Prenez soin d'elle

molly

C'est décidément très étrange, cette salle bondée, surchauffée et moite, saturée de la respiration saccadée des hommes et des femmes qui gesticulent sur des appareils de torture tous plus sophistiqués les uns que les autres, disposés en rond sous la lumière crue. « Le temple du bien-être » vante la plaquette. Il lui semble que ce sont des grimaces de douleur qui déforment les visages luisants. Il paraît que c'est après qu'on se sent bien. L'effort stimule la sécrétion d'endorphines, on voit la vie en rose. Ces êtres humains humides et à moitié nus feraient mieux de s'envoyer en l'air. Si Mélanie osait, elle proposerait à ce grand brun une façon alternative de muscler ses bras. Avec ses gros biceps il pourrait la porter sous la douche pendant qu'ils forniquent. Elle n'ose pas et se contente de regarder en douce les muscles alternativement gonflés dégonflés par les haltères soulevées relâchées.

Ce matin, ses vêtements l'avaient choisie plutôt que l'inverse. Son armoire ne recelait plus qu'un seul pantalon à sa taille, planqué dans un endroit improbable, entre un déguisement de princesse et une combinaison d'un jaune criard, hideuse et immettable, dans la partie de sa garde-robe réservée aux affaires qu'elle gardait au cas où tout en sachant pertinemment qu'elle ne les porterait plus jamais. Comme quoi… Il fallait se rendre à l'évidence, son régime alimentaire avait eu l'effet redouté, elle débordait. Le cardiologue lui avait recommandé une alimentation riche en magnésium et potassium pour calmer les extrasystoles qui creusaient sa poitrine. Qu'y pouvait-elle si le chocolat était précisément un des aliments qui en contenaient le plus ?

Elle n'était finalement pas allée travailler. Elle avait appelé pour dire qu'elle était malade, et au bout du fil la secrétaire l'avait crue. Mélanie n'était jamais malade, une vraie force de la nature que seul un virus vraiment vilain et forcément très contagieux pouvait cloitrer chez elle. Elle lui avait souhaité un bon rétablissement et une vague de culpabilité avait assailli la jeune femme. Mais elle ne pouvait décidément par sortir dans cet état. La veille, elle avait croisé cette fille de l'agence : elle venait de s'acheter un nouveau jean et sur l'étiquette autocollante étalée à l'arrière de sa cuisse (elle avait oublié de l'enlever) le chiffre 36 se dupliquait à l'infini comme pour narguer Mélanie. Assurément, ses collègues remarqueraient son pantalon inédit et lui demanderaient où elle l'avait trouvé : elle serait obligée de mentir. Elle mentait mal, ce serait gênant, elles ne la croiraient pas et le midi elles épieraient son assiette, se demandant comment cette fille qui ne mangeait qu'une salade sans vinaigrette pouvait être aussi grassouillette.  Ingratitude génétique ? Goinfreries solitaires ? Mélanie les méprisaient bien trop pour leur parler des quantités astronomiques de cochonneries qu'elle s'enfilait dans son appartement, en cachette, à toute vitesse, toujours effrayée à l'idée d'être surprise alors qu'elle habitait seule et que le peu d'amis qu'elle avait ne passait jamais à l'improviste. Pas besoin d'étiquette autocollante révélant les extrémités pondérales qu'elle avait atteintes : ses collègues sauraient, elles avaient l'œil pour ces choses-là.

De fil en aiguille elle s'était retrouvée ici. Choisir la salle de sport adéquate n'avait pas été facile. Il ne fallait pas que cela lui coûte trop cher. Il ne fallait pas qu'elle soit trop près de chez elle, au risque de croiser une connaissance. Mais pas trop loin non plus, car un périple laborieux aurait vite fait de la vider de sa motivation. Il fallait qu'elle soit éloignée du bureau, pour éviter ses collègues perfides dont les culs profilés trahissaient l'addiction au fitness.

Un commercial lui fait visiter les lieux : hygiène irréprochable, accès au sauna prévu dans l'abonnement, appareils high tech avec écrans de télévision intégrés… Une centaine d'euros de frais de dossier, et un engagement sur dix mois. Elle ne peut plus reculer. Cela commence à lui faire le même effet que lorsqu'elle monte dans un manège de fête foraine : ce moment atroce où, ficelée à son siège, la ceinture bouclée et verrouillée par le bonhomme dans la guérite, elle se demande immanquablement ce qu'elle fait là, veut descendre, mais c'est trop tard, la machine infernale est lancée et la balance, elle vire au vert, les autres gens la regardent se décomposer et la maudissent car évidemment elle va leur vomir à la figure. Elle se sent prise au piège et l'homme qui lui demande sa carte bancaire pour en prendre l'empreinte arbore un sourire carnassier.

Elle a rendez-vous avec Allan, le coach sportif. Il doit « évaluer ses aptitudes physiques » pour « déterminer un objectif atteignable » et « élaborer un programme optimal pour arriver au but visé ». Formules obscures et inquiétantes : elle s'imagine nue dans une salle éclairée par des néons à la lumière désavantageuse, sa cellulite et ses excédents de chair exposés aux yeux d'Allan, scrutant, tâtant, armé de ces pinces bizarres qui mesurent la masse grasse par on ne sait quelle formule magique, pesant, fronçant les sourcils, le regard dur. Puis sur un tapis de course, inondée de sueur, rouge et essoufflée, Allan lui hurlant dessus. Puis dans son appartement, en train de vivre un énième tête-à-tête avec son réfrigérateur, une partie jouée et rejouée de je t'aime moi non plus, l'ouvrant en sachant d'avance ce qu'il contient, le refermant parce que ce qu'il contient lui a été formellement interdit par Allan, hésitant, luttant… Un calvaire. Elle juge plus sûr de mentir à Allan. Elle lui affirme qu'elle n'a pas d'objectif. Il est plus que surpris : « C'est bien la première fois qu'on me dit ça, en général les gens veulent s'entrainer pour courir un marathon, ou perdre du poids… ». Elle serre les dents : « Non, moi ça va. » Il la soupèse des yeux. C'est un beau mec, grand, blond, les yeux noisette, musclé bien entendu, une casquette visée sur la tête. Un stéréotype en somme. « Vous pesez combien pour quelle taille ? ». C'est la question qu'elle redoutait. Elle ment comme un pied mais ne peut décidément pas dire la vérité. Si elle s'enlève dix kilos il s'en rendra compte. Cinq kilos, c'est plus raisonnable. Au passage elle se rajoute aussi cinq centimètres. Elle porte encore sa doudoune, il ne peut pas distinguer sa silhouette : « Bon, eh bien si c'est du sport bien-être que vous recherchez, je n'ai pas grand-chose de plus à vous dire, on a pas mal de cours sympas, je vais vous laissez découvrir. Dans vingt minutes il y a un cours de RPM, c'est du vélo d'appartement avec de la musique, c'est assez physique et sympa. »

Dans les vestiaires elle étrenne son nouveau cadenas. Forcément, elle est tombée sur le seul cadenas défaillant de tout le magasin, et la clé, une fois enfoncée, ne veut plus sortir. Elle peste, tire, grogne, secoue. Elle a finalement raison du cadenas, mais c'est rouge et passablement énervée qu'elle pénètre dans la salle de cours. Elle ne croise pas Allan : heureusement, car son short moulant et son petit débardeur ne laissent plus de place au doute quant à l'ampleur de ses formes. Ce short est vraiment trop court et trop collant. Elle essaye tant bien que mal de lui faire gagner un peu de longueur, mais les lois de l'élasticité jouent contre elle. Pas moyen. Elle a l'impression désagréable d'être une de ces tremblotantes gelées anglaises. Un gros Fluber gélatineux qui s'apprête à recouvrir de sa substance molle la selle du vélo, toute petite, si petite. Un jeune homme l'aide à la régler : à hauteur de la hanche. Il lui montre aussi comment baisser le guidon et serrer les sangles des pédales autour de ses pieds. Il s'extasie devant ses baskets. C'est un modèle qui ne se fait plus, apparemment, rare donc. Il lui demande où elle a réussi à en dénicher une paire en aussi bon état. Elle n'a pas le courage de lui avouer qu'elle les a achetées cinq ou six ans plus tôt et que si elles paraissent neuves, c'est parce qu'elle n'a pas fait de sport depuis. Le cours commence. En elle tout devient feu : ses poumons, ses cuisses, ses yeux attaqués par la sueur qui déferle de son front et que ses sourcils ne peuvent contenir. Elle a aussi de la sueur dans les oreilles et n'entend plus vraiment la musique, ni la voix de la prof de sport, ni le bourdonnement des machines dans la salle d'à côté, ni le ronronnement de la clim. Elle est immergée, noyée dans sa propre transpiration.

Elle déteste prendre une douche dans les endroits publics, mais elle dégouline, elle a peur d'attraper froid. La plupart des filles qu'elle croise dans les vestiaires se sont lavées. Elles sèchent entre les casiers, les seins à l'air, une serviette autour de la taille ou même pas, dans une atmosphère gorgée d'humidité, l'air béat. Les fameuses endorphines. Elle-même se sent plutôt bien. Impression de flotter, de glisser dans l'air sur ses jambes de Bambi que l'effort a rendues cotonneuses et légères. Les sportives se répartissent en deux catégories. Il y a celles qui s'exhibent sans pudeur, et il y a les autres, réfugiées dans le fond de la pièce, hors d'atteinte de la lumière des plafonniers et du regard des potentiels curieux : pour accéder à leurs vestiaires les hommes passent devant celui des femmes et il suffit que quelqu'un entre ou sorte à ce moment-là pour qu'un œil furtif se glisse à l'intérieur et imprime sur sa rétine l'image floue d'un corps dénudé. La tension sexuelle suinte : les hommes se regardent entre eux, comparent leur musculature, se regardent eux-mêmes, font tout pour que les femmes les regardent et regardent les femmes. Mélanie ne participe pas au jeu : elle regarde les joueurs se jauger, feinter, attaquer parfois (le brun aux gros bras part à l'assaut d'une blondinette), et c'est tout. Cachée sous sa serviette, une grande serviette de plage décorée d'un cheval qui galope, elle se faufile jusqu'à une cabine libre. L'eau tiède lui fait du bien. Les gouttes peinent à traverser ses cheveux épais, qu'elle sent s'imbiber peu à peu, devenir plus lourd, tirer en arrière sa tête et rafraichir son cerveau bouilli. Elle garde les yeux fermés. Elle a pris l'habitude de se laver les yeux fermés, parfois même la lumière éteinte, jusqu'au jour où elle a glissé dans la baignoire et s'est planté les dents dans la langue. Depuis elle enlève ses lentilles avant de se déshabiller et le monde se nimbe du brouillard de sa myopie : elle fixe l'horizon de ses pupilles défaillantes, prenant soin de ne surtout pas baisser la tête, pour ne surtout pas voir ce corps, son corps. Et, dès qu'elle le peut, elle abaisse simplement les paupières et tout disparait. Elle voudrait pouvoir faire abstraction de cet amas de chair qu'elle sent vivre sous elle, qui est elle, qui prend trop de place.

L'eau ruisselle, elle réfléchit. Elle n'a jamais pris part aux jeux qui opposent pour mieux les réunir les garçons et les filles. Elle n'est pas jolie. Elle n'a pas cette chance. Pas moche non plus, et c'est presque pire. Elle n'est rien de particulier, ni grande ni petite, ni brune ni blonde, un visage banal avec des traits ni fins ni grossiers, et même ses iris arborent une couleur indéterminable, entre le marron et le vert, une sorte de kaki douteux. Elle est commune, invisible, transparente, sans intérêt. Elle est intelligente mais pas brillante, dans la moyenne. Elle essaye d'apprendre à vivre avec. Elle commence à savoir ce qui est à sa portée : elle a reluqué le grand brun aux gros bras sans aucun espoir car il ne joue pas dans sa catégorie. Elle repère directement les hommes auxquels elle peut prétendre mais elle a du mal à se résigner. Si les gens beaux ont une large gamme de choix, la sienne est restreinte : elle se demande si les moches finissent par trouver les autres moches beaux, si le cerveau est capable de ce prodigieux tour de force, si sa volonté peut endormir à ce point son objectivité.

Elle s'était attardé sur des hommes qui ne la rebutaient pas et avait cherché le menu détail, la petite chose insignifiante qui aurait pu changer son indifférence en amour. Un truc qui n'aurait eu l'air de rien, comme ça, à première vue : une incisive grimpant sur sa jumelle, une fossette creusant la joue, un sourcil barré d'une cicatrice claire, un bout du nez qui bouge au rythme des paroles. Un truc infime qui aurait été le catalyseur des relations tiédasses qu'elle avait entretenues par paresse – parce qu'au fond ce n'était pas désagréable et que la rupture est un exercice périlleux – avec Matthias, Thomas ou Hugo. Mais non. Ces histoires étaient restées d'une tiédeur confortable. Elle avait fini par y mettre fin après l'évanouissement de tout espoir d'évolution : au moment où même le sexe devient fade, alors que les ratés se répètent et que les deux parties en présence se rendent compte que ces cafouillages en série ne sont pas dus à l'incertitude des débuts mais à un manque d'alchimie chronique et incurable. Les garçons jouissaient mollement et ne faisaient plus aucun effort pour qu'elle les accompagne dans cet orgasme flegmatique et presque conventionnel, l'éjaculation étant l'aboutissement logique du coït et la condition de son interruption. Avec Thomas, cela avait été vraiment bizarre. Un jour, ils n'avaient plus fait l'amour. Il avait arrêté de venir dormir chez elle. Il n'était plus monté « boire un dernier verre » après le cinéma du jeudi soir. Ils avaient fini par se faire la bise quand ils se croisaient au hasard d'une soirée organisée par des amis communs. Voilà.

Il y eut bien un type, une fois, en boîte de nuit. Elle était avec sa cousine, une belle nana élancée qui se déhanchait sur le podium. Le type monta la rejoindre, mais quand il se colla contre son dos elle le repoussa et il tomba presque. Il jeta alors son dévolu sur Mélanie : il dansa plaqué contre elle, finit par lui dire un truc à l'oreille, un grognement bizarre duquel se détachèrent quelques mots intelligibles, « trop de monde », « ailleurs », « sortir ». Elle le suivit inconsciemment, parce qu'elle avait bu du champagne et que les bulles lui électrisaient la tête. Ils se retrouvèrent dans une ruelle sombre à l'arrière de la discothèque. Tout fut très confus : son corps dur compressant le sien contre un mur en ciment, rugueux, sa bouche écrasant la sienne si fort qu'elle avait du mal à respirer, l'acharnement de ses va-et-vient, un mélange d'excitation de douleur et de plaisir qui la conduisit à l'orgasme. Puis il rangea sa queue et laissa Mélanie ahurie entre les poubelles. Elle était vraiment très saoule et se demanda si elle n'avait pas eu une hallucination. Le suçon violacée qu'elle découvrit sur son cou le lendemain matin et les trainées de sperme séché qui décoraient l'intérieur de ses jambes, du haut des cuisses jusqu'aux genoux, ne laissaient pas de place au doute. Le souvenir de cette étreinte bestiale était teinté d'amertume : passion, désir incontrôlable, violence et harmonie, fusion, plaisir, tout y était, mais elle ne put s'empêcher de penser que ce type trop beau l'avait baisée en imaginant qu'elle était sa cousine. D'ailleurs, il avait gardé les yeux fermés tout du long et quand il était parti il lui avait balancé un vague « à la prochaine » sans lui adresser un regard. Sa cousine lui dit qu'elle était folle, que ce mec aurait aussi bien pu la trucider, que c'était un connard et qu'elle ne comprenait pas comment elle avait pu s'abaisser à ça. « Comme si moi j'avais le choix ! » répondit Mélanie. Puis elle pleura et sa cousine se radoucit. Elle la prit dans ses bras, la berça doucement et l'aida à prendre une douche pour effacer les stigmates de cette nuit agitée. L'eau emportait tout. La sueur, le sang, le foutre, la barre de plomb qui traversait sa tête et les paroles suaves de sa cousine qui récitait le discours que les gens beaux tiennent aux gens moins beaux pour les consoler, celui sur la beauté intérieure. C'était à cet instant très précis, le flot souillé tourbillonnant avant de disparaître par le siphon, qu'elle avait accepté que, peut-être, seuls les gens beaux avaient accès aux belles émotions et qu'en tant que jeune femme ni belle ni moche elle ne ressentirait jamais les choses que de façon incomplète, terne, tiède. Elle est repassée dans cette ruelle, il n'y a pas longtemps. Elle a souri en lisant, sur la plaque métallique bleue, le nom inscrit en lettres blanches : « Rue du Canon d'Or ».

Elle n'a pas de savon mais l'eau suffit à diluer la pellicule de sueur qui recouvre sa peau, pellicule de sueur chargée de toutes ces choses négatives qu'elle gardait à l'intérieur, emprisonnée dans ses cellules, ses muscles endormis, sa graisse conquérante. Son corps à une mémoire infaillible. Il encaisse les coups durs et s'enrobe de cette épaisseur molle pour parer la prochaine attaque. Il fait ça tout seul, sans l'aval d'une raison depuis longtemps défaite. Ce n'est pas une question de volonté, comme on lui dit souvent. C'est incontrôlable une pulsion. Surtout quand elle se mue en un besoin vital. Le temps de la digestion son estomac rempli à craquer comble la brèche. La brèche se rouvre toujours et le contenu de son frigo englouti n'est qu'un placebo éphémère. Sa conscience est anesthésiée le temps de l'orgie. Le réveil est difficile, coupable, moralement insupportable et physiquement douloureux. Son ventre distendu lui interdit de se tenir droite et la métamorphose en un Quasimodo morose. Son organisme saturé transpire toute la nuit le trop-plein de calories. Sa peau se gorge d'eau pour absorber l'excédent et le matin venu elle a l'air d'un bouddha triste. Son corps ne lui appartient plus. Il poursuit seul son chemin d'autodestruction. Plus il prend de place et l'encombre, plus elle voudrait disparaître. Alors qu'elle aimerait qu'on l'aime sa chair goinfre et disgracieuse s'acharne à la rendre chaque jour un peu moins aimable. Dans le meilleur des cas, comme Rue du Canon d'Or, elle est le réceptacle de désirs frustrés. Mais ce type qui la pilonne ne l'aime pas, non, il la souille. De son trop-plein il fait un simple trou se perd dans ce trou se répand dans ce trou le déserte ouvert béant dégouttant, dégoûté d'elle écœuré de lui rebuté par elle et lui qui s'entrechoquent. Et il s'en va, voleur malhabile laissant derrière lui des indices indéniables de son effraction, cette humeur blanche qui coule entre ses cuisses comme du pus d'une blessure infectée. Certains hommes la désirent vraiment. Ils adorent son corps trop gros, ses fesses opulentes, ses seins lourds, ses cuisses boudinées. Elle les fuit comme la peste. Elle a essayé une fois mais c'était trop étrange : il n'arrêtait pas de lui répéter combien ses bourrelets le faisait bander, il la flattait comme on flatte une vache au salon de l'agriculture, la tapotait, la palpait, lui faisait prendre des poses… Il lui disait qu'elle était une vraie femme. Il lui donnait l'impression d'être une bête de concours. Ce mec bizarre avait ancré dans son esprit l'idée que les hommes qui aiment les grosses sont forcément des pervers, à un degré plus ou moins élevé. Celui-là en tenait une sacrée couche : à leur second rendez-vous, il lui avait confié qu'il adorerait la traire. Mélanie s'interroge. Le sexe s'affiche partout comme le plus merveilleux des échanges, le parachèvement des liens entre l'homme et la femme : on offre sa virginité, on se donne, on accorde sa confiance et on s'abandonne, on procure du plaisir et on en prend. Elle se demande pourquoi. Elle n'a jamais eu l'impression d'être un cadeau. Elle n'a expérimenté que la face cachée du sexe, et ne pense pas être la seule dans ce cas. Car les publicistes les séries télé les réalisateurs de cinéma les romans à l'eau de rose oublient souvent que le sexe peut être, aussi, le plus dégradant des narcissismes. Elle sourit à cette idée : assurément, un film avec une grosse fille malheureuse en amour et un connard égoïste qui la malmène aurait moins de succès que le couple Brad Pitt-Angelina Jolie s'étreignant sauvagement. N'empêche que l'utopie complexe : et les pannes sexuelles ? Et les éjaculateurs précoces ? Et les filles qui ne crient pas ? Et les filles qui ne jouissent pas, s'étonnent de ne pas jouir, s'inquiètent, simulent ce qu'elles croient être la normalité et se condamnent à ne jamais jouir ? Tout ce beau monde n'a qu'à aller se rhabiller. Ou n'a qu'à pas se déshabiller.

Elle remet ses vêtements rapidement, enfile son sweat et rabat la capuche sur sa tête pour ne pas avoir froid aux oreilles à cause de ses cheveux mouillés. C'est douillet mais le tissu qui déborde son visage ne lui autorise qu'une vision en tunnel. Elle s'emplafonne quelqu'un juste avant de grimper l'escalier. Il est arrivé par la droite. C'est un bonhomme brun, une raie au milieu du crâne, la trentaine bien tassée et des lunettes de myope qui rétrécissent un peu ses yeux, une bedaine flageolante que son tee-shirt promotionnel (le logo publicitaire affiche les mauvaises habitudes alimentaires responsable de la croissance horizontale de ladite bedaine) cache à peine, des jambes glabres parsemées de poils sombres, une alliance au doigt. Un homme marié, un brin ringard, insignifiant mais vraisemblablement désireux de s'échapper un peu de cette routine qui l'empâte. Il bredouille une excuse à laquelle elle ne répond pas, il est déjà reparti, et s'attaque aux marches. Dans ses jambes les courbatures commencent à s'installer et l'ascension se révèle plus difficile que prévue. Il est vingt-deux heures passé et les rues sont presque vides. Mélanie marche vite. Au carrefour le feu est rouge. Elle s'arrête et piétine. Elle a froid et un peu peur. Une voiture passe et ralentit. Le conducteur baisse la vitre mais elle ne le voit pas, distingue à peine sa silhouette derrière le volant. Il lui propose de lui faire une fellation pour se réchauffer. Elle voudrait lui répondre que non merci, elle a déjà mangé, mais la répartie lui vient trop tard, et quand bien même, elle est trop peureuse pour oser une telle provocation. Perturbée, elle s'arrête dans une petite épicerie encore ouverte, achète pour un prix exorbitant toute cette nourriture qu'elle s'interdit en temps normal, puis se terre dans son appartement et étouffe sous une avalanche de bouffe ces émotions qui la submergent.

Le lendemain, Mélanie marche en canard. Ses abus de la veille la motivent à retourner à la salle de sport. Elle ira après le travail. Car il faut bien retourner travailler. Elle rase les murs, mais rien n'y fait. Elle occupe la moitié de la largeur du couloir, exigu. Elle aimerait prendre les escaliers mais ses cuisses rancunières peinent déjà à la porter en terrain plat. Elle ne veut pas arriver toute transpirante, rouge et essoufflée à la réunion de coordination. Dans l'ascenseur, elle discute avec un collège, Arnaud. Il ne peut s'empêcher de regarder la nouvelle secrétaire du patron. Arnaud est laid. Mélanie s'en veut d'être jalouse puisque le désir d'Arnaud est destiné, comme le sien, à être perpétuellement frustré. Elle ferait bien mieux de compatir, par solidarité.

L'homme marié bedonnant lui fait face, sur son vélo stérile, de l'autre côté de la pièce. Ils pédalent, les kilomètres imaginaires s'amoncellent. Il reste dix minutes avant la fin du cours. Mélanie est épuisée. L'homme a de la buée sur ses lunettes. Pourtant elle a l'impression qu'il la regarde. Elle jurerait que tout le monde la regarde, elle ne peut pas s'arrêter. Elle continue. La séance s'achève. Elle contrôle tant bien que mal ses jambes tremblantes. Elle sait que ses joues sont rouge, elle a le souffle court. Les gens l'observent. Le bonhomme lui tient la porte ouverte. Elle le remercie. Alors qu'elle passe devant lui, il se penche et lui murmure à l'oreille : « De rien. Prenez soin de vous. »

Chaque séance, le bonhomme pédale face à elle. Chaque séance, il la surveille. Chaque fois, il lui chuchote cette petite phrase, « Prenez soin de vous. »

Un soir d'avril, Mélanie pédale. Face à elle, le bonhomme pédale. Il reste dix minutes avant la fin du cours. Mélanie est épuisée. Elle ne peut pas s'arrêter, tout le monde la regarde. Le bonhomme la regarde. Pourquoi la regarde-t-il tout le temps ? Tout à coup il descend de son vélo et s'élance vers elle. Elle prend peur, mais ses jambes continuent à faire des cercles de plus en plus rapides. Il reste à peine une minute avant la fin de la séance, elle ne peut pas s'arrêter.

Le visage du bonhomme est au-dessus d'elle, il se penche, elle voit le plafond de la salle derrière ses cheveux que la sueur agglutine. Elle n'est plus sur son vélo. Comment, pourquoi ? Le bonhomme lui parle, mais elle ne l'entend pas. Sa bouche se déforme en d'horribles mimiques. Il lui semble qu'il la touche. Comment ose-t-il la toucher ? Elle ne sent pas ses mains sur elle. Les gens font cercle. Pourquoi ne l'aident-ils pas ? Pourquoi n'empêchent-ils pas le bonhomme de la toucher ? Ses oreilles bourdonnent. Elle n'entend rien, si ce n'est le bruit de son cœur qui tambourine. Son cœur qui tambourine, ralentit. Son cœur qui ralentit, s'arrête. Elle n'entend rien, même plus son cœur qui s'est arrêté. Sur le lino, Mélanie meurt. Mélanie meurt, meurt sans le savoir, meurt en croyant faire un petit malaise vagal, causé par son manque d'entraînement : ces derniers temps, elle est allée un peu moins régulièrement à la salle, et sur son corps la graisse a repris ses droits. Elle a grossi. C'est pour ça qu'elle peine, pour ça qu'elle est dans les choux.

Autour de Mélanie morte, les gens chuchotent. Le bonhomme appelle une ambulance. Sans  grand espoir. Les gens regardent Mélanie morte, les trente-deux kilos inanimés de Mélanie. Bien sûr, c'était évident que cela finirait par arriver. Mélanie vivante était déjà presque morte. Mélanie et ses trente-deux kilos gisent sur le sol. Les gens autour n'ont qu'une hâte, que les trente-deux kilos de Mélanie disparaissent. Les brancardiers soulèvent sans effort la civière recouverte d'un drap blanc que le corps de Mélanie déforme à peine. Le bonhomme tient la porte ouverte. Alors qu'ils passent devant lui, il se penche vers les hommes en blouse blanche et leur murmure à l'oreille : « Prenez soin d'elle. »

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