Poussière âcre et désir enfantin

Charles Loup Turbide

Je passai au moins trois longues heures à scruter l’horizon âcre de la ville assiégée par des milliers d’obus qui perçaient et qui explosaient.  Je n’avais qu’onze ans et déjà je sentais l’indifférence de la guerre en moi.  L’horrible juge en lambeaux noirs qu’est la haine m’avait arraché l’enfance.  Après trois heures à rire de la puissance mirageuse que l’humain se donne, je retournais chez moi où la pesanteur de la douleur écrasait les murs et les meubles.  Je savais trop bien que je resterais seul encore.  Mon père, sûrement mort durant les batailles.  Ma mère, kidnappée par un groupe d’hommes assoiffés de sexe et de violence, je n’avais ni sœur, ni frère, j’étais solitaire et tentait de vivre par mes propres moyens.

Un jour, lors d’une journée partiellement mauvaise, on sonna à la porte.  J’entrouvris avec précaution, bâton à la main.  Malgré mon indifférence je ne voulais pas mourir.  J’aimais mieux survivre que de laisser crever onze pauvres années d’une vie sans histoire.  Lorsque j’eux à peine ouvert la porte, l’homme qui si cachait derrière, la défonça d’un grand et large coup de pied.

Le choc était tellement haineux que je sentais non seulement mes yeux pénétrer dans leurs orbites mais surtout mon nez s’écraser en petites miettes pour y faire sortir mon sang, comme une explosion qui fait trembler les immeubles.  Je me retrouvai face contre terre, les mains tentant de retenir les saignements et quelques pleurs qui coulaient sur mes joues.  L’homme cagoulé me prit par la tête et m’assomma d’un coup de crosse.  Pris dans les vapes, mon corps s’écroula sur le sol.

Je me réveillai, je ne savais pas combien de temps après m’être fait assommer.  Lorsque j’ouvris les yeux je ne voyais rien.  La pièce où j’étais était plongée dans le noir.  Je tentai de me relever mais c’est à ce moment que je sentis les cordes qui me scellaient à ma chaise.  Pris de panique, je me mis à crier comme un damné, ma gorge s’enflait et je sentais les parcelles d’air irriter l’intérieur de ma bouche.  Plus je criais, plus ma douleur me transperçait, comme des milliards de punaises qui charcutaient mon âme.  Soudain, un bruit étouffé se fit entendre, j’arrêtais de crier mais je ne pouvais retenir mes tremblements.  Un homme s’approchait de la porte en s’esclaffant d’un rire qui vous glace le sang.  Il ouvrit et se tut.  Â pas lents, il s’approcha, j’entendais son souffle, je sentais sa haine et je voyais la mort venir vers moi.  Il s’arrêta net et ouvrit une ampoule située au dessus de ma tête.

Il me fixait, cet homme que je connaissais, il me fixait.  Mon père me fixait.  Il était revenu mais je ne le connaissais plus.  La cigarette au bec, il se mit à me parler.

-  J’ai vécu la guerre, j’ai vue la mort.  Excuse-moi de la férocité de mon entrée, mais j’en ai été contraint.  Je ne voulais pas te faire d’illusions, je voulais te faire entrer dans la vérité absolue du message que je viens te livrer.  Sache, mon fils, que je t’aime mais aujourd’hui est le dernier des jours.  J’ai appris pour le kidnapping de ta mère, je n’ai plus d’espoir pour rien.

Il me regardait avec haine et tendresse à la fois.

-  Je vais faire l’impensable, comme la guerre qui tue des milliers d’innocents.  Tu n’as que onze ans mais l’enfance n’existe plus en toi.  Je n’aurais jamais pensé faire ça un jour, j’ai toujours voulu ton bien.  Je t’aime mon fils, je t’aime.

Deux détonations se firent entendre.  On sonna à la porte.  Une femme était revenue, une femme dont le visage leur aurait peut-être été familier.

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