Pourquoi nous devons abolir la prostitution

Yves Schwarzbach

On trouvera ci-dessous le texte d'une conférence prononcée en février 2019 par Yves Schwarzbach sur l'abolition de la prostitution en France.

Parlons clair. Je vais démontrer que nou.e.s devons abolir la prostitution. Il le faut pour cinq raisons qui reflètent les valeurs républicaines de liberté, d'égalité et de fraternité, puisque la première tentative d'abolition remonte à 1793. La question n'est ni morale ni même philosophique, ce n'est pas affaire d'opinion, de pudibonderie ou d'idéologie. La vérité crue que vou.e.s allez entendre est publique et vérifiable. J'assume la responsabilité scientifique de mes analyses en tant qu'enseignant en économie et sciences sociales et ma responsabilité sociétale d'homme  proféministe.

Parlons chiffres. On compte entre 20.000 et 40.000 prostituées en France, davantage que de sages-femmes. La prostitution est à 85 % féminine, de même sont des hommes à 98 % les violeurs, pédophiles et auteurs de féminicides, violences et harcèlement sexuel. En 2013, les sociologues Nathalie Bajos et Michel Bozon constatent que près d'un homme sur cinq (18,1 %) a recouru à la prostitution au moins une fois dans sa vie. Environ 6 millions de nos concitoyens sont donc concernés. Quand un comportement sexuel s'avère collectif, fréquent et permanent, on ne considère pas la vie privée, on étudie un fait social. Quand les profits atteignent 100 milliards de $ par an, on parle d'industrie. Quand cette industrie exploite, drogue, bat, viole et tue des millions de femmes, il s'agit d'esclavage. Si notre Cité revendique la liberté, l'égalité et la fraternité, la question devient politique. 

Je vais donc parler du soi-disant plus vieux métier du monde, des putes, des catins, des putains, des tapineuses, des traînées, des péripatéticiennes, des radasses et des femmes publiques. Prostituer, c'est mettre sous les yeux,par extension vendre puis se vendre et enfin déshonorer, sachant que honorer veut aussi dire baiser et que posséder signifie avoir à soi et s'emparer de. En ce sens, quand un homme prend ou possède une femme, il en fait sa chose dans la même mesure qu'un violeur nie son humanité. L'anglais rape reflète mieux la domination prédatrice et la violence liberticide que notre pudique équivalent. Comme toujours, l'étymologie témoigne de l'histoire sociale et les mots structurent notre pensée. Il n'est pas anodin d'utiliser deux mots, garçon et fils, pour distinguer le jeune de genre masculin de l'enfant mâle, alors qu'un seul désigne à la fois la jeune femme et l'enfante de genre féminin. Ce n'est pas par hasard qu'une femme non mariée est une fille et que fille de joie désigne une prostituée. Toute femme est une prostituée potentielle car elle est considérée comme une chose et non comme une personne. 

Etre prostituée consiste moins à exercer un métier, pratique d'un art manuel avant de devenir occupation procurant des moyens d'existence, qu'à porter les stigmates de son statut social. Dans la classification des fonctions de consommation de l'Insee, le code 12.2.0 Prostitution concerne les services fournis par des prostituées. Contrairement aux autres services, dont on détaille les prestations, la prostitution est définie par le statut de la prostituée. Ceci renvoie à la notion de hiérarchie sociale, raison pour laquelle la théoricienne du féminisme Andrea Dworkin parle de destitution. On tombe dans la prostitution comme on tombe de haut, à l'image de Boule de Suif, l'héroïne de Maupassant, qui délivre ses compagnons de voyage en se livrant aux Prussiens mais ne récolte que leur mépris. Pute elle est, pute elle reste.

« La femme est le prolétaire de l'homme », affirmait Friedrich Engels, rappelant la double aliénation des femmes. La prostitution est une triple aliénation, archétypique des sociétés patriarcales. Concept forgé par Morgan au XIXesiècle puis développé par Kate Millet, Bourdieu et plus récemment Françoise Héritier et Christine Delphy, le patriarcat désigne les institutions qui pérennisent le pouvoir des hommes en tant que classe dominante. Ce mot partage sa racine avec père, paternité, patronyme, patrimoine, patrilinéaire, patron, paternalisme, patricien, patrie. Précurseur du capitalisme, le patriarcat n'a ni compte en banque, ni classe sociale, ni passeport, ni religion, ni couleur de peau, ni âge, mais il possède un genre, le masculin, et une idéologie, le masculinisme, concept que nou.e.s devons à la journaliste féministe Hubertine Auclert, qui publie un essai sur les femmes arabes en Algérie au début du XXesiècle. Tout rapport avec l'invisibilisation et l'alié-nation des femmes est évidemment de type causal.

Dans une société inégalitaire, hiérarchisée et qui discrimine selon le genre, une femme n'existe socia-lement que soumise à un homme. Cette domination est institutionnelle. En France, l'incapacité juridique des épouses (art 1124 Code civil de 1804) perdure jusqu'en 1938. Jusqu'en 1965, l'autorisation du mari reste nécessaire pour conclure un contrat de travail et disposer d'un compte bancaire. Lors de l'introduction du viol dans le Code pénal (art 331) en 1801, seuls le père ou l'époux sont réputés victimes du préjudice et peuvent porter plainte.Fondée sur une division genrée du travail, la reproduction du patriarcat nécessite en effet la transmission patrilinéaire du patrimoine. Pour être incontestable, la filiation doit être légitime, garantie qu'apporte le mariage monogame. Bien que contrac-tuelle, cette union est dominée par l'homme, à qui la loi accorde un pouvoir absolu. En corollaire, la société réprime l'adultère plus durement pour les femmes que pour les hommes, à qui elle reconnaît le droit de satisfaire leurs besoins naturels. A l'instar du devoir conjugal, la prostitution apparaît alors comme une institution patriarcale. Elle repose, comme le viol conjugal, reconnu en 2012, sur une présomption de consentement. Elle est encadrée par un droit ancien et quasi universel, souvent asymétrique. La prostituée est visée par le délit de racolage tandis que le client jouit jusqu'en 2016 d'un privilège d'impunité. Perçue comme une entorse vénielle à la morale publique, la prostitution consolide le patriarcat. Le statut féminin comporte dès lors deux niveaux, celui des femmes inférieures aux hommes mais privées, dévolues au rôle social de génitrices légitimes, et celui des femmes publiques, inférieures aux autres femmes et ravalées au statut d'objets sexuels. Philosophe héritier de Bentham et économiste soucieux des droits et libertés des travailleurs, John Stuart Mill fut en 1869 l'un des premiers à relever l'incompatibilité entre l'idéal démo-cratique d'égalité et la soumission des femmes, avant de militer pour le divorce et le suffrage féminin.

Il me fallait ces préliminaires pour éclairer la nécessité de l'abolition. Je vou.e.s avais promis 5 raisons de le faire, les voici.

 

Il faut abolir la prostitution car il n'y a pas de prostituée heureuse. Elles sont malades. En Allemagne, qui a légalisé les bordels en 2002 avec un suivi médical de principe, le taux d'avortement tardif s'avère singulièrement élevé. Ici, l'Institut de veille sanitaire pointe de fortes inégalités d'accès aux soins. Liés à la précarité, elles sont d'autant plus graves que ces femmes sont surexposées aux risques de MST et d'affections et traumatismes des appareils génital et buco-digestif. Plus des deux tiers présentent des troubles du sommeil, près de la moitié souffre d'anxiété, 65 % se disent dépressives.

Elles sont jeunes mais sans avenir. Outre-Rhin, la proportion de mineures est de 12 %, la majorité ayant entre 18 à 24 ans. Dans le monde, 75 % des prostitués auraient entre 13 et 25 ans, selon le rapport 2012 sur l'exploitation sexuelle de la Fondation Scelles. Lors du démantèlement d'un réseau de proxé-nètes à Marseille en 2017, 52 % des 193 victimes avaient moins de 18 ans, la plus jeune étant âgée de 14 ans. Que dire des étudiantes pauvres, prostituées occasionnelles, qui seraient 18.000 à servir de chair fraîche à des sugar-daddies, dont la moyenne d'âge dépasse 50 ans ? 

Car elles sont pauvres et le restent.« Si le sexe est un travail, alors la pauvreté est nécessaire », écrit Victoria Glosswitch, journaliste féministe. Dans les bordels allemands, le propriétaire accapare 70 % des gains et la femme loue sa chambre. En France, 90 % des prostituées ont un proxénète, qui gagnerait près de 6.000 € par jour. Féministe historique, longtemps avocate à la cour suprême des USA, Catherine Markinson montre que « partout les personnes prostituées sont singulièrement pauvres et presque personne ne sort de la pauvreté par la prostitution ».

 « Quand une femme est pauvre et affamée, l'attitude humaine est de mettre de la nourriture dans sa bouche, pas sa b… », rappelle Rachel Moran, rescapée d'une industrie qui exploite la pauvreté, la précarité et la désocialisation. Selon Markinson, les prostituées appartiennent partout aux classes les plus défavorisées. En Inde, elles sont issues des castes les plus basses. Au Canada, les Amé-rindiennes sont surreprésentées, comme le sont ici les femmes d'origine étrangère, à 90 % selon un rapport à l'Assemblée nationale en 2010, qui les considère comme particulièrement précaires. Selon Melissa Farley, psycho-logue et consultante pour l'ONU, 75 % des prostituées ont été SDF à un moment de leur vie. Dans l'affaire marseillaise, les victimes sont décrites comme « paumées, en rupture familiale ou vivant en foyer » par l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Rosen Hicher, ancienne prostituée qui milite pour l'abolition, confirme que, même sorties de la prostitution, « il n'y a plus rien pour elles dans la société ».

 

Il faut abolir la prostitution car elle tue. Pour son ouverture, le dépliant du Pussy Cat, un bordel légal de Stuttgart, promet du « sexe avec toutes les femmes aussi longtemps que vous le souhaitez. Sexe anal, sexe oral sans préservatif, triolisme, orgie, gang-bangs ». Ce battage et un tarif de Black Friday (70 € la journée, contre 20 € la fellation et jusqu'à 100 € la passe à Paris) attirent 1.700 clients en un week-end, de quoi remplir 10 Airbus A320. Jusqu'à 700 hommes font la queue pour entrer. Cette chaîne propose aujourd'hui des forfaits all inclusive et open bar, alcool + femmes. On a le droit de vomir, comme l'an dernier lors de la mort d'une Japonaise de vingt-trois ans, victime d'asphyxie sur un tournage porno, après un bukkake infligé par une vingtaine de soi-disant acteurs. Disant avoir cru qu'elle simulait pour la caméra, aucun ne l'a secourue. L'analyse sémantique du discours des usagers de la prostitution sur des forums « spécialisés » montre de fortes similitudes avec la culture pornographique et exprime le même mépris des femmes, qualifiées de « serpillières à sperme » ou de « bonnes salopes ». Cette culture misogyne, qui motive 80 % des demandes d'actes extrêmes, rend la prostitution terriblement dangereuse. Farley indique qu'environ la moitié a subi un enlèvement et 27 % ont été mutilées. Spécialiste de la mémoire traumatique, la psychiatre Muriel Salmona note que 71 % des prostituées françaises font l'objet de violences physiques avec dommages corporels. Parmi elles, 64 % ont été menacées avec des armes

Les prostituées meurent jeunes et cruellement. Leur espérance de vie serait de 40 % inférieure aux moyennes nationales. Etudiant pendant plus de 30 ans deux panels de près de 2.000 femmes, l'épidémiologiste John J. Potterat constate une mortalité presque huit fois supérieure à celle des femmes de mêmes âges et origines. L'âge moyen du décès est de 34 ans. Les causes principales sont l'homicide, la drogue et l'alcool, pas le SIDA. Entre 2002 et 2015, 69 meurtres de prostituées sont commis en Allemagne, 31 en Espagne en 5 ans. Ces chiffres terribles édulcorent l'horreur des faits. En juin 2018, la rubrique des faits divers relate le massacre à coups de couteau d'une femme de 26 ans dans le Doubs. Le tueur est un habitué qui se justifie par un désaccord sur le tarif.  Un an plus tôt, elle avait été tabassée par son proxénète, laissée pour morte chez elle. En décembre 2016, autre tuerie dans le Gard : « la jeune fille de 18 ans, défigurée et dénudée, retrouvée morte dans un bois, est une prostituée. Le cadavre présentait 26 coups de couteau et de multiples coups au visage au point que ses os et ses dents étaient brisés »

Ces risques mortels sont fonction du nombre de michetons et de la fréquence des rapports. Président de la fondation Scelles, Yves Charpenel dénonce « la démolition physique et psychologique créée par ce travail à la chaîne, où le client préfère majoritairement consommer sans protection ». Ressources Prostitution cite une étude allemande estimant entre 15 et 30 le nombre des clients par femme et par jour. Je vous épargne le calcul du volume de foutre mais pas la cadence de 2,8 queutards à l'heure, sur la base d'une journée légale de 8 heures, douches et pauses comprises, et d'une moyenne pondérée de 22,5 prestations. Tout patron parlerait de productivité record mais on imagine l'impact sur le capital humain. « Ça devient une maladie mentale, une mort lente. Les filles ne s'en rendent pas compte. Et quand elles le réalisent, c'est trop tard », témoigne Hicher, qui se définit comme une survivante.Psychologiquement, 68 % disent souffrir de stress post-traumatique, plus du quart déclare avoir des pensées suicidaires, tandis que 78 % affirment avoir été abusées dans leur enfance. Un chiffre à comparer aux 5 % des femmes de 20 à 69 ans et aux 10 % de jeunes femmes de moins de 20 ans victimes de viol, tentative de viol ou attouchements dans le cadre familial et recensées en 2017 par Sylvie Croner, sociologue à l'INED et au CNRS. Une telle surreprésentation ne peut résulter du hasard. Aucun homme n'est jamais mort de surpression testiculaire, mais la prostitution tue, avec le viol pour principal mobile.

 

Il faut abolir la prostitution qui est un viol institutionnel. Chaque jour, 206 personnes sont violées. En cumulant viols et tentatives, ce crime concerne en France 100.000 personnes majeures en 2017, dont 91 % de femmes. S'y ajoutent les actes sur mineur.e.s, y compris incestueux, estimés à 150.000. Ces actes sont commis à 96 % par des personnes de sexe masculin, y compris transgenre. Forgé par Susan Griffin puis développé par Margaret Mead et Françoise Héritier, le concept de culture du viol a été défini par Kimberly Lonsway et Louise Fitzgerald comme l'ensemble des « attitudes et croyances généralement fausses, mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l'agression sexuelle masculine contre les femmes. » Cette culture stigmatise la victime et inverse la culpa-bilité pour maintenir la cohérence de la croyance en la supériorité masculine. Les chercheurs montrent aussi que le besoin de dominer accroît la propension au viol, qui ne résulte pas d'une simple pulsion sexuelle. Auteur d'une thèse sur le sujet, le psychologue Massil Benbouriche parle d'une forme de banalisation et constate « une dimension sociale et culturelle très forte, qui rejoint ce que les approches féministes décrivent dans une société patriarcale. »Les violeurs agissent délibérément, avec pour alibi la fable des pulsions irrépressibles, que la justice retient toujours comme circonstance atté-nuante. Le viol semble très partiellement perçu comme une déviance par les hommes, et l'est d'autant moins que le caractère déviant s'apprécie en fonction de la réaction de la société et non de l'acte lui-même. Or tout se passe comme si la norme informelle, qui tolère la violence masculine, l'emportait sur la règle de droit. Le faible taux de plaintes (9 %) et la relative légèreté des sanctions favorisent, en outre, un sentiment d'impunité. Tout ceci explique les passages à l'acte mais aussi l'indifférence publique à la question du consentement quand le Parlement rejetait en 2018 le principe de présomption de non-consentement pour les mineur.e.s victimes de viols et d'abus. Avant ou après la majorité sexuelle à 15 ans, ily a toujours présomption de consentement, c'est à dire qu'il revient aux victimes de démontrer le contraire. 

Comme 90 % des violeurs, la majorité des usagers ne souffre pas de troubles psychologiques. Selon le socio-logue Saïd Bouamama, la plupart ne vit pas dans la misère sexuelle, ils sont souvent mariés et ont des enfants. Plutôt bien intégrés, beaucoup appartiennent aux catégories moyennes et supérieures. Tout ceci confirme la dimension culturelle et institutionnelle du fait social qu'est la prostitution, forme de viol tarifé. En témoignent l'expression maisons de toléranceet l'initiation des puceaux dans les bordels jusqu'à leur fermeture. Comparable aux tournantes, cette pratique participait à la socialisation au sein d'un groupe de pairs, forme d'entre-soi masculin couverte par une omertad'autant plus hypocrite que tout le monde savait de quoi il retour-nait.Rite de passage au cours duquel on partageait parfois une femme comme on aurait vidé une bouteille ensemble, cette pratique institutionnalisait d'autant plus le viol que les maisons closesétaient soumises à autorisation de l'administration, qui délivrait aux prosti-tuées la carte leur permettant d'exercer en maison. Comme l'écrit le Mouvement du Nid, la prostitution constitue donc un territoire d'exceptionau profit des hommes. Les prostituées sont des femmes délibérément placées sous le regard masculin, jetées en pâture dans l'espace public, celui dont les hommes revendiquent traditionnellement l'exclusivité en enfermant les femmes dans l'espace domestique. En ce sens, vêtue d'un jean ou d'une jupe de cuir, toute femme qui transgresse cette frontière invisible devient une femme publique

On comprend combien le stéréotype de la prostitution qui éviterait le viol est dangereux, puisque s'exercent la même domination et la même violence sexuelle.A Cologne, au Nouvel an 2017, 2000 femmes ont été agressées par 1200 hommes, dans un pays qui a institutionnalisé par prostitution. Il est en revanche logique que 38 % seulement des hommes se disent favorables à l'abolition, contre 59 % des femmes, selon un sondage Louis Harris de 2012. Noémie Renard, autrice de « En finir avec la culture du viol », explique que, en transférant la responsabilité du coupable sur la victime, réputée consentante car payée, ce cliché fait croire que la prédation exercée par le truchement l'argent serait moins grave que la violence physique. Il accrédite aussi l'idée ignoble que la violence sexuelle peut avoir un prix.Renard conclut que la pros-titution « fait bien partie de la culture du viol. Mais il n'y a pas encore eu de #Metoo dans la prostitution. Pour cela, il faudrait que plus de femmes aient l'opportunité de parler et de dénoncer ce qu'elles vivent. Mais le stigmate est si fort, la honte qui pèse sur elles, qu'elles en sont empêchées ». Il y a plus d'un siècle, Louise Michel décrivait déjà « les malheureuses qu'on abreuve de honte parce qu'on en a fait des prostituées, comme si la honte était pour les victimes et non pour les assassins. »  

 

Il faut abolir la prostitution car elle patrimonialise le corps féminin. Louise Michel écrivait aussi qu'il y a « entre les propriétaires des maisons de prostitution échange de femmes, comme il y a échange de chevaux ou de bœufs entre agriculteurs ; ce sont des troupeaux, le bétail humain est celui qui rapporte le plus ». Pour autant,  on ne peut parler de marché entre le client et la prostituée. Le problème économique que pose la prostitution montre en revan-che à quel point se fourvoient ses défenseurs. 

Même au regard de l'orthodoxie néoclassique, le corps humain est un bien libre, c'est à dire que sa production ne nécessite aucun travail et qu'il existe en quantité illimitée. En vertu du principe d'indisponibilité, il n'est pas une chose pouvant faire l'objet d'un contrat. Marx distingue d'ailleurs le prolétaire de la force de travail qu'il est contraint à vendre. Dans un contrat de travail, l'employeur achète le temps mais non le corps du travailleur. Limite à la liberté de disposer de soi-même, ce principe complète ceux de dignité de la personne et d'intégrité du corps humain qui ont valeur consti-tutionnelle en France. Comment ce bien libre devient-il l'objet d'une apparente transaction ? Analogue à ceux de la dot et de la coutume qui dans certaines cultures permet à un violeur de réparer son acte en épousant sa victime, le mécanisme ne doit rien à la main invisible chère à Adam Smith. Autre conséquence du patriarcat, il s'agit d'un processus de patrimonialisation et non de marchandisation. 

Fréquente dans les corporations d'artisans, la coutume médiévale qu'un homme épouse la veuve de son frère signifie que la valeur de l'épouse entrait dans la succession du défunt. L'héritage et le mariage organisent le transfert de propriété et d'autorité d'un homme à un autre homme, sachant que la propriété comporte l'usus (le droit d'user de la chose) et l'abusus (le droit d'en abuser jusqu'à la détruire). Dans cette vision patri-moniale, dire qu'il existe des femmes publiques implique qu'il en est d'autres qui sont privées, c'est à dire appropriées, possédées en propre et à usage exclusif. Aux deux statuts féminins correspondent donc deux catégories économiques, discriminées par le type de propriété. On a d'une part les femmes chosifiées en biens exclusifs d'un propriétaire privé, qui en use en bon père de familleet en interdit l'usage aux autres hommes et, d'autre part, celles chosifiées en biens communs accessibles à tous. La Prix Nobel d'économie Elinor Ostrom montre que ces biens sont en général gérés par les appropriateurs dans une logique communautaire. 

Puisque les prostituées sont un bien commun, le proxénète est une sorte de concessionnaire, inter-médiaire de ce qui ressemble à la reddition d'un service public, la transaction monétaire n'impliquant pas un échange marchand. Ce que paie l'usager n'est pas un prix mais une redevance d'usage, pratique d'origine féodale. Le soi-disant client apparaît alors comme le redevable d'une faveur dans un système clientéliste. Ceci exclut de le considérer comme un consommateur achetant un service sur un marché. En quelque sorte évalué à la valeur locative vénalede la femme chosifiée, le tarif ne résulte pas d'un échange à un prix déterminé par la loi de l'offre et la demande mais d'une décision arbitraire qui s'impose à l'usager et à la femme vénale

Il n'y a donc, en droit comme en théorie économique, pas de libre accès au marché car il n'existe ni marché ni échange marchand, pour la simple raison que la prostituée ne peut pas plus se vendre que le souteneur ne peut la louer. Le régime fiscal est d'ailleurs celui des bénéfices non commerciaux. Ceci confirme qu'il n'y a ni commerce ni salariat. Il en découle qu'on ne peut pas non plus parler de travail du sexe. Activité rémunérée concourant à la production de biens utiles (et on ne peut réfuter l'utilité car est utile un bien dont la consom-mation procure une satisfaction), le travail est un des facteurs qui transforment un bien libre en bien économique. S'il n'y a pas de travail, il n'y a pas non plus de valeur ajoutée, ce dont les services fiscaux tirent la conséquence en n'assujettissant pas les prostituées à la TVA. Il faut en revanche parler d'aliénation, situation d'exploitation où l'individu est confronté à un autre qui l'asservit, en le rendant étranger à lui-même.

Le STRAS (syndicat des travailleur.se.s du sexe) et Médecins du Monde cèdent donc au confusionnisme quand, au nom de la liberté d'entreprendre, ils déposent une question prioritaire de constitutionnalité visant la loi qui pénalise les clients depuis 2016. Ces prostitu-tionnistes, auxquels on peut ajouter Amnesty International et le Planning Familial, emploie abusi-vement le concept de consentement à recevoir, qui est le prix accepté par un offreur pour céder son bien, et de la notion de prix de marché. Comme leurs larmes de crocodiles sur la baisse des revenus des prostituées, ce discours pseudo libéral a pour but de pérenniser ce que Louise Michel qualifiait d'exploitation de créatures humaines par d'autres créatures humaines, dont découle l'abolition par la Commune de Paris, qui fut un des premiers mouvements féminins de masse. La même idée motive la fermeture des bordels à l'initiative de la résistante et ancienne prostituée Marthe Richard.

 

Il faut abolir la prostitution parce qu'elle tient en esclavage, au sens de l'article 4 de la déclaration universelle des droits humains et de la Convention de l'ONU pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui de 1949. Ratifiée par la France en 1960, qui en restreint l'application à la métropole, son article 1er pose le principe de la répression des proxénètes, y compris quand la femme exploitée se dit consentante. Dans la mesure où consentir signifie concéder et non accepter ou se résoudre à, parler de consentement est une fiction. La prostitution n'est jamais un choix libre. « Toute prostitution implique un rapport sexuel asymétrique du simple fait que l'argent du client lui donne le pouvoir de déterminer les conditions de la relation sexuelle », écrit la philosophe Jean Rhéa, qui défend l'abolition au nom de la liberté sexuelle. « Le fait est que la majorité des femmes qui se retrouvent dans cette situation ne sont pas en pleine conscience, n'ont pas totalement le pouvoir sur leur corps », confirme une étudiante qui recourt à la prostitution occasionnelle. Najat Vallaud-Belkassem va dans le même sens dans un courrier ministériel : « la prostitution n'est pas une activité commerciale librement consentie. Croire qu'elle puisse l'être est un parti pris idéologique, c'est un mirage et une offense aux millions de victimes de l'exploitation sexuelle à travers le monde ». 

Le rapport parlementaire déjà cité est encore plus explicite : «  la prostitution traditionnelle semble avoir cédé la place aux réseaux d'exploitation sexuelle ». L'esclavage sexuel enrichit le crime organisé. La traite humaine est la 2eforme de criminalité la plus lucrative au monde derrière le trafic de drogue, la majorité des victimes étant dirigée vers les pays où la prostitution est légale, comme le démontre Europol. « La prostitution est le fait de réseaux de mafieux et relève de la traite de personnes en situation irrégulière. Le critère de consentement mutuel n'est probablement pas vérifié », rappelle Eric Dubois, directeur des études à l'Insee pour justifier le refus de la France d'intégrer la prostitution dans le PIB. Dans leurs témoignages, les proies de ces réseaux, en majorité originaires d'Asie, d'Afrique et d'Europe de l'Est, racontent la confiscation des passeports et la fourniture de faux papiers, la menace d'un contrôle d'identité ou d'une délation, la prise imposée de drogues, les violences physiques et psychologiques. Selon Farley, 78 % des prostituées américaines ont été victimes de viol par les usagers et les proxénètes, en moyenne 49 fois par an, près d'une fois par semaine. Salmona avance le chiffre de 61 % en France. « On est loin du libertinage. L'essentiel de la prostitution est une prostitution de contrainte, mot pudique pour ne pas dire violence », confirme Charpenel, qui parle de « circuits de dressage : on les viole, on les drogue et ensuite on les fait tourner d'un pays à l'autre, le client se lassant vite ». A cette déshumanisation s'ajoute la dépendance financière. Les prostituées d'origine chinoise s'endettent à hauteur de 7.000 à 15.000 € pour obtenir un visa français, et celles originaire du Nigéria sont redevables de 40.000 à 70.000 €. Elles rapportent aussi comment les prostitueurs usent de l'emprise des religions traditionnelles et des pressions sur leur famille pour les soumettre. 

On comprend pourquoi 89 % des prostituées veulent en sortir mais, comme la jeune Roumaine rouée de coups par son souteneur et assassinée par son client, illeur est inutile de rêver. Dans l'Amérique suprématiste de Trump, certains bordels légaux du Nevada et du Nouveau-Mexique, où officient des clandestines issues du monde entier, ont des enceintes grillagées, des chiens, des surveillants armés. Comme les femmes mandchoues et coréennes captives des bordels de l'armée impériale japonaise, ces esclaves sexuelles sont détenues dans un univers concentrationnaire. La passivité collective est donc d'autant plus coupable que 80 % des Français.e.s considèrent que les prostituées sont victimes de réseaux criminels.

 

Mesdames et Messieurs, vou.e.s avez entendu l'insoutenable vérité. Le primat de la valeur patrimo-niale, la domination hédoniste du mâle, le culte de la compétition et l'idolâtrie de la performance sont des valeurs du patriarcat, qui use de la prostitution pour asservir les femmes. Patriarcal est l'alibi de la pulsion irrépressible, comme la fiction de la prostitution qui éviterait le viol. Patriarcal est l'affairisme putassier du STRAS et patriarcaux sont les jean-foutre de Médecins du Monde, qui n'évoquent jamais les mafias prosti-tutionnelles. Patriarcal est l'appel des 343 Salauds, après la pétition « Touche pas à ma pute » du mensuel Causeur. Les signataires, dont Beigbeder, Zemmour et Caubère, y proclament :«  nous considérons que chacun a le droit de vendre librement ses charmes – et même d'aimer ça ».  Collaborationniste est la tribune parue dans le Monde en janvier dernier, signée entre autres par Catherine Deneuve et Brigitte Lahaie, qui prône « une liberté d'importuner, indispensable à la liberté sexuelle »

Les arguments des prostitueurs sont identiques : promotion de la liberté individuelle au mépris de l'égalité et de la liberté collective des femmes, invocation de la libre entreprise en niant l'exploitation, exaltation de la liberté sexuelle en traitant de puritaines les féministes universalistes, en majorité abolitionnistes. Faut-il rap-peler que Cohn-Bendit et Foucault justifiaient leur pédophilie par une apologie de cette soi-disant lutte contre le moralisme petit-bourgeois ? Dolorès Ibarruri, la Passionaria, celle du « no pasaran », savait, bien avant Beauvoir, que la liberté sexuelle signifie pour les femmes la maîtrise de leur corps et de leur fécondité mais aussi l'éducation et la conquête de responsabilités politiques, militaires, économiques et sociales. 

Puisqu'il s'agit de liberté et non de mœurs, je m'en tiens à Louise Michel, que je cite une dernière fois. « Si les grands négociants des marchés de femmes (…) étaient chacun au bout d'une corde, ce n'est pas moi qui irais la couper ». Moi non plus, je ne la couperais pas, laissant à la nature le soin d'abreuver nos sillons avec ce dont ni les compagnes légitimes ni la veuve-poignet ne suffisent à tarir le flux, contraignant les putains respectueuses à y sacrifier leur vie. 

Il n'y a pas de libre travail du sexe, pas de prix de marché qui fasse bon marché de l'égalité. Alors que le système prostitutionnel exploite, réduit en esclavage et tue, la prohibition est efficace. La Suède pénalise les clients depuis 1999. On y compterait moins de 2.000 prostitué.e.s, un taux de 0,2 ‰rapporté à la population. A contrario, en Allemagne, le businessest en pleine expansion avec plus de 3.500 bordels et 13 fois plus de prostituées qu'en France, soit une proportion de 5 ‰.

Prohiber la prostitution signifie frapper les proxénètes et les clients. On ne peut condamner les uns et accorder le non-lieu aux autres, puisque tous sont complices de la même aliénation. Selon le sondage déjà cité, 93 % des Français des deux sexes se montrent fatalistes et pensent qu'on ne peut pas faire disparaître la prostitution. Voulons-nous des usagers parmi nos collègues, nos voisins, nos parents, nos amis, nos fils, nos frères ? L'Allemagne commence à s'interroger sur les limites de son « modèle » et le Conseil constitutionnel a rendu le 1erf évrier son jugement sur la loi de 2006, qu'il déclaer conforme à la constitution. Au delà des textes juridiques qui ne s'applique que si la société en est la garante, garderons-nou.e.s le silence et les bras croisés alors que nou.e.s savons ?

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