POV VAN GOGH
Alicia Roda
POV VAN GOGH
Tu entres dans le musée
Par le tourniquet
Tu entres dans le musée
Impitoyablement
t’as dû payer
Tu entres dans le musée
Et tu es filmé
Filmé de tous côtés
Nous sommes enfin arrivés à Auvers-sur-Oise, après avoir déjeuné dans une crêperie version Mc Donalds, fromage plastiqueux, salade étonnamment croquante, gros néons et pseudo déco Van Gogh à outrance.
L’office de tourisme nous explique que tous les sites sont fermés en raison de la saison hivernale ; nous ne verrons ni la maison de notre admiré Van Gogh, ni la maison du Docteur Gachet, ni le musée de l’absinthe, ni… en revanche nous pouvons découvrir le joyau d’Auvers-sur-Oise : le Musée des Impressionnistes : dernière visite 16h25.
Nous nous hâtons donc vers le château, magnifiquement conservé, qui renferme le Musée. Passé le jardin taillé à la frânçaise, nous nous immisçons dans un corps de bâtiment qui semble être l’entrée du musée. Là point de pancarte, point de gardien, point d’hôtesse. Etonnés, nous pénétrons de plain-pied ou plutôt de pleins pieds dans la première salle du musée. Moi malhonnête, je me réjouis de cette visite gratuite dans un grand site du patrimoine et souhaite poursuivre dans la seconde salle.
Mais mon ami Luc, toujours si probe et bienveillant, s’inquiète : peut-être faudrait-il payer l’entrée ? Mais non, mais non, réponds-je, où veux tu qu’on paye, y’a même pas de guichet, rien n’est indiqué. De toute façon on ne paye pas, nous, puisqu’on est intermittente du spectacle et rsa-iste.
- Euh, excusez moi monsieur, vous savez s’il faut passer par une billetterie, ici ?
- Oui bien sûr, il faut traverser la cour et c’est tout là-bas, au fond à gauche.
- Ah.
A la luxueuse billetterie aseptisée, nous tombons sur une jeune fille qui n’a jamais entendu parler de RSA ni de chômage. Bienheureuse créature. Perdue, elle va chercher sa responsable, en balbutiant « ne quittez pas ». Une parfaite oxygénée reprend les rênes, et après un examen suspicieux de nos papiers, elle nous fait payer la modique somme de 9 euros soixante chacun. Mais pourquoi un musée de banlieue est-il si cher alors que le Louvre est gratuit pour nous, les artistes chômeurs ?
L’oxygénée nous expose en détail les strictes règles du musée, et nous prévient que dans les salles, nous serons surveillés par un système de caméras vidéo, ce qui nous donne juste envie de partir sur le champ – ou dans les champs. Nous restons quelques secondes à respirer l’air du jardin et à profiter du soleil d’automne. Mais la réceptionniste fond sur nous, affolée : il nous faut rentrer i-mmé-dia-te-ment dans le musée : tout passage par le tourniquet déclenche un bouton, qui lui-même mettra en route une voix enregistrée, qui à son tour facilitera notre compréhension des œuvres d’art.
Nous nous pressons alors dans la première salle, celle de tout à l’heure, où résonne une voix feutrée, qui nous commande de « regarder à droite » : une vitrine expose les différents métiers de Paris, chacun représenté par la toile d’un impressionniste filmée : on voit s’agiter sur l’écran une lavandière, un boulanger, un boucher. Comme je m’approche pour observer les tableaux, la première vitrine s’éteint subitement et la voix nous ordonne de regarder « sur la gauche ». Un autre pan s’allume, il représente un immeuble haussmannien ; chacun des étages s’éclaire à mesure que la voix détaille « les caves, le boudoir de la demi-mondaine, le salon bourgeois, la chambre de bonne de l’artiste », le tout reconstitué avec un soin charmant. Perdus dans notre contemplation, nous devons faire face à un gringalet qui, sans un bonjour rugit « vos billets ! ». Deux autres visiteurs paumés étaient rentrés sans payer. Ouille ! Ils sont rageusement escortés jusqu’à la billetterie. Nous avons eu chaud.
Mais l’enregistrement sonore a tôt fait de nous chasser de la première salle et nous voilà éjectés dans la seconde, la troisième, la quatrième salle. Chacune reconstitue pompeusement un univers différent, un bar, une garde-robe de femme, une salle de vente aux enchères en 1875. Nous essayons tant bien que mal d’admirer la subtilité de certaines photos d’époque, notamment une rencontre sépia entre un gendarme et une lavandière sous un auvent qui porte l’inscription « à déguster ». Des gravures très drôles de Daumier faisant ses gorges chaudes du salon d’art, où tous les impressionnistes avaient été refusés (aucun doute que si la caissière oxygénée et le conservateur du musée avaient vécu en 1875, ils auraient été les premiers à les refuser, les Impressionnistes.) Puis, nous avons ri devant un arbre généalogique dont les racines portaient l’inscription : « alcoolisme et absinthisme ; les branches : « troubles nerveux et affaiblissement des croyances morales » ; les ramifications : « délire alcoolique, asile d’aliénés, orphelins et tuberculose » ; et enfin, la cime : « criminalité et mort subite ». Voilà comment effrayer les masses. Je me suis dit que l’arbre dont les racines s’appelaient « absinthisme » aurait aussi bien pu finir tout en haut par « Rimbaud-Verlaine »
Mais la voix nous poursuit de ses « maintenant, approchez-vous de la vitrine », « ne vous arrêtez pas dans le couloir » et « c’est ici qu’il faut regarder ». Nous décidons de rebrousser chemin illico presto, mais à ce moment-là, nous tombons nez à nez sur celui qui avait grogné après nos tickets ; il veut nous barrer la route. Je lui demande ironiquement s’il souhaite encore me contrôler, au cas où j’aurais fabriqué de faux tickets ; il grimace. J’ajoute que s’ils espèrent que les visiteurs comprennent qu’il faut payer, ils n’ont qu’à installer la billetterie bien à l’entrée de la première salle, ce qui provoque forces cris rageurs chez le doux jeune homme.
Pour calmer nos esprits, nous prenons place (assisse) dans la salle ambiance cabaret du musée, et là, sur écran géantissime, nous assistons à une succession de numéros. C’est en réalité un habile montage vidéo virevoletant, mêlant Degas et Toulouse Lautrec : tout un ballet de danseuses classiques, puis la chanson « on l’aime bien Nini peau de chien », La Goulue, « madame Arthur est une femme qui fit parler d’elle longtemps », et en guise de bouquet final : French cancan. Les vieilles tables sont belles, avec leurs lanternes solidement gluées à leur marbre. Les tables et lanternes seront au final les seuls objets d’époque que nous aurons vus, puisque le Musée des Impressionnistes n’en compte pas une seule toile.
Nous nous échappons enfin, non sans nous asseoir dans le train en bois, par les fenêtres duquel défilent d’immenses projections vidéo des champs de coquelicots peints par Monet. Nous passons encore par « la plage selon les Impressionnistes », « la gare selon les Impressionnistes » et surtout l’arrivée ultime : le commerce de reliques selon les Impressionnistes. Difficile d’éviter la boutique, l’immense boutique de souvenirs qui décline à l’infini leurs portraits de pauvres bougres sur foulards de soie, tailles crayons, tabliers, sacs à main, sur post-it, papier toilette et préservatifs.
Pauvre Van Gogh qui échangeait ses toiles contre quelques nuitées à l’auberge. Pauvre Van Gogh qui n’aura jamais réussi à vendre qu’une seule toile, La vigne rouge. Pauvre Van Gogh subventionné par son frère cadet Théo. Pauvre Van Gogh qui crevait de faim et d’amour. Pauvre Van Gogh enterré au cimetière d’Auvers.
Repose en paix, Vincent.
PS : Nous vous conseillons le cimetière du village : il est simple, véridique et… gratuit.