Prends une leçon.

Giorgio Buitoni

chapitre 4 de mon roman "Amélie à tout prix"

Cette fille, elle pourrait figurer dans mon film d'épouvante de ce soir.

Vous pourriez très bien l'imaginer séquestrée à la cave en compagnie du tueur psychopathe - de ce tueur muni d'une tronçonneuse et d'un masque de hockey sur glace.

Et le tout en bikini.

Le tout en mettant en avant sa poitrine-montgolfière, et ses fesses en abricot fendu tandis qu'elle se penche pour attraper une bouteille de vin.

Elle pourrait aussi bien hurler à ses copains restés au ré-de-chaussé: « Au secours le tueur est là ! »

Oh, mon dieu, il va me découper !

Pitié, ne me tuez pas ! Je dois passer un examen gynécologique la semaine prochaine.

Oui, elle marche sur mes plates bandes, cette fille. Avec son imper court et cintré qui rebique sur son derrière bombé comme une corniche. Au moins les autres passagers la remarque, elle. Ils ne détournent pas leur regard sur son passage. Au contraire, ils évaluent ses avantages, il prête oreille à son petit bagout.

Tout les messieurs du wagon sont rivé à sa poitrine. Eux qui sont cachés derrière leur journal, penchés sur leur hochet hi-tech à regarder des bandes annonces sur youtube.

Cette fille, c'est à elle que vous pensez lorsque vous appelez aux numéros de téléphone graffités sur les parois des wagons ou des déshabilloirs des piscines municipales.

Vous savez : Je suce au 06 52 85…

Bonne baise au 06 52 65…

C'est sans doute à elle que vous souhaiteriez parler au bout du fil en téléphonant aux numéros indiqués. C'est sa grande bouche retroussée en ourlet de velours rouges que vous aimeriez entendre vous susurrer au combiné : baise moi mon chou.

Mais ce qu'elle dit de sa voix pointue, présentement, c'est :

- Ne vous gênez pas mon vieux !

Elle dit :

- Faites comme chez vous !

Et le gars, habillé en costume sombre, debout au milieu de la rame, face à elle, pique un fard sous sa casquette. Et il dit :

- Mais madame, vous vous trompez, je vous assure !

Et, l'héroïne de « massacre à la tronçonneuse dans la cave », toute remontée sur la pointe de ses orteils peints en vert-olive au bout de ses talons pics-à glace dit :

- C'est Mademoiselle !

Elle dit :

- Goujat !

Cette fille, il faut reconnaître qu'elle pourrait me donner des cours. Tant qu'elle exécute son numéro, impossible de réaliser mes exercices, impossible de me lever de mon siège et d'aller vers vous pour demander :

« Bonjour, je suis Georges, vous avez un joli manteau, peut-on discuter ? »

Ni : « serait-il possible de converser un peu ensemble? »

Je n'ai même pas sorti mon écriteau "adoptez un pigeon" de ma sacoche ; c'est inutile.

C'est sur elle que vos regards sont rivés. Vous êtes comme au théâtre à l'heure qu'il est. Vous assistez en direct au tournage d'un de ces péplums érotiques italiens des années 70. Et cette fille pourrait très bien jouer le premier rôle dedans. Elle serait très crédible allongée sur les marches d'un temple romain en carton en pâte, le nombril à l'air, le derrière floutée derrière un pagne blanc, à gober des grains de raisins. Et le tout à coté de gladiateur barbus aux épaules large comme l'horizon avec les noisettes moulées dans des coques de métal dorées.

Le tout avec une bande de tissus mousseline transparent en guise de soutien gorge.

Vous faites ça avec tout le monde ? Dit la fille.

Et le gars au costume sombre et à la casquette proteste :

- Mais enfin Madame…

- Mademoiselle ! Je vous l'ai déjà dit!

Elle croise les bras sous sa poitrine-zeppelin, qui remonte plus encore vers son menton, et ajoute :

- Et bouché avec ça !

Ajoutez « impuissant » à votre colonne « défauts ».

Non, si je vous sortais mon gentil baratin pleurnichard maintenant, ce serait comme si je vous forçais à regarder le télé-achat au lieu d'"Herculine et les gladiateurs sodomites". Comme si je vous imposais un documentaire sur la pêche à la crevette à la place "d'Athéna en string contre les barbares berbères". Ce soir, aucune chance pour moi de partager un peu de chaleur avec vous avec cette fille à bord.

A voir le fuselage de ses jambes qui dépasse de son imper ultra-court et la cambrure en boomerang de ses reins, vous pourriez aussi bien l'imaginer vêtue d'un simple panty et d'une paire d'oreille de lapin serre-tête en peluche rose à épousseter la villa méditerranéenne de mon patron, Victor.

Là ou vous ne pourriez pas l'imaginer, c'est assise dans mon deux pièces, au quatrième étage, à regarder un film d'épouvante à mes cotés devant un plat cuisiné de poulet tandoori micro-ondé.

Impossible de l'envisager en train de partager mon programme de ce soir.

Elle ne peut pas à la fois se trouver dans le film, et au même moment devant la télé, vous comprenez. Je suis le spectateur et elle est de celle qu'on regarde. Rien ne changera jamais cela.

Cette nana, vous ne l'apercevrez jamais au rayon fruits et légumes de votre supermarché à renifler le croupion d'un melon.

Ni assise en face de vous au fastfood à sucer des frites-ketchup.

Cette fille ne travaille pas là ou vous travaillez, ni ne mange d'avantage aux endroits ou vous déjeuner. Elle hante les fantasmes de tous les mecs hétérosexuels et de toutes les lesbiennes de la ville, mais personne ne la jamais réellement effleuré du doigt.

Personne ne connait même un mec qui connait un mec dont le copain du frère connait un gars qui la sautée.

Alors, question : qu'est ce qu'elle a besoin de venir chasser sur mes terres ce soir dans le tramway, cette fille ?

C'est de la concurrence déloyale.

Elle dit : « vous êtes témoins messieurs-dame cet odieux bonhomme à essayer de me peloter ! »

Et les autres usagers l'observent la bouche ouverte comme si elle s'apprêtait à s'élancer dans le vide agrippée à un trapèze sous un chapiteau de cirque. Et le tout sans filet de protection. Le tout sans petite culotte.

Et il y en a même certain qui hoche la tête. Qui s'offusque.

Mais nous n'avons rien vu du tout, nous, les gens. Que dalle.

Ce que nous voyons c'est un mirage d'appâts surdimensionnés, emballés serrés dans un imperméable beige, rien d'autre qu'un délicieux chignon de cheveux corbeau révélant une nuque blanche de comtesse libertine à la française.

C'est Sarah Bernhardt en guêpière de cuir.

Mais à coup sur personne n'a vu le pauvre type en costume sombre poser la main sur cette fille. A coup sur personne ne se doute de la petite combine de mademoiselle. Les gens, franchissez les limites de l'ordinaire, et leur cerveau ne fonctionne plus.

Le type au costume sombre en face de mademoiselle toute-en-rondeur-bandante, s'éparpille à présent en excuses bredouillantes et en raison du pourquoi-comment sous les regards voyeurs de tout un chacun ; nous, les spectateurs.

Et il ne fait aucun mystère que dans chacune des boites crâniennes de la rame raisonnent à présent les mots : « Encore ! Encore ! La suite, on veut la suite ! »

Nous voyons que ce que nous désirons.

Et ce que nous désirons tous à cet instant, c'est elle.

Même si le tramway percutait réellement une petite fille sur la voie ce soir, personne n'irait chercher le cadavre de la fillette au travers les carreaux.

J'aurais beau hurler : « oh, je vois un cartable rose ! »

Oh, j'aperçois une sandalette sur les rails, mon dieu, je crois que c'est une pointure 28 ! Rien à faire, ils continueraient à scruter son maquillage tape à l'œil, tout en contraste de lèvres cerise sur fond de poudre blanche, ils persisteraient à s'accrocher au noir anthracite de ses cils, à se noyer dans l'iris de ses yeux effarouchés vert de gris de charmeuse de Gogo.

Je pourrais aussi bien m'immoler sous leurs yeux, ou décapiter mon voisin avec les dents que ça n'y changerait rien. Ils veulent la suite du feuilleton. Un souvenir à raconter à la machine à café demain matin.

A ce stade, nous manquerons tous notre arrêt s'il le faut. Et ceux qui montent dans la rame, et prennent le film en cours, demandent le résumé de l'intrigue à leur voisin en chuchotant pour ne pas entraver le déroulement de la scène.

Le type en costume sombre dit :

- Mais mada…Mademoiselle, je voulais juste voir votre…

- Voir mon quoi ? Hein, mon quoi ? vicieux !

Ses yeux lancent des serpents, et font ensuite le tour du public. Quelques usagers debout s'approchent d'avantage et masquent la scène de leur silhouette à ceux qui sont assis. Ceux là pestent et tordent le cou sur leur siège pour continuer à voir. Pour ne pas perdre une miette du drame qui se joue.

Demain, ils raconteront à leurs collègues de travail qu'ils ont admiré la cousine brune de Tracy Lords interpréter Shakespeare.

Ce soir, au diner, ces messieurs présents dans la rame, diront à leurs épouses et à leurs enfants combien leur journée a été trépidante grâce à elle. Et leurs yeux brilleront d'admiration et de désir lorsqu'ils évoqueront le talent de cette fille.

Le type en costume sombre bredouille :

- Mais enfin, mademoiselle, c'est mon travail.

Et là dans le bel effet dramatique qu'on ait vu depuis Gretta Garbo dans le film Gilda, mademoiselle la combinarde, recule d'un pas et resserre le col de son imper bien serré autour de son cou avec ses dix doigts couverts de bijoux fluos, et lance à l'auditoire, à nous qui sommes pendus à ses lèvres si outrageusement rouges :

- Voyez-vous ça ! Monsieur est payé pour peloter les voyageurs ! C'est un beau métier !

Et l'oscar de la meilleure actrice dans un rôle dramatique est attribué à…

Admirez ses sourcils froncés qui ramènent tous son visage vers la pointe de son nez. Admirez ce silence calculé tandis qu'elle balaye le public du regard. Cette fille, elle pourrait tout aussi bien être diplômée de l'Actor studio.

Plus personne ne lit le journal, ni ne tapote sur son téléphone. Les arrêts s'enchainent et aucun ne descend. Et ceux qui montent à bord se taisent, aspirés par sa prestation.

Tout le monde retient son souffle, personne ne bouge, ni n'intervient. Pour nous tous, ceci va trop loin pour être réel.

Le type en costume sombre tripote la visière de sa casquette, et son visage ressemble à une vitre prête à se fissurer après un choc thermique.

Il s'empare du talkie-walkie pendu à sa ceinture. Et tout le monde se souvient à présent que le type à la casquette est un contrôleur ; un employé de la compagnie de tramway. En langage cinématographique ceci s'appelle un twist. C'est le moment ou tout ce que vous aviez pris pour argent comptant depuis le début du film est renversé par un élément nouveau. C'est le moment ou votre lecture de l'histoire s'éclaire d'un jour différent, et ou vous comprenez enfin que le réalisateur vous a mené en bateau depuis le départ.

La victime devient le coupable.

Et le coupable devient la victime.

Cette fille, elle n'a juste pas de ticket à présenter.

Personne n'a peloté personne.

Cette fille, elle ne veut juste pas raquer l'amende auprès du contrôleur.

Et twist.

Mademoiselle taille de guêpe, avec ses jambes télescopiques et sa poitrine de péplum, lève un bras vers le ciel, et agrippe la poignée rouge d'arrêt d'urgence, son autre main s'accroche à une lanière de sécurité. Et son sourire en demi-lune, oh, son sourire, nous dit : surprise ! Et, nous voila projeté brusquement sur le siège d'en face, le visage sur les genoux de nos voisins-spectateurs, et ceux qui sont debout chutent les uns sur les autres comme des dominos sous l'effet du freinage d'urgence. Dans une pagaille de bras et de jambes emmêlées chacun s'excuse et se relève.

Et lorsque nous levons la tête : Mademoiselle à disparu. A l'endroit même ou se tenait notre héroïne principale, la double porte de la rame est à demi ouverte sur la nuit et le brouillard impressionniste des néons des enseignes des boutiques qui bordent les rails entre dans nos yeux. Le froid et la pluie s'engouffrent par l'ouverture, et cette fille s'est envolée façon Arsène Lupin. Le chauffeur du tram, qui a quitté sa cabine au signal d'alarme, rejoint à grandes enjambées le contrôleur en costume sombre, pendu à son talkie walkie inutile, au milieu du wagon.

La lumière se rallume, et notre regard incrédule reste scotché sur cette large plaie noire dans le décor par laquelle pissent le froid et la pluie, encore groggy par le final éblouissant. Sur qu'après ça mon film d'épouvante de ce soir me paraitra bien fade. Sur que cette fille nous ne l'oublierons pas de si tôt.

The end.

Fin du film.

Générique.



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