Prémisses d'un voyage

koya-al-gaad

Mon monde est un voyage, un chemin de rencontres en rencontres où mon coeur apprend tous les jours de la diversité. J'aime me perdre dans ce qu'est l'autre, pour le découvrir et en tirer de nouvelles vues. Mon regard s'élargi, il diverge sur l'immensité de la différence et fait mûrir mon âme pour en tirer l'essence sage. Je pars sans certitudes, sans savoir, avec tous les efforts possibles pour oublier ce que je connais. La route s'étale... S'étend dans le hasard, devant moi, elle m'appelle... et je suis prête à partir.
Mon petit sac à dos rouge vissé sur les épaules, les rangers enfilées : Je ne sais pas quand part le bus, ni n'ai vu l'endroit où je dois aller, mais je sais que le départ est sans demi-tour. Il faut vivre, avant de revenir.

Dans le sac, des affaires prises dans une certaine incertitude... paradoxale comme l'auteur. Les trois exemplaires du journal des Compagnons que m'a donné l'ébéniste des Taillades, un bouquin sur le Compagnonnage, un marteau à fleurs, des vêtements et sous-vêtements, une brosse à dents, mon porte-feuilles... Ah oui! Ne surtout pas oublier les lunettes de soleil, pour le retour...
C'est l'été, et en été on a tendance à fondre. Bien-sûr, en ayant tout prévu, je n'ai pas pris de bouteille d'eau. C'est donc la bouche sèche et pâteuse que j'halète en attendant ce putain de bus.. ça fait déjà une heure qu'il aurait dû débouler. Comment passer le temps? Je vous l'ai déjà dit! Les rencontres.                 Une jeune femme, mère de deux enfants, est en train de me parler d'eux. Des bouts-en-trains apparemment, mais je pense que la plupart des enfants le sont. Elle doit aller les chercher à la crèche, et elle a l'air d'être dans une belle galère avec le retard du car. Heureusement, elle prend soin, par téléphone, de la présence de quelqu'un à leur sortie.
Je me suis inquiétée. J'aime pas m'inquiéter. J'ai toujours peur qu'on me prenne pour une tarée qui est mal à l'aise à votre place! Mon sale cerveau est toujours en bataille, entre l'envie d'aller vers les autres et la peur de leur animosité. Je suis une petite créole farouche, j'ai grandi dans la brousse et je dois avouer qu'il y fait beaucoup plus doux vivre, quand personne ne vous dévisage pour un bonjour qu'on dira mal placé. Je leur pardonne toujours, je leur ai même tellement pardonné qu'il m'est arrivé de me demander si je n'étais pas la cause de tous ces comportements étranges... comme tant d'autres que moi!
C'était pas une belle époque dans ma tête, j'avais quitté mon Île et j'avais déjà passé quelques temps en métropole. J'ai fait mon entrée en 6ème dans un collège ZEP, entouré de barbelés et entièrement constitué de béton grisâtre... J'y ai passé 4 ans, et vous ne savez sûrement pas qu'il y était très difficile, pour une petite créole comme moi, encore innocente et insouciante, qui aime écouter et qui a des bouclettes... de rester tranquillement dans son coin. Je me suis battue deux fois, c'est peu!  Je suis surtout heureuse d'avoir su faire la part des choses entre un "espèce de mouton", et un "ta soeur la pute", les sonorités étant presque semblables. Quand on vous titille à ne plus pouvoir vous tenir, vous êtes rassuré de connaître votre force de toujours repousser la violence qui n'est pas nécessaire.
Le bus arrive enfin. Direction Avignon, c'est à côté, alors pour seul changement ça va aller. On n'est que peu nombreux, à mon grand étonnement, à monter dans le bus climatisé.
De la fraîcheur... je revis!
La place du fond me murmure de venir, contre la fenêtre. Le rideau est tiré, et en étant surélevée ainsi, j'ai la douce sensation d'être dans une bulle. A ce moment, la lecture sert à ça : patienter pendant que la clim me caresse le dos, et que le bus me mène là où je veux aller. Une fois à Avignon il faudra que je me dirige vers l'arrêt d'où part le bus pour Nîmes...

J'entrevois les remparts, il ne va pas tarder à s'arrêter. Avignon gare routière : Terminus.
Je descends et retrouve la chaleur accablante... L'impression d'un tournis me fait perdre pieds cinq secondes, puis je dois en revenir à ma marche. Je suis en train de longer les remparts, et vindieu, c'est une belle vue! Il y a un couloir qui passe en haut, sûrement pour les archers, ou les guetteurs. J'aimerais pouvoir faire le tour d'Avignon dans ce petit couloir, un jour, pour trouver des vues semblables à celles de nos ancêtres, si j'occulte les tours qui ont fleuri entre-temps.
Par contre, la voie piétonne est chaotique : un agglomérat anciennement lisse de cailloux, qui a fini par devenir ce gros fouillis. On trébuche dans les trous, se blesse la plante sur les pierres qui dépassent.. Vous auriez vu cette fille pleine de grimaces de douleur, à marcher beaucoup trop vite avec sa paire de sandales trouées!
Je fais ce petit cirque sur 500 mètres... Jusqu'à la porte. Une grande arche prise dans le rempart, et il y en a plusieurs comme celle-ci qui l'entourent. La pierre est beige-orangeâtre. Les pierres du coin respectent le thème de la région, même dans leur couleur : la canicule!...
Toute heureuse, j'arrive, et l'allée des arrêts de bus est agréablement ombragée... Ah! Ma ligne. E51. Il arrive dans une heure trente. Je vais dans l'endroit le plus isolé qui soit, assise par terre, sous un immense arbre sûrement centenaire... Le bruit des moteurs s'efface petit à petit de mon monde, et alors la nature retrouve sa voix... Les oiseaux et les cigales font un fond sonore paradisiaque pendant que je prépare ma résine. Le voyage n'en sera qu'encore plus "voyage"... Je laisse partir mes pensées. Je suis de ces filles qui ont un peu besoin de ça, qui ont besoin d'être ailleurs.
Je me fais mater, pourtant je cache bien ce que je fume. Un mec n'arrête de me regarder, il me dévisage et je me sens espionnée, épiée, oppressée... Je suis toujours cette petite créole farouche, à 18 ans. On ne m'approche pas très facilement, je suis rarement pleinement présente, pas vraiment acquise, jamais complètement en confiance. Je suis un électron libre, électrique, il ne faut pas me toucher... Je ne parle pas beaucoup non plus, je peux passer des heures sans rien dire, dans un silence reposant. Enfin... dans cet état-là.
Son bus arrive, il part. Je me sens plus légère... Quelle heure? 17h12. Plus qu'une dizaine de minutes pour que le mien vienne à son tour. Dix minutes ce n'est pas long quand on doit finir de fumer à temps! Et laisser se dissiper le rouge...

Voilà, Nîmes. Le E51 s'arrête pile face à moi, qui suis en train de l'attendre, presque nez contre nez. La grosse bête n'a pas l'air de vouloir me provoquer, alors je pardonne. Je monte, prends mon ticket et me dirige à nouveau vers le fond. Cette fois, j'ouvre grand les rideaux.
Je veux me perdre dans le paysage, dans sa danse énigmatique derrière la vitre... Et le bus roule. Les couleurs se confondent dans un étalage de nuances, la vitesse est visible dans le statique... Elles viennent du fantastique, de l'irréel et du fou qui se côtoient dans la monotonie du quotidien... Le paysage s'étend, se déplace et se déforme, un paysage de campagne dont on n'entend ni les oiseaux, ni les mots, ni les moteurs...
Seul le bruit de l'air contre la taule de la bête mouvante se fraye un chemin jusqu'à notre ouïe. Seul l'air, présent sans cesse, rythme ce voyage si banal et si merveilleux.
Le soleil se confond aux nuages, dégradant derrière eux en divers oranges qui disparaissent de plus en plus à chaque moment où mes yeux vont sur lui.
Le ciel s'écrase et s'envole, luit de sa noirceur sur ce vert si clair et se présente comme une étendue en harmonie de gris. Tout est si tristement beau dans cet enfer doré, cette terre que je vais bientôt laisser pour les constructions humaines que je n'aime pas tant admirer.
Le bus va bientôt arriver. Je dois m'arrêter à Manduel, un petit village avant Nîmes, bien paumé, sans réel attrait.. Sauf une femme, comme souvent.
Le bus va bientôt arriver, et je ne sais pas quel séjour je vais passer... mais je vais le savourer comme un voyage entamé.

Signaler ce texte