PROF D'UN JOUR

franck75

PROF D'UN JOUR

Reims. École supérieure de commerce. 8h du matin. Une copine enseignante m'a demandé de lui rendre un service, trois heures d'oraux à faire passer. C'est bien payé. En plus je n'ai rien à dire, qu'à écouter et noter les élèves. Pas plus de trois minutes pour chacun. Le sujet? "Qu'est-ce qu'une bonne politique de GRH?". Ah bon, et ben d'accord...

8h du matin donc, dans une salle de classe sinistre. Les voilà devant moi, une cinquantaine, qui attendent leur tour comme à la confesse. Putain, ce qu'ils sont jeunes... on n’a pas le droit d’être aussi jeunes. "Bonjour M'sieur! Bonjour M'sieur"... Oui, oui, c'est ça, bonjour... Première déception : y'a une majorité de types et la plupart des filles ne sont pas jojos. Enfin, je suis pas là pour batifoler non plus...

"Arcand Cédric!". En voici un qui se lève au fond. Ça y est, c'est parti. "...Une bonne gestion des ressources humaines doit, à mon sens, exploiter au mieux les compétences particulières de chacun et faire en sorte que celles-ci répondent parfaitement aux besoins humains de l'entreprise...". Qu'est-ce qu'il cause bien l'apprenti manager avec son beau costume et sa jolie cravate!... Un vrai pro. Grâce à lui, je sais enfin ce que signifie GRH... Dire qu'il a vingt ans, je n'arrive pas à le croire... il ressemble à mon directeur de banque qui en a quarante et qui en paraît dix de plus... "Voilà, M'sieur, j'ai terminé". Il a l'air content de lui, c'est que ça ne doit pas être trop mal... allez, 15... Suivant... "Astier Jean-Jacques!", "Beauvallet Antoine", "Berthaud Jérémie"... En fait, ils racontent tous la même chose, je suis en train de m'en rendre compte... "pilotage de la performance" par ci, "optimisation de l'efficience" par là... Et bla bla et bla bla... De sacrés perroquets, oui!...

"Candelier Gaelle!" Ah! des comme ça, ça vous rajeunit. La bonne Française dans toute sa splendeur. À l'époque elles s'appelaient Martine, Christine, Sylvie... maintenant c'est Karine, Sandrine, Gaelle... mais à part ça rien de changé. Toujours ce teint blanchâtre, ces cheveux filasses, ce nez interminable... et l'inévitable petite croix, là, sous le chemisier... Un vrai poème... Mais qu'est-ce qu'elle est moche cette Gaelle machin chose… Je suis sûr qu'elle est encore vierge. "Les qualités intrinsèques de chaque individu doivent être prises en compte au-delà de la simple notion de poste..." C'est ça ma pauvre fille! Récite ton catéchisme... Il ne lui manque que son chapelet à égrener... Mais où est-ce qu'elle trouve encore la force de se battre, c'est pas croyable... Sa vie est toute écrite pourtant: des boulots à la con, deux ou trois histoires avec des types qui vont se payer sa tête et puis plus rien, la solitude, la déprime... C'est atroce. "Je peux avoir ma note, M'sieur?" "Non". Allez, deux points en moins, ça lui rappellera les souffrances du Christ.

"de Saint-Priest Matthieu!", "de La Salle Norbert!", "de Welsch de Serrand Ludovic!"... C'est la série des nobliaux maintenant... Y'en a toute une charrette, ma parole... Ils en sont là, eux-aussi, deux siècles après, à quémander leur place au grand râtelier du libéralisme. C'est déprimant. "Facteur humain", "création de valeur", "hiérarchie des salaires"... et ça ressasse, ça ressasse… le jargon, la gestuelle, tout y est... Regardez-moi celui là, le Welsch de mes deux! propre sur lui, les oreilles bien dégagées... dégagées mais sales mon coco! un vrai nid à microbes! Y'a pas l'eau courante au château?... Allez, 9, pas de pitié pour les renégats.

Ah la la! quel ennui, et je n'en suis qu'à la lettre F... "Fernandez Mario!", "Foudiam Atimaja!", "Lachetrit Rachida!", "Lan sui Litchou!", "Lumumba Omar!"... Ça ne m'avait pas frappé de prime abord mais y'en a pour tous les goûts ici. C'est l'école façon Benetton... Touche pas à mon melting pote !... Tous les mêmes mots, les mêmes tics... C'est bien la peine d'avoir une identité, comme ils disent... Eh, mais où il se croit celui-là? Ca fait au moins 3 mn 30 qu'il déblatère le "Lumumba Omar"... Et vas-y que je me trémousse sur ma chaise et que je te fasse des phrases sans ni queue ni tête... "Stop!". "Mais je n'ai pas terminé, Missieur". C'est ça, proteste en plus. Allez 8, non mais !… "Maurrisson Julien!", "Montesino Séverine!", "Maaloub Karim!". "Maaloub Karim!!"... T'as raison, mon garçon, te presse pas... Par les temps qui courent, c'est le moment de te faire remarquer... Eh! mais pourquoi il vient avec sa trousse ?... et pourquoi il joue avec son cutter maintenant ?… Du calme, du calme, Franck... t’es pas là pour jouer les héros, dans une heure t’es dehors avec ton chèque en poche... "14, vous avez 14!"... Ça va, il a l’air satisfait...

"Morzadech Loïc!", "Nanteau Sébastien!", "N'guyen Hong Sabrina!", "Outtara Amadou!"... Encore trois quarts d'heure... J'en peux plus de cette logorrhée inepte. On se croirait sur BFM... Mais est-ce qu'ils pensent seulement un mot de ce qu'ils racontent?... "Sebaoun Rachel!", "Soussan Elliot!", ah, il ne manquait plus que ceux-là au tableau... "Elliot", où est-ce qu'il se croit, lui, dans une série américaine?... Et que je prenne mes aises, et que je te fasse des grands sourires... J'en reviens pas, son exposé il ne le présente pas, il le vend !... Et le pire c'est que moi j'achète... Je devrais le casser ce pipoteur, mais c'est plus fort que moi, j'ai toujours eu un faible pour les petits malins... Allez, 15, et du balai !…

"Tassard Patrick!", "Truche Germain!"... Pauvre "Truche Germain", on ne voit que son bouton sur son nez... c'est horrible. Le malheureux a dû s'acharner devant sa glace... Bon, il faut que j'arrête de le fixer, le voilà qui se met à bafouiller... J'ai appris qu’il y en a un qui s'est jeté par la fenêtre le mois dernier. C’est qu’ils sont fragiles à cet âge, on l'oublie souvent... Allez 12, plus un point pour le pustule.

"Vuibert Marcelin!", "Varachian Aram!", "Vanzetti Estelle!"... "Vanzett...". Alors là, c'est pas possible, je rêve tout éveillé. Je l'avais remarquée tout à l'heure mais là, de près... Je crois bien que j'ai jamais vu un petit lot pareil... Ses yeux, sa bouche, waaaouhhh!... J'ai le cœur qui cogne, je suis sûr qu'elle l'entend... "esprit participatif", mobilité interne", "Flexibilité"... Dans sa bouche, c'est beau comme du Verlaine... Et ce sourire, ce sourire... Dire qu'elle est à quarante centimètres à peine... Si je voulais, je pourrais lui toucher les seins... "Voilà, M'sieur, c'est fini!"... "Quoi! déjà!... enfin... très bien, mademoiselle, votre note?... euh, disons 17"... Et puis ce cul, ce cul...

         Allez, plus qu'un et je plie boutique... "Wosniakowski Christophe!"... C'est bien ce que je pensais, ce grand escogriffe fricote avec la petite poupée. Tout à l'heure, déjà, ils avaient l'air de bien s'entendre. Il a un nom à coucher dehors mais pas tout seul apparemment... Rapplique un peu mon bonhomme, je vais te ressourcer humainement, moi... "Car il ne faut pas perdre de vue que le but d'une entreprise est de gagner de l'argent...". Je l'interromps : "Vous en êtes sûr? Et pourquoi son but ne serait-il pas de rendre la société un peu plus juste, un peu plus humaine… La fraternité, la solidarité, le respect de l’autre, vous en avez entendu parler?". "Euh, eh bien c'est-à-dire que dans le cours, on n'a pas...". "Ta-ta-ta !... C'est terminé, retournez à votre place". Il est au bord des larmes. Sa copine au fond de la classe me fait les gros yeux. Putain, ce qu'elle est mignonne 

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