Prendre une veste... ou pas

Thierry Kagan

 - On est d'accord, hein ! Tu manges, tu souris, t'essuies ce qui goutte, tu réponds pas à la dame ni au monsieur, si c'est une dame ou un monsieur et tu chahutes pas avec les gosses. On est d'accord, Wilfried ?

- Oui, maman.

- Et là-bas, tu dis "mère" et tu me vouvoies. On va chez des gens importants pour ton père. Il a un nouveau métier, maintenant, hein ! tu sais ça, Wilfried ?

 

Avant, mon père, il était cadre inférieur.

Un jour, il a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir et pour sauver sa peau, sa chaise et son barreau de chaise, son vieux Président Directeur l'a promu. Et depuis, il l'en a remis direct à toute son estime et à un virement mensuel qu'est pas en sciure.

Alors voilà. Maintenant, on a les moyens, on fréquente. Sur introduction du patron de papa. On nous reçoit sans trop savoir pourquoi. Souvent.

Tout le monde, dans la famille, a dû apprendre à s'habiller, à se tenir correct, à parler avec des mots, dans un nouveau monde qui sent bon sous les bras. Et qui chasse et qui pèche et qui bouffe, qui se congratule et qui se félicite, qui avance ses particules et qui recule devant plus grandes.

Ce soir, on est reçus par un chirurgien. Il paraît qu'il fait des choses très jolies à partir de gens très moches au départ. D'ailleurs, il se serait très bien occupé de la femme du Président Directeur de papa.

C'est une soirée prospection pour l'hôte : un peu vexant pour mes parents.

 

- Bonsoir, cher ami.

- Bon… bonjour. Vous connaissez ma femme ? Elle vous plaira beaucoup... médicalement, bien sûr !

- Ce que vous êtes drôle, mon vieux.

- Voici mon fils. Les enfants pourront jouer avec… au docteur.

- Très drôle, vraiment très drôle. Très bien. Entrez, entrez donc...

 

Voilà ! C'est parti pour une soirée mondaine.

 

- Alors, que nous ont préparé vos cuisiniers ?

- Tout dépend de qui j'ai opéré cette semaine.

- Ce que vous êtes spirituel, Docteur !


Là, c'est ma mère qui s'efforce et qui s'esclaffe.

 

Alors, quand on est vieux et riche, on est lourd comme ça ?

Pas sûr de vouloir grandir, moi…

 

On me met dans les pattes d'une soubrette, très en formes, qui me prend par la main. Elle me la presse deux fois, rapidement. Sent-elle en moi l'homme qui n'attend qu'un signe pour gronder ?

Et de me retrouver dans une chambre, sale dans la couleur, mais quand je passe le doigt sur le mur, le doigt après, il sent rien. Les vrais riches ont un drôle de goût !

Je regarde autour de moi et là... et là, je découvre sur un fond de théâtre de Guignol, un bonbon aux cheveux de miel : 7 ans et demi, pas plus, belle comme un éclair à la vanille, moulée comme une sucette à l'anis et souriante comme un camembert bien fait.

C'est la fille du Docteur.

Elle est entourée d'autres gars, vraiment plus grands, genre 9 ans, qui font leurs biceps ridicules.

Elle dégage son regard de tous ces idiots qui l'étouffent et le pose sur mon pied de poule cintré.

Et je me sens... comme la timide éclaircie poussée par un magnifique vent du sud.

Tout s'ouvre devant moi.

8 ans, c'est juste ce qu'il lui faut, non ?

 

Elle me regarde.

Je m'avance.

Et puis... et puis je sens que je marche dans un truc.

Mou, le truc.

J'ai littéralement mis les pieds dans le plat.

Et c'est la débandade pour nettoyer la moquette, en pure laine qui a jamais couché. J'entends demander comment "il" s'appelle, celui qui vient de faire la grosse bêtise. Et aussi que je ne m'appelle pas vraiment parce que je n'ai pas de nom.

Et oui, trop tôt !

Père ne s'est pas encore payé un patronyme de compétition.

 

Ma mère m'enguirlande. Je rougis rose vif.

 

L'incident est vite oublié et on nous met à table.

Je suis assis à côté de la fille à la vanille.

Les gars au chocolat se sont un peu calmés. Là, ils se moquent juste comme il faut d'une Barbie montée d'une choucroute, bavarde et bêtasse.

Les plats défilent.

On a les mêmes que ceux des grands mais en plus petit et je me gave à en oublier ma princesse qui n'a maintenant, comme moi, que d'yeux pour la pintade aux pèches qui siège là, sans avoir rien demandé d'autre à la vie.

On bouffe.

On bouffe comme des chancres.

Les boutons de futals sont poussés à bout. Je n'en peux vite plus.

Au dessert, il me faut prendre l'air. Ce que je propose aussi, discrètement, à ma voisine, gonflée comme moi mais toujours belle comme un cœur.

 

Gagné : elle accepte de sortir avec moi !

 

Dehors, il fait frais.

J'enlève ma veste trois boutons de chez je ne sais plus trop qui et la lui passe sur les épaules, comme ils font au cinéma (à l'écran, je veux dire).

Elle grelotte. Je lui ferme l'habit et l'entoure de mes petits membres. L'impression bizarre, vu le parfum dont on m'a saucé et qui colle à la veste, de me serrer moi-même dans les bras.

Et sans demander la permission, je colle mes lèvres à la farce, à la pâte feuilletée et au coulis de framboise, sur ses lèvres à elle, aux mêmes parfums.

Je ne sais pas trop quoi faire après, alors, je ne respire plus.

Elle, elle me colle son genou. Je fais mine de le prendre avec humour, mais moins mine dans le plexus.

Elle laisse tomber ma veste et là, les autres gamins arrivent.

N'ont jamais fait ça de leur vie, alors, ils pouffent.

Puis, elle, elle s'en va en grognant et en s'essuyant de la manche.

Je fais comme si de rien.

 

En résumé : huit ans, premier baiser sans la langue, premier « casse-toi, cloporte » un peu brutal. Au sol, ma veste : je la prends.

 

Et m'en retourne jouer avec les boulettes de la pièce assez bien montée pour notre âge.

 

Mais on part vite, le Docteur ayant de lui-même écourté notre présence, sentant que dans le casting, il y avait comme une erreur. Et visiblement, de père en fils.

 

Dans la voiture, sur le retour à la maison, maman se sent mal.

On s'arrête.

Elle fait son affaire.

Papa, la sienne de son côté de la bagnole.

 

Moi, je reste sur la banquette arrière, pensant aux jolies mares dépareillées que nous laisserons sur le bitume.

 

Et à l'incontournable prochaine fois où nous serons invités : là, j'irai sans veste… ça sera plus sûr.

  • Génial ! J'adore cet humour caustique et ces vérités assénées. Mais quel que soit le niveau social, les humains ne sont-ils pas tous dans des convenances, des comportements codifiés, étriqués ? C'est juste une réflexion qui ne discrédite en rien ton texte que j'ai lu avec empressement !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Merci !
      je viens de relire mon texte après plusieurs mois d'oubli. Il mériterait un petit lifting, lui aussi...

      · Il y a presque 8 ans ·
      Img 20190711 155330

      Thierry Kagan

    • C'est ton point de vue parce qu'entre le moment où tu l'as écrit et celui où tu le relis, tu n'es plus le même. Tu as changé, même insensiblement, tu as évolué, ton histoire personnelle s'est enrichie et tu ne vois plus la vie sous le même angle, car tu as avancé sur ton chemin.
      Mais pour qui découvre ton texte, le lifting n'apparaît pas justifié, c'est très plaisant à lire :)
      Je dois avouer que bien souvent, lorsque je reprends mes textes, j'apporte toujours des modifications. Quant à mes peintures, si je ne les avais pas vernies, je ferais de même. Mais cela fait partie de notre histoire : nous voyons nos "erreurs", nous les comprenons...
      Bon... J'arrête ma philosophie de bas étage :)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Chaque texte est un dépôt "stratigraphique" du mental...

      · Il y a presque 8 ans ·
      Img 20190711 155330

      Thierry Kagan

    • J'aime bien cette expression qui reflète ta vision des choses. Plutôt que des strates découpées au couteau, je verrais les différentes parties se fondre entre elles, en dégradés, en camaïeux. :)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

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