux bras décharnés de quelques gigolos qui, chemises ouvertes jusqu’au poitrail, arboraient des chaînes en or massif  - on eût dit des beaucerons bien dociles, traînés en laisse, remuant la queue pour le bon plaisir de leurs maîtresses et totalement perdus dans ma galerie d'art.

Le brouhaha des gorges remplissait la pièce d’une vapeur capiteuse fortement imprégnée de relents d’alcool,  tandis que les projecteurs halogènes suspendus au plafond  éclairaient crûment cette faune d’illustres spécimens agglutinés autour d’un buffet immense, un chef d’œuvre d’ingénierie culinaire selon une bourgeoise qui passait par là,  ingurgitant des quantités inouïes de petits-fours – des petites tomates-cerises délicatement fourrées de foie gras de canard , des montagnes de poussins écartelés, grillés et ruisselant de miel, des langues d’agneaux en sauce... chaque met ayant été saupoudré par mes soins d’un aromate très spécial - tout en buvant à grands verres, du vin à la robe sombre et à la texture épaisse et ronde. Se doutaient-elles que bientôt leurs faims  et leurs soifs seraient insatiables ?
***
Je ne la quittais plus des yeux, la suivant jusqu’au buffet en écoutant distraitement au passage ces bien-pensantes grisées de vin, très  expertes dans les choses de l’art après en avoir découvert toutes les facettes, lorsque dans leurs vertes jeunesses elles s’allongeaient dans des postures lascives, ouvrant leurs ventres tendues dans l’attente que la griffe d’un artiste-étudiant des beaux-arts vienne coucher sur la toile ces amas de chairs.

J’étais l’un d’eux, et mon crépuscule était venu, le mien, moi l’anonyme qui des années durant acceptait d’être pendu, galvanisé, le corps nu entravé de chaînes, perclus de douleur, soumis à la pesanteur qui m’arrachait les articulations pour le seul plaisir de ces dames ne jurant que par la performance artistique.

Et je mourrais de faim, tremblant de les décevoir acceptant même que certaines, prises d’une envie animale, me lèchent le haut de la cuisse meurtrie d’où parfois perlait une petite rigole de lymphe.

Et puis à mon tour, j’étais devenu un artiste.
Je m’étais fait connaître par mes sculptures recouvertes de glaires brunes, par mes peintures dans lesquelles j’avais étalé sur du lin de la fange que j’aimais tenir entre mes doigts durs.
Je m’étais fait célèbre grâce à mes photographies de charognes dépecées, décapitées, mangées par de petites mains pauvres, ignorantes.

Elles me répugnaient ces madones modernes ! Ces ventres stériles fautes de n’avoir jamais conçu, de n’avoir jamais créé ni répandu leurs entrailles en enfantant, par pur égoïsme ;je m'en détournais, pour ne fixer mon regard que sur cette nymphe aguicheuse dont les joues étaient inondées de sang – sous le derme.

Je me rapprochais d’elle, saisissant au passage un ballon de Château Montus de 2009 et le lui tendais en l’invitant à me suivre.

***

« Où m’emmenez-vous ? », sa voix était rauque  et ses lèvres frémissaient d’envie, se contractaient légèrement, son œil gauche à peine plus gros que le droit, tressaillait tandis que son souffle se faisait plus court.

Sans lui répondre, je lui prenais le poignet, qu’elle avait fin, délicat et nervuré et je l’entrainais en longeant les parois, dans le fond de la galerie où j’avais aménagé une pièce cachée, noyée dans le mur – un verre blanc, sans teint, invisible.

Stupéfiaite, je la poussais dans le cagibi, sans que personne ne nous vit et aussitôt la paroi refermée je l’embrassais, lui empoignant les seins et jouant avec sa langue, glissant mes doigts dans sa jupe, tandis que je l’entendais peu à peu grogner – la drogue faisait son effet, elle était consentante– quand soudain j’arrachais mes lèvres de sa bouche.
Pour aussitôt lui mordre le sein droit, la main gauche lui enserrant le cou violemment, pour la retenir contre le mur. Elle pâlissait, ses cris étaient étouffés dans sa gorge tandis que le sang coulait entre mes dents déchirant la chair ; je l’aspirais goulûment. 

J’accentuais ma morsure, l’empêchant de convulser quand brusquement je la retournais, appuyant sa tête contre la vitre, pour qu’elles les vissent de ses yeux affolés.

Derrière le mur, le festin venait de commencer.

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