Poussières d'étoile

merlin

"Chère Sylviane, soit notre histoire ne fait que commencer, soit elle n'a déjà que trop duré. Alors voilà, c'est décidé ; samedi à 15 heures, quoi que tu en penses, je serais sous l'Arc de Triomphe avec tous les ploucs en visite (je serais le type à lunettes avec le bouquet de fleurs à la main). Ne me demande pas pourquoi ce lieu de rendez-vous, je n'en sais fichtre rien ! Dans tous les cas j'y serais et t'y attendrais une heure. Si tu n'es pas là c'est que notre aventure n'est pas suffisamment importante à tes yeux, et alors elle sera terminée.
Je t'embrasse comme je t'aime.

Merlin."

Quarante-cinq balles le petit bouquet de dahlias. Ils s'emmerdent pas les mecs, mais ils auraient pu me demander cent fois, mille fois la somme, j'aurais payé. Deux mois que je ne dors plus, deux mois que je cherche comment la récupérer ; parce que Sylviane n’est pas n’importe qui, parce que c’est elle que j’ai dans la peau et que je refuse qu'elle m'échappe aussi facilement. Parce que je ne sais pas comment faire autrement.

(14 h 25) Je glisse mon ticket dans la fente du tourniquet du métro et déjà je ne vois plus que ses yeux verts si doux et si durs à la fois qui m’obsèdent. Assis sur le banc le long du quai désert, je tente de deviner ce qu'ils ont à me dire, ces yeux-là. Seront-ils seulement au rendez-vous ? Je préfère serrer les dents, le ventre noué, la bidoche en vrac à l’intérieur, je cherche vainement quelle a pu être sa réaction en découvrant mon courrier dans sa boîte aux lettres. La salope. Elle m'en fait baver et je crois que cela ne lui déplait pas. J'attends le trome un long (trop long) moment en pensant à ses fesses rondes comme des melons, à sa petite fille aussi craquante qu'une poupée, à la chouette famille qu'on pourrait former si elle voulait. Je nous vois déjà dans une vieille bicoque à la campagne, avec un cheval et un âne, et puis des chiens et des chats. Je laisse un instant ce petit monde s'organiser dans mon esprit, même si je le sais bien, c’est des conneries, tout ça. Un rêve à deux balles pou une pub de petit-déjeuner, mais je m’y accroche comme un mort de faim ; que faire d’autre ? Nous sommes samedi et les rames sont moins nombreuses le week-end. Je regarde l’heure sur mon portable. J’ai peut-être vu un peu juste. Soudain, le visage de Sylviane défait par les larmes et le désespoir de ne pas me trouver, s’enfonce comme une aiguille chauffée à blanc dans mon cerveau. "Si je suis en retard à cause de ces cons de cheminots et leurs putains de RTT, j’en tue un au hasard. Juré craché »

(14 h 40) Je m'engouffre enfin dans le métro et me jette sur un strapontin, je vérifie l'heure encore une fois. Une seconde dure une heure. Mon bouquet me semble pas mal. Joli, simple. Ouais, pas mal je crois. Les petites fleurs oranges sentent bon. La ligne 6 est en partie aérienne, et regarder les immeubles le long de la voie m’occupe l’esprit. Tous ces bouts d'intérieurs, toutes ces secondes de vies inconnues qui défilent de l'autre côté de la vitre, et moi, tout seul avec mon poing serré sur mon bouquet de rien : Bir-Hakeim, Passy, la Seine limoneuse sous mes pieds, la tour Eiffel un peu plus loin, majestueuse comme sur les cartes postales. Une famille de scandinaves en short se précipitent sur leurs 24X36 pour mitrailler la vieille dame de fer qui s'élance vers le ciel. Ils ont l'air satisfait d'être là et moi j’ai une chiasse à tout casser qui me brûle le trou du cul.

(14 h 50) “Charles-de-Gaulle-Etoile. Terminus, tout le monde descend” Moi le premier. Je fonce dans le couloir de sortie, puis emprunte l'Escalator. File de gauche, je grimpe à fond les gamelles. Le ticket dans la fente du tourniquet et me voilà presque libéré. Toutes les pensées que j'avais tournées et retournées dans ma tête pour savoir si oui ou non elle serait là, les chances que oui, les peut-être, et les probables que non, ne sont plus qu’une bouillie vide de sens. Je me trouve maintenant en bas du dernier Escalator, celui qui débouche sur la place de l'Étoile, dans la lumière.
Je vais enfin savoir.
J'inspire profondément deux trois fois avant de pouvoir mettre un pas devant l'autre.

(14 h 55) Le ciel est gris, menaçant, avec pas mal de vent. Les voitures tournent à toute allure autour de l'Arc de Triomphe, ça klaxonne de partout, les sifflets des flics tentent de mettre un peu d'ordre dans le bordel ambiant ; et moi, devant ce manège infernal, avec le sang qui bat à mes tempes, je regarde machinalement autour de moi, la gorge desséchée. Je ne vois pas le visage que j'aime dans la foule. Envie de vomir. Les mâchoires serrées à m'en faire péter les dents, j'avance vers le tunnel qui mène sous le monument. Un keuf en gants blancs avise mon bouquet, il m'adresse un sourire complaisant et s'écarte pour me laisser passer. Je me retourne vers lui en descendant fissa les marches, décide d'y voir un signe du destin positif, ouais, je veux croire à ces choses, un jour comme celui-là il le faut.

(14 h 58) Je suis sous l'Arc de Triomphe, le cœur gonflé, prêt à exploser. Le vent s'engouffre entre les quatre piliers de l'édifice et il y fait plus froid que sur les Champs. J'inspire doucement une bouffée de dahlias et je suis la flèche qui indique l'emplacement de la tombe du soldat inconnu. Je m'arrête devant la flamme qui brûle mollement au milieu du parvis, je n'ose plus lever le nez de la tombe, le flippe complet. Je lis machinalement le texte inscrit sur la dalle en priant. “Nom de Dieu, faites qu'elle soit là putain”.

(15 h 00) Je me retourne aux quatre coins, pas de Sylviane, ni personne d’autre d'ailleurs. Tout à coup, j’ai très chaud, je sue, je me sens mal. Mais pas de panique, j'avais prévu cette éventualité. Surtout rester calme. Mon mètre cinquante-huit de bonne femme est bien foutu de ce pointer à 15 h 59 rien que pour me faire mariner. Penser à respirer profondément, libérer le plexus. Calme, calme. Attendre, ne pas bouger, oublier que le temps s'écoule à jamais. Oui, attendre. Le vent bruisse à mes oreilles et soulève une mèche de cheveux qui balaie mon front. Je me laisse faire, figé comme un "i", mon bouquet de dahlias à la main, devant la tombe du soldat inconnu. Attendre. Attendre... Je pense au pauvre con qui se trouvait là-dessous et n'avait rien demandé à personne. Servir de sens giratoire à trois cent cinquante mille véhicules/jour, qui aurait voulu de ça. Quelle merde d'attendre ici.

(15 h 42) Une larme glisse sur ma joue. Comme une lame de cutter qui me déchire la peau. Sylviane ne viendra pas, elle ne viendra plus, désormais c’est certain. Je regarde cette putain de tombe et me laisse aller à chialer en hoquetant comme un môme, une main serrée sur mon bouquet, l'autre me masquant les yeux.
Je ne les ai pas entendus arriver.
Deux claquements secs. Je lève la tête. Deux vioques sont au garde à vous, face à moi, ils me regardent, figés comme des statues. Les deux sbires sont vêtus d'uniformes militaires bardés de décorations. Des bérets rouges vissés sur le crâne. Leurs visages sont parcourus de rides aussi profondes que des canyons. Une fanfare militaire rompt le silence et me fait sursauter. Roulements de tambour, clairons, grosse-caisse : "La madelon". À fond dans les oreilles. Ils doivent être sourds. Ils sont une trentaine de vieillards en rang d'oignons, tous en uniformes, tous prêt à envahir l'Allemagne. Juste derrière moi, le porte drapeau a bien du mal à ne pas s'envoler sous l'effet du vent. Merde, je pleure comme un con, je ne peux plus m'arrêter. "Merde, qu'est-ce que c'est ce bordel ? Et où elle est cette conne ? Merde, je l'aime, moi. Sylviane, je t'aime putain" Je regarde les deux vieux en face de moi, l'un puis l'autre, et je chiale encore, et encore. Le plus grand s’y met aussi, des grosses larmes qui se fraient un passage au travers des rides Cela dure une éternité.

(15 h 49) La musique s'arrête soudain. "Garde à vous... Fixe !", hurle un centenaire, et tous les vieux os présents craquent pour se figer comme un seul homme. Plus personne ne bouge, le silence est pesant, je ne vois pas quoi faire, je me sens con. Aussi lorsque quatre vénérables débris sortent enfin du rang, portant une énorme gerbe de fleurs, je laisse échapper un soupir de soulagement. Cinq bonnes minutes sont nécessaires aux vieillards pour placer la gerbe devant la tombe sans que l'un ou l'autre ne s'écroule sur la flamme. Dois-je les aider, devrais-je partir sur la pointe des pieds ? Pas le temps de me faire une idée ; nouveaux roulements de tambour, nouveaux clairons, et les vieux saluent en bombant le torse. Sur la gerbe de fleurs, un ruban pourpre orné de lettres d'or : "A NOS CHERS COMPAGNONS D'ARME, MORTS POUR DÉFENDRE NOTRE MÈRE PATRIE LA FRANCE. 51ème RÉGIMENT D'INFANTERIE"

(15 h 56) Un des deux vieux qui m'entourent me salue militairement, les yeux rougis par l'émotion. Il a la mâchoire en bouillie et couverte de cicatrices horribles. Il me regarde jusqu’au tréfond et je suis paralysé.
- Bravooo, petit ! Tu peuuuux poser ta gerrrrrrbe, me dit-il d'une voix déchiquetée. Tu es des nôooootres, petit.
Je le regarde, lui, puis le bouquet dans ma main. Je ne sais plus quoi faire. Merde, je chiale toujours. "Sylviane" Je ne peux plus arrêter. Un torrent brûlant.
J’hésite un instant, ils me regardent tous. Je suis désespéré. Je finis par lâcher mon bouquet devant la tombe. Les fleurs semblent flotter dans l'air un instant, puis elles plongent droit sur la flamme et s'embrasent en crépitant. Des pétales enflammés s'élèvent au-dessus de l'âtre comme autant de poussières d'étoile, le vieux à la mâchoire écrabouillé étrangle un sanglot et se signe rapidement, le porte-drapeau s’écroule comme une merde, mort ou dans les pommes, un autre détourne le regard, défait.

(15 h 59) Je cours aussi vite et aussi loin que possible. La fanfare me suit jusqu'à l'entrée du tunnel en entonnant une Marseillaise. J'adresse un dernier regard aux vieux fossiles qui me rendent les honneurs et agitent leurs mouchoirs à carreaux pour me dire adieu, puis je déguerpis sans demander mon reste, assailli par les flashes d'un car de touristes japonais. « Sylviane, petite salope, tu ne l'emporteras pas au paradis, c'est moi qui te le dit ».

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