Premiers (re)pas

lingenue

Sur le quai de la ligne 11, station Châtelet, elle regarde l'horloge. Une minute avant le prochain train.
Elle se souvient de cette blague qu'elle adorait.
Il savait adopter le ton et l'allure d'une ingénuité improbable qui la rendaient tout à fait crédible.
-Pardon Madame, savez-vous si le métro de 18h25 est déjà passé ?
Il tenait son rôle jusqu'au bout. Il faut dire que son allure un peu originale, vêtements parfois désuets, grands bras, un peu dégingandé, regard de petit garçon de 7 ans, lui donnaient un avantage.
En retrait, elle savourait les réactions des voyageurs, tour à tour indifférents, surpris, amusés.

Mais il fallait bien reconnaître que les blagues et les provocations publiques, comme le reste, avaient fini par s'épuiser.
Il reprenait les mêmes, de moins en moins fréquemment, et, soit qu'elle s'en fut lassée, soit qu'il y mit moins de cœur, elles lui paraissaient plus fades.

Cette rencontre, après deux mois de rupture totale, a glissé sur elle beaucoup plus facilement qu'elle ne l'aurait espéré. Elle y avait pensé un peu, sans l'espérer ni la redouter. Sans s'y préparer. 

Elle est arrivée dans son dos, lui a glissé d'une caresse de la main :
-Bonjour, comment vas-tu ?
Douce et spontanée. A s'en étonner elle-même.
Dans ses yeux, elle a lu la surprise, la joie ?
Il a l'air fatigué. Elle aussi, sans doute. Pour une fois, elle ne le lui dit pas.
A la pause, ils échangent maladroitement des banalités.
-Tu m'avais dit que tu ne viendrais pas...
-Non, j'avais dit que la date tombait mal, pas que je ne viendrais pas.
-Mais qu'as-tu fait de tes enfants ?
Elle a envie de répondre :"Et toi, des tiens ?"  Ou alors "Il m'attendent sur un banc, dans le parc. Je les retrouverai ce soir." Elle avait oublié à quel point cette question lui faisait ressentir qu'il la voyait comme enchaînée avec deux boulets aux pieds. 
-Je suis à Paris quasiment depuis un mois...

Le lendemain, il l'attend à la sortie du vestiaire, les chaussures pas encore relacées, comme s'il s'était précipité pour ne pas la rater.
-On déjeune ensemble ?
Elle fait sans s'en rendre compte son petit sourire pincé, celui qu'il adore -d'ailleurs il ne manque pas de le lui faire remarquer- avant d'accepter du bout des lèvres.
-Si tu veux.
-Tu veux manger quoi ?
-Je ne sais pas. Des légumes.

C'est elle qui pose les questions. Elle a l'impression inédite d'être plus à l'aise que lui.
Ce n'est sûrement qu'une manière d'éviter autant que possible de parler d'elle. De toute façon, il n'aurait pas écouté bien longtemps.
Voilà une autre chose qu'elle avait oublié : le goût d'inachevé que lui laissaient toutes leurs rencontres, toutes leurs conversations. Lui avait une répartie peu ordinaire, elle, un esprit d'escalier hors du commun. Le rapport était forcément déséquilibré.
Plus tard, comme pour chasser les images et les pensées sordides des épreuves terribles qu'il vient de traverser et qu'il a partagées avec elle, et comme elle ne sait pas comment l'aider, elle préfère se rejouer comme à chaque fois, le dialogue complété.

...

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